Arnaud Ardoin : "J'ai tenté de percer le mystère Chirac"
Le journaliste Arnaud Ardoin publie la semaine prochaine un livre intitulé Président, la nuit vient de tomber. Au fil d’une quinzaine d’entretiens, l'ouvrage dissipe donc un peu du « mystère Chirac » et permet de découvrir les passions de l'ancien président de la République. Il revient également sur ses années passées à Sciences Po et sa rencontre avec Bernadette Chirac. Arnaud Ardoin a accepté de répondre aux questions d'Émile et de dévoiler, en exclusivité, quelques passages de ce livre émouvant.
Pourquoi avoir écrit ce livre ? Comment l’idée vous est-elle venue ?
J’ai découvert dans un livre, il y a maintenant près de cinq ans, que Jacques Chirac avait soigné un ami à lui, l’ancien secrétaire d’État Pierre Bédier. Il est venu dans sa chambre d’hôpital, a posé les mains sur son corps et lui a tenu des propos ésotériques. J’étais étonné, cela m’a paru incroyable qu’un président de la République – décrit plutôt comme un homme à femmes et un bon vivant – cache un certain mysticisme. Cette découverte a été mon point de départ, je me suis demandé qui se cachait derrière Jacques Chirac.
Et comment avez-vous fait pour découvrir qui se cachait derrière le président Chirac ?
J’ai commencé à creuser cette piste et je me suis rendu compte que de vouloir percer ce mystère était un chemin très escarpé, parce que Jacques Chirac s’est en fait beaucoup dissimulé. Il a fait en sorte de ne pas dévoiler cette partie de sa vie. Je ne pense pas avoir totalement percé le mystère mais j’ai tenté d’entrouvrir la porte de sa cathédrale mystérieuse. J’ai rencontré de nombreux proches, à commencer par Daniel Le Conte, compagnon de route politique et ami de Jacques Chirac. Mais aussi d’autres personnalités comme Jacques Toubon, Jean-Louis Debré, François Baroin… Ils m’ont dessiné le portrait d'un homme que je ne connaissais pas.
Avez-vous eu l’occasion de rencontrer des membres de la famille Chirac ?
Bien avant de me lancer dans ce projet, j’avais eu l’occasion de rencontrer Jacques Chirac à plusieurs reprises dans le cadre de mes activités de journaliste politique. Cet homme m’avait marqué car il est très magnétique, charismatique. Quand vous êtes près de lui, vous vous en souvenez.
Puis, pour le livre, je n’ai pas pu m’entretenir avec Bernadette Chirac qui était fatiguée. J’ai en revanche rencontré Claude Chirac mais elle n’a pas souhaité dévoiler les secrets de son père.
Dans ce livre, vous parlez de la jeunesse de Jacques Chirac et donc forcément de ses années Sciences Po. Qu’est-ce qui vous a marqué ?
À Sciences Po, on découvre un Jacques Chirac assez maladroit avec les femmes, contrairement à la légende. Les étudiantes qui ont partagé les bancs de Sciences Po avec lui racontent un homme qui n’avait pas tout à fait les us et coutumes pour aborder les femmes de la haute société. Il était parfois maladroit, il en faisait parfois un peu trop. Il faut savoir que juste avant d’entrer à Sciences Po, Jacques Chirac s’était fait engager comme marin. Il venait donc d’effectuer plusieurs traversées sur un bateau qui transportait du charbon, en compagnie d’hommes fumant la pipe et buvant du rhum. Donc, l’arrivée à Sciences Po, à ce moment-là de sa vie, est quand même un choc des cultures.
Sciences Po, c’est aussi la période où il rencontre Bernadette. Au début, elle n’est pas au premier plan, il est entouré d’autres jeunes femmes, et Bernadette va faire en sorte de pénétrer son cercle d’amies, pour réussir à le conquérir celui-ci. Mais ce n’était pas évident. Bernadette est tombée amoureuse beaucoup plus rapidement, pour Jacques Chirac, cela a pris plus de temps.
Dernier fait marquant, à cette époque, Jacques Chirac avait déjà la passion des arts premiers, mais il n’en parlait à personne, c’était un secret qu’il gardait précieusement…
À quel moment sa passion des arts premiers va-t-elle s’exprimer au grand jour ?
Sa rencontre avec Jacques Kerchache sera de ce point de vue déterminante. Ils se voient pour la première fois lors d’un séjour à l’île Maurice dans les années 1970 et ils ne vont plus jamais se quitter jusqu’au décès de Jacques Kerchache. Ils vont construire ensemble, comme deux frères, le musée du quai Branly.
Jacques Kerchache était en quelque sorte l’homme que Jacques Chirac a toujours rêvé d’être : aventurier, partant à la découverte d’œuvres d’art en Afrique, collectionneur… Alors que Chirac a toujours été un peu contraint dans sa vie ; par sa femme, par son père, par les obligations politiques… Il n’a jamais vraiment vécu sa vie, c’est un homme qui a toujours eu une liberté contrariée.
Le point de départ de votre livre était l’anecdote avec Pierre Bédier, s’est-elle confirmée au cours de vos recherches ?
Il dit en effet qu’il est guérisseur, Bernadette Chirac l’a confirmé. Lorsque son ami Pierre Bédier était hospitalisé, il a déclaré à la fille de celui-ci : « ne t’inquiète pas, je suis un guérisseur corrézien, ton père ne mourra pas ». On peut certes ne pas y croire, mais c’est en tout cas ce qui est raconté. Il avait une sorte de puissance, de magnétisme qui faisait de lui un homme charismatique. Quand on était près de lui, on ne pouvait pas être indifférent à cela, c’était quelque chose de très puissant.
Vous qui êtes un observateur aguerri de la scène politique, est-ce que l’écriture de ce livre a changé l’image que vous aviez de Jacques Chirac ?
Oui, clairement. Je connaissais Jacques Chirac dans l’enveloppe de l’homme politique, du requin, de l’ambitieux qui a conquis le pouvoir. J’ai découvert un homme à la fois rempli de contradictions et d’une humanité débordante. Dans le cadre de mon travail, je me suis mis à aimer Jacques Chirac, d’autant plus à travers mes échanges avec Daniel Le Conte, qui vouait une grande admiration à l’ancien président avec qui il a travaillé pendant plus de 30 ans. C’est un homme qui est à la fois très travailleur et consciencieux, mais aussi capable de beaucoup de provocations. Il a une densité d’esprit qui, à mon avis, est assez hors du commun.
Propos recueillis par Maïna Marjany (promo 14)
Les années Sciences Po de Jacques Chirac
Découvrez quelques extraits du livre "Président, la nuit vient de tomber" à paraître le 5 octobre aux éditions du Cherche Midi.
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Béatrice de Andia [amie et camarade de promotion de Jacques Chirac à Sciences Po], descendante directe de Talleyrand, sourit quand elle parle de Jacques Chirac, parce qu’elle a bien vu que ce garçon n’était pas comme les autres, qu’il venait d’ailleurs, en tout cas pas de son monde.
On imagine le choc lorsque Jacques Chirac s’assoit pour la première fois sur les bancs de Sciences-Po. Il n’a pas le même bagage en poche, le même parcours ni la même expérience de la vie que ceux qu’ils croisent ce jour-là. Il était un peu comme un lynx que l’on aurait enfermé avec des chats angora...
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À Sciences-Po, l’aventure se fait rare. Seule petite récréation, des visites pédagogiques où les étudiants peuvent faire un tour de France des industries et des nouvelles technologies. Un jour au Havre pour comprendre comment fonctionne une usine hydraulique, un autre dans le Rhône pour découvrir les secrets d’une usine hydro-électrique ou dans l’Est pour visiter des mines de charbon. Sur la photo que nous dévoile Béatrice de Andia, Jacques Chirac est habillé en mineur, casque en fer, veste en toile, équipé de sa lampe à huile, le sourire au coin des lèvres : «Il m’a fait descendre à mille mètres sous terre, dans une mine de charbon, j’étais la seule fille à vouloir descendre. Ce qui l’amusait beaucoup, c’était de passer la frontière entre la France et l’Allemagne, à mille mètres sous terre, dans une chaleur épouvantable. »
Bernadette et les autres étudiants sont restés en surface… Cette petite scène est en quelque sorte une parabole de l’histoire de leur couple : lui toujours ailleurs, en mouvement perpétuel, jouant avec la vie, elle, immobile comme «une tortue», attendant le retour de celui qu’elle a choisi contre vents et marées »