Le Grand Débat - Cinq regards sur la France qui doute

Le Grand Débat - Cinq regards sur la France qui doute

Émile a réuni lors d’un déjeuner-débat cinq alumni de générations et d’horizons différents. Un des plus jeunes maires de France, un énarque reconverti avec succès dans l’entrepreneuriat, une financière de haute volée, un chercheur de renom et une grande dame du journalisme, tous ont accepté de partager le couvert, le temps d’un repas riche en échanges et analyses. Au menu ? L’avenir de la France, que ces cinq regards perçoivent en clair-obscur, sans concession. Qui aime bien, châtie bien.

LES PARTICIPANTS AU DÉBAT

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Éric Freysselinard (promo 90), préfet et directeur des stages à l’ENA

Formé Rue Saint-Guillaume et agrégé d’espagnol, Éric Freysselinard connaît d’abord une carrière dans l’enseignement. Il est ensuite diplômé de l’ENA (promo Antoine de Saint-Exupéry) et occupe notamment le poste de directeur de cabinet et de conseiller de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur. Ce haut-fonctionnaire, préfet de l’Aude jusqu’en 2013, est aujourd’hui directeur des stages à l’ENA. Membre du bureau de l’Association, Éric a accepté d’animer pour Émile ce déjeuner-débat.

Pascal Perrineau (promo 74), politologue

C’est peut-être l’un des plus célèbres observateurs de la vie politique française contemporaine. Le chercheur aux lunettes rondes est en effet largement sollicité par les médias qui apprécient ses analyses précises et sa capacité à synthétiser les enjeux qui animent notre démocratie. Professeur des universités à Sciences Po, il a dirigé le Cevipof jusqu’en décembre 2013. Ses recherches portent principalement sur la sociologie électorale, l’analyse de l’extrême droite en France et en Europe ainsi que sur l’interprétation des nouveaux clivages à l’œuvre dans les sociétés européennes. Il a été élu président de Sciences Po Alumni en octobre dernier. 

Michèle Cotta (promo 59), journaliste

Docteure en sciences politiques, Michèle Cotta fait ses premières armes de journaliste politique à Combat où, pigiste, elle obtient la première un entretien avec François Mitterrand après l’attentat de l’Observatoire. Suivent de nombreuses collaborations (L'Express, Le Point, France Inter, RTL) et responsabilités, à la tête de Radio France en 1981 puis comme présidente de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (ex-CSA). Elle a aussi été directrice de l’information à TF1 puis directrice générale de France 2. Auteure de nombreux essais, cette passionnée des arcanes du pouvoir baigne depuis toute petite dans la marmite politique grâce à son père, engagé à gauche et maire de Nice après-guerre. 

Fatine Layt (promo 88), directrice générale d’ACG Group

Née à Casablanca, cette Franco-marocaine passionnée de violoncelle intègre Sciences Po tout en suivant une formation d’analyste financière. Jean-Charles Naouri l’engage au sein de la holding Euris, où, très vite, Fatine Layt pilote des opérations d’envergure. Elle créera ensuite Messier Partners LLC avec le célèbre homme d'affaires, une entité spécialisée dans les fusions-acquisitions. En 2007, elle fonde Partanea, une banque d’affaires cédée au groupe Oddo & Cie, où elle a été jusque récemment associée-gérante d’Oddo Corporate Finance. Présentée dans la presse comme la « banquière qui parle cash », elle retourne chaque mois au Maroc, à l’ombre de ses oliviers. 

Nicolas Colin (promo 02), fondateur de TheFamily

Âgé de 38 ans, cet ingénieur-énarque a déjà une longue carrière derrière lui. Originaire du Havre, ce diplômé de Télécom Bretagne, de Sciences Po et de l’ENA sort en haut de la botte et choisit l’Inspection des finances. Il est le coauteur de rapports remarqués sur le développement de l’offre légale de contenus culturels en ligne ou sur la fiscalité du numérique. Serial-entrepreneur (1x1connect, Stand Alone Media), il est aujourd’hui associé fondateur de TheFamily, qui investit sur le long terme dans des start-up et qui a noué des liens privilégiés avec Facebook.

Robin Reda (promo 14), maire de Juvisy-sur-Orge

Il n’était même pas encore diplômé de Sciences Po que ce jeune homme de 24 ans étiqueté LR a raflé la mairie de Juvisy-sur-Orge en mars 2014, devenant par la même occasion plus jeune premier édile d’une commune de plus de 10 000 habitants. Pour imposer son autorité et s’assurer une pleine crédibilité dans la gestion de ses dossiers, il se revendique bourreau de travail… un travail qui le lui rend bien : pour Robin Reda, être maire, c’est faire « un job de rêve ».

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LE GRAND DÉBAT

 

Éric Freysselinard : On le sait, la situation du pays n’est pas forcément des plus réjouissantes. Chômage, immigration, état de la planète, déclassement de la France... Les difficultés sont nombreuses, et la dépression généralisée semble parfois gagner les esprits ! Partagez-vous ce constat, est-ce une réalité ou un sentiment ?

Pascal Perrineau. Peut-être faut-il partir des déclins objectifs avant d’en venir aux déclins subjectifs. Quand on regarde les indicateurs économiques et sociaux comparatifs – chômage, croissance, pouvoir d’achat –, on ne peut pas dire que la France soit en très bonne santé par rapport à ses voisins, elle est plutôt en dessous de la moyenne. Mais où nous nous distinguons encore plus, c’est quand on regarde le sentiment du déclin. Là, nous sommes vraiment à part. Que les enquêtes soient européennes ou mondiales, nous avons le plus fort sentiment de déclin. Ce pessimisme franco-français vient de loin et correspond à des caractéristiques de notre histoire et de notre société. Longtemps première ou une des premières puissances du monde, la France n’est plus qu’une puissance moyenne. Ce passage de statut de grande puissance, porteuse de valeurs universelles – ce qui est un point très important –, au statut de puissance moyenne, est semblable à un deuil. Il faut se séparer de l’être qu’on a aimé, de cette France qu’on a aimée… L’opinion publique est dans ce travail du deuil depuis de nombreuses années. Il est long et douloureux. Il suffit de relire La Société de défiance (éditions Rue d'Ulm) pour constater à quel point ce sentiment a des effets négatifs sur le terrain économique et social.

Fatine Layt. Oui, mais c’est l’œuf et la poule, puisque l’état de l’économie aussi a des conséquences sur le moral des Français. Les sentiments négatifs se renforcent parce ce qu’il n’y a pas de visibilité. C’est le principal sujet pour les entrepreneurs, qui créent les emplois, et pour les jeunes, qui sont l’avenir. Il n’y a pas de perspectives ! Le taux de chômage atteint aujourd’hui un niveau incompressible de 10 %, et même si la croissance repart, beaucoup se disent qu’ils ne trouveront pas de travail. Que fait-on de cette génération sans espoir ? Il ne peut y avoir de confiance tant les sujets de fond, les fondamentaux ne seront pas traités.

Qu’appelez-vous les fondamentaux ?

Fatine Layt. Le train de vie de l’État. Tant qu’on sera obligé pour financer son budget d’augmenter les prélèvements sur les individus comme les entreprises – ce qui revient au même ! –, le pays ne pourra pas se libérer économiquement, créer des emplois et, quelque part, rendre les gens heureux. Pour inverser la tendance, il faudrait des politiques qui acceptent le mandat unique pour vraiment traiter le sujet et non pas simplement se préoccuper de leur réélection. Il faudra bien accepter de réduire le nombre de nos fonctionnaires. Cela étant dit, même si je pense que les Français sont un peuple négatif, je ne suis pas sûre que le sentiment du déclin soit plus fort que le déclin lui-même…

Pascal Perrineau. Si vous permettez, sur ce point qui est essentiel pour saisir la spécificité française, j’aimerais citer François Furet. Il disait qu’en France toute une partie de la population, d’une culture révolutionnaire, « déteste l’air qu’elle respire ». Quand on déteste l’air que l’on respire, qu’on reste persuadé qu’il y aura à terme une rupture vers un monde meilleur mais qu’elle ne vient pas, alors on sombre dans un pessimisme noir. C’est d’autant plus vrai à l’heure du monde global et ouvert.

Robin Reda. Je crois que François Furet n’a jamais mis de date butoir à la révolution... Je pense que la question centrale pour les familles, depuis l’après-guerre, c’est comment faire pour que nos enfants vivent mieux que leurs parents ? On arrive aujourd’hui à la fin de la transition entre la troisième et la quatrième génération et, objectivement, nous n’arrivons plus à répondre à cette interrogation. Auront-ils de meilleurs soins, une éducation plus élevée, un travail moins fatigant, voire plus rémunérateur ? Le doute est tel que personne n’a la réponse. La trajectoire ascendante de la deuxième moitié du xxe siècle est terminée. Sur le terrain, cela est particulièrement flagrant même si, par définition, l’élu local rencontre surtout des personnes en difficulté, car ce sont elles qui poussent la porte de la permanence. Je rencontre des gens représentatifs des classes populaires mais aussi moyennes qui viennent parler emploi, logement, problèmes de la vie quotidienne et qui ont le sentiment d’un abandon généralisé des pouvoirs publics. Que répondre à un homme de 48 ans qui ne trouve pas de travail, a été à Pôle emploi des dizaines de fois ou s’est rendu dans une structure locale financée par l’Union européenne, à chaque fois sans résultat ? Cela nourrit sa défiance vis-à-vis de l’Europe, de l’État et de la collectivité. Car je n’ai pas de poste à lui offrir, si ce n’est gonfler les effectifs de ma mairie sur des emplois que je n’ai pas besoin de créer.

L’élu local n’est plus épargné, lui non plus, par cette défiance vis-à-vis du politique ?

Robin Reda. Ce n’est pas tant les responsables politiques que le système tel qu’il est conçu. Au contraire, une personne qui souffre est heureuse de recevoir une écoute de son élu et on ne se quitte jamais en mauvais terme. Au moins, elle a le sentiment d’avoir eu un point de contact avec la République. À nous de faire remonter ce sentiment-là.

Michèle Cotta. Ce qui me frappe beaucoup, c’est cette contradiction totale des Français, qui attendent tout de l’État et disent, dans le même temps, il y a trop d’État ! Il y a encore une fascination pour la centralisation du pouvoir… preuve en est le succès des émissions consacrées à Louis XIV et Versailles. Beaucoup de Français associent d’ailleurs notre apogée, et donc notre déclin, à cette période. Enfin, il ne faut pas oublier les inégalités qui se creusent et qui comptent beaucoup dans le désenchantement. Quand on lit tous les matins qu’un tel quitte son poste avec 15 millions d’euros, alors que les classes moyennes débutent à 3 000-3 500 euros… C’est le signe pour eux que quelque chose ne va pas.

Nicolas Colin. Je pense effectivement que le sentiment de déclin s’aggrave quand un écart se creuse. Si on reprend l’expression des « Trente Piteuses », qui nous ramène au début des années soixante-dix, à une période où les économies développées formaient une communauté de destin, elles étaient toutes en crise et confrontées au choc pétrolier, à la montée du chômage et à l’explosion des déficits publics. Les Américains ont pris leur autonomie par rapport à cette situation, dès les années 1990. Ils ont commencé à engranger les dividendes des investissements qu’ils avaient faits dans la nouvelle économie. Aujourd’hui, ils en récupèrent les fruits de manière spectaculaire. L’économie numérique, qui demain sera toute l’économie, concentre la richesse en quelques points du globe, là où sont les centres de décisions d’entreprises qui opèrent sur des marchés mondiaux. En Europe, on commence aujourd’hui à comprendre qu’on a raté le train. Certes, il y a beaucoup d’inégalités aux États-Unis, mais au moins ils ont sécurisé beaucoup de richesses grâce à leurs géants du numérique, et demain ils pourront mettre en place des institutions telles que la nouvelle assurance maladie d’Obama pour commencer la redistribution à toute la population. Quant à nous, nous avons l’impression que toute la valeur s’échappe de notre territoire et les Français le ressentent de multiples manières. Ils en veulent à leurs élites d’avoir raté le coche.

Fatine Layt. Dans un environnement difficile, on se demande en effet, à raison, pourquoi certains s’en sortent et d’autres non. Cela veut dire effectivement que les mauvais choix ont été faits, qu’il y a, comme vous le disiez, une faillite des élites. L’économie est devenue de plus en plus complexe. Il faudrait à la tête de l’État beaucoup plus de personnes qui ont, dans leur vie, dirigé des entreprises. Bien sûr, le but n’est pas que tous les dirigeants de nos pays soient des anciens de Goldman Sachs et que toutes les banques centrales soient dirigées par des anciens banquiers d’affaires. Mais nous sommes dans un monde de plus en plus technique, on ne peut plus accepter que la personne qui décide de l’avenir des entreprises en France n’ait jamais mis le pied dans l’une d’elle. Ce n’est plus possible ! Comment fabrique-t-on de la confiance ? Avec de l’expertise et de la compétence.

Michèle Cotta. Sauf que les experts sont au moins aussi mis en cause que les hommes politiques.

Robin Reda. La Boétie parlait de servitude volontaire pour qualifier une obéissance acquise à une autorité. Aujourd’hui, l’individu se rebelle : « Je ne crois plus mon médecin car j’ai vu sur doctissimo que j’allais mourir » ; ni le professeur, car Wikipédia dit le contraire…

Fatine Layt. Certes, mais je n’ai pas dit expert, mais expertise, car il n’y a pour moi rien de pire que les experts ! Ils sont les théoriciens du savoir. De ce point de vue, je suis très contente de ne pas être énarque. Il faut valoriser l’expérience, c’est l’essentiel.

Face à ce sentiment de déclin et face à la défiance des autorités, les valeurs ne seraient-elles pas finalement le premier socle sur lequel reconstruire ?

Nicolas Colin. Les pays qui vont bien génèrent une extrême tolérance à la différence, à la variété : ce n’est pas un problème si la vie est belle pour tout le monde. C’est quand la situation se durcit qu’on se met à se regarder les uns les autres et à réfléchir à un socle commun. Le retour des symboles est plus la manifestation d’un symptôme que de vraies solutions.

Pascal Perrineau. Il ne faut pas être totalement négatif. J’ai créé il y a sept ans un baromètre qui mesure la confiance, dans tous ses états et à tous les niveaux de la société française. La grande conclusion, c’est qu’il y a de la confiance en bas de la société. Les Français ont assez fortement confiance en eux, en leurs proches (famille, voisins), dans le milieu associatif, dont il suffit de constater la vigueur. Mais ce capital phénoménal n’est pas exploité parce qu’il ne s’articule pas avec le monde des élites. On retombe sur un très vieux problème français, repéré déjà par Tocqueville : nous n’avons pas de vrais corps intermédiaires. Regardez le taux de syndicalisme, c’est seulement 7 % de la population active. Quant aux partis politiques, ce sont des nains. Ils ne représentent rien.

Robin Reda. Des machines à investiture.

Pascal Perrineau. Et complètement introverties. Les médias font l’objet d’une défiance gigantesque ! Face à ce phénomène, quelles sont les élites politiques, économiques et intellectuelles capables de décrire un avenir dans lequel le lien va se refaire entre la confiance d’en bas et le monde d’en haut ? Si nous avions au moins des corps intermédiaires qui jouaient leur rôle, alors on pourrait plus facilement se passer de l’État.

Mais les Français le veulent-ils vraiment ?

Pascal Perrineau. Ça bouge ! L’avis selon lequel l’État n’est pas le meilleur vecteur pour s’adapter au monde ouvert et global progresse, au profit des entreprises. Les Français sentent que leurs élites sont des élites étatiques. Quelle que soit la qualité de leur formation, elles ne sont pas perçues comme à l’échelle des défis.

Fatine Layt. Mais y a-t-il vraiment plus de corps intermédiaires partout ailleurs ?

Pascal Perrineau. Oui, en tout cas en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux États-Unis aussi. J’enseigne tous les étés dans une petite ville américaine, la vie communautaire y est incroyable ! Quand on a envie de planter des fleurs en bas de chez soi, on ne demande pas à la mairie de le faire, on va les planter soi-même.

Nicolas Colin. Toujours outre-Atlantique, une école ou une église vont se forger des communautés de parents d’élèves ou de pratiquants très fortes. Chez nous, en revanche, ces institutions ne jouent pas autant ce rôle.

Michèle Cotta. À vrai dire, tous les lieux de confiance sont sujets à caution. Si l’individu se fait confiance, bizarrement il ne le fait pas au-delà de son groupe d’appartenance. Même l’école, en effet, ne joue plus son rôle. Le collège unique a été une catastrophe, les lycées surnagent à peine. Aucun des repères qui étaient ceux de ma génération ne fonctionne maintenant et, en plus, il n’y a plus de travail, sauf pour les personnes qualifiées. Et les autres, veulent-elles vraiment réapprendre un métier ? Peut-être qu’à 45 ans on ne peut pas devenir informaticien comme le ferait un gamin de 16 ans…

Nicolas Colin. Il y a aussi des verrous juridiques très forts qui empêchent la création d’emplois non qualifiés. Par exemple, le conflit entre les taxis et les VTC, qui passionne tout le monde dans le milieu des entrepreneurs, en est la preuve.

Michèle Cotta. On n’a pas encore parlé d’immigration. Quitte à être politiquement incorrecte, je dirais que l’immigration a été vécue comme un bouleversement de l’univers français. Elle a été ressentie non pas comme une chance mais une malchance. Je crois que c’est lié en partie à la guerre d’Algérie, où l’on se sent coupable, ce qui entretient une relation difficile et conflictuelle à l’immigration.

Fatine Layt. C’est très juste de le dire ainsi. Surtout quand on regarde ce qui se passe ailleurs. En Grèce, par exemple, les émigrés sont partis aux États-Unis et en Australie avant et après-guerre. Cela a donné une diaspora riche et un mélange des cultures réussi. Mais en France, l’immigration a, effectivement, une connotation négative, et j’en parle d’autant plus que je suis franco-marocaine et qu’on m’a appelé des années Fatima et non Fatine ! On le voit, c’est très difficilement réversible… Sauf chez les plus jeunes que je pense plus ouverts et prêts à mieux accepter les différences. Non ? C’est vous le sondeur...

Pascal Perrineau. Hélas, c’est vrai dans les milieux favorisés, mais je regardais encore hier les résultats des enquêtes de perception de l’immigration. Deux tiers des Français pensent qu’« il y a trop d’immigrés en France ». Quand on va dans le détail des classes d’âge, les jeunes sont encore plus nombreux à le penser.

Fatine Layt. Alors, c’est encore plus grave que je ne le pensais.

Robin Reda. Cela ne me surprend pas.

Pascal Perrineau. Les fractures sociales et culturelles qui traversent la jeunesse sont majeures. Ceux qui ont la perception la plus négative sont en contrats aidés, parfois des jeunes eux-mêmes issus de l’immigration ; « après moi je ferme la porte ». Cette jeunesse dont on ne parle jamais, n’a aucune représentation, ni dans les films, ni à la TV. Plus ça va, plus elle se crispe.

Robin Reda. C’est justement le public avec lequel j’ai le plus de mal à communiquer. Je suis en décalage par rapport aux autres jeunes que je rencontre dans les villes de banlieue. Ils se disent va-t-il nous comprendre ?, car nous avons des parcours complètement différents. La jeunesse est extrêmement éparse par ses modes de vie, de pensées, ses valeurs. Cela pose la question de la réunification par l’école. L’autorité, le respect, sont des choses apprises une demi-heure par mois en éducation civique, elles ne traversent plus les enseignements.

Pourtant, les lycées sont souvent perçus comme les derniers remparts de la citoyenneté…

Robin Reda. C’est de plus en plus compliqué ! Sur mon territoire, il y a un lycée privé pour lequel des familles, dans des situations pourtant précaires, se saignent pour que leurs enfants y aillent. C’est justement la barrière pour ne pas se rendre à l’établissement public d’en face, où on trouve les profs débutants et sous-payés… Sans réactiver une guerre privé contre public, il faudrait s’inspirer de ce qui marche dans le privé, qui sont des choses simples : les enfants qui se lèvent à l’entrée du professeur, des enseignements choisis, des réflexions sur l’actualité et pas des programmes bouclés par des profs inexpérimentés, catapultés là contre leur gré.

Pascal Perrineau. Sans oublier la réhabilitation réelle de l’enseignement professionnel. L’apprentissage est toujours considéré comme la voie de garage ! Mon épouse a réalisé un documentaire sur le sujet. Les apprentis rencontrent un mépris absolu, « toi, tu n’es bon qu’à rentrer en CFA », y entend-on. Sur cent apprentis rencontrés, la pénétration des idées de Marine Le Pen est très importante. Deux figures, la sienne et un peu celle de Nicolas Sarkozy, arrivent à les intéresser, le reste des politiques n’existe pas. Car ce n’est plus de l’indifférence mais une haine qu’ils ont de la politique…

Nicolas Colin. La violence, c’est le mot clé. Je me souviens d’Emmanuel Todd qui pointait en 2007 que Sarkozy plaisait à l’opinion car l’énergie de ses discours faisait écho à la violence qu’éprouvait la société française. Au-delà du fond, l’expression corporelle, les termes employés, la radicalité du propos entraient en résonance avec le quotidien.

Michèle Cotta. C’est difficile pour un pays de s’aimer quand les instruments de sa puissance deviennent ceux de sa faiblesse… Prenez le code du travail, c’était un formidable acquis, aujourd’hui on s’aperçoit qu’il repousse et enfonce. Ce qui nous servait d’alibi hier pour nous déclarer puissants se retourne contre nous.

Robin Reda. Il y a effectivement une sorte de nostalgie à l’échelle du pays. Je vais vous donner un exemple micro-local mais significatif. Lors d’une journée des associations, le stand le plus fréquenté faisait revivre le Concorde, ça attirait parents et enfants. Cette nostalgie des fleurons qui ont fait la France ne trouve pas aujourd’hui son pendant à travers des gens qui pensent la France de demain. Où sont les « crapauds fous » qui sortent du rang ?

Est-ce vraiment et d’abord une question de personnes ?

Pascal Perrineau. Comme toujours, les politiques ont en charge l’avenir collectif de nos sociétés et ont pour mission de mettre en mots le roman national. Certains essaient, Obama a cherché à le faire.

Robin Reda. Là justement où les électeurs en ont voulu à Sarkozy, c’est qu’en 2007 il a parlé de la France et en 2012, il a parlé de lui. Le storytelling de son retour prend, hélas, le même chemin...

Nicolas Colin. Puissance dix.

Michèle Cotta. Je ne suis pas sûre que ça tienne seulement aux personnes. Il y a un monde qui se transforme, et nous, nous courons derrière. Sait-on seulement où nous mènera demain l’économie numérique ?

Faut-il le principe de précaution pour l’innovation ?

Nicolas Colin. Encore faut-il être capable d’innover. Or, quand une société s’arrête d’innover, quand la taille du gâteau se stabilise, comme actuellement en France, la seule manière pour ceux qui sont forts de continuer à s’enrichir se fait forcément au détriment des plus faibles. De là vient aussi le sentiment de déclassement. C’est ce que montrent en tout cas les travaux de l’économiste Edmund Phelps, qui pointe la corrélation entre creusement des inégalités et faiblesse de l’innovation.

Robin Reda. Il y a aussi de plus en plus de partisans de la décroissance également. Est-ce une démission face à ce monde nouveau ? Autant à gauche qu’à droite d’ailleurs. Un nouveau clivage apparaît entre les partisans de ce monde qui vient et ceux qui militent pour le retour à la cellule locale.

Nicolas Colin. Oui, mais les écologistes pensent toujours que la croissance se fait au détriment de l’environnement, ce qui n’est pas du tout le cas.

Robin Reda. Pas que les écologistes. Il y aussi un conservatisme de droite qui est pour la décroissance et la paysannerie à la française.

Les politiques seraient donc dépassés ? Ils étaient pourtant là pour imaginer, ou au moins préparer, la société de demain…

Nicolas Colin. Il y avait des dirigeants en avance sur leur temps, je pense à Jimmy Carter, avec un programme centriste, pragmatique, inspiré du secteur privé, mais il était seul en rase campagne.

Michèle Cotta. Comme Jean-Jacques Servan Schreiber en France à la même époque.

Nicolas Colin. Exactement, des leaders qui avaient une vision cohérente avec le monde, mais la technostructure leur résistait. Il faut donc de la persistance. Si on est élu trop tôt, on n’y arrive pas du premier coup, trop de corporations défendent le statu quo… L’homme seul joue le rôle d’ouvreur de portes, donne le mouvement, mais il faut aussi le soutien des couches d’en bas.

Des leaders qui ont une vision, une technostructure qui s’adapte et un peuple qui s’anime, serait-ce là le début d’une bonne recette ?

Fatine Layt. Un autre ingrédient qui s’impose pour sortir du marasme est, je pense, un nouveau partage de la valeur entre le capital et le travail, en faveur de ce dernier.

Michèle Cotta. On assiste plutôt à la situation inverse, avec des fortunes aux mains de quelques pour cent…

Fatine Layt. Parce que l’argent est devenu l’étalon. Avant, le savoir et la connaissance l’étaient. Les gens qui ont déjà beaucoup, voire, disons-le, trop, doivent participer à une redistribution plus importante. C’est l’état d’esprit dans lequel il faut être, en baissant l’écart-type des rémunérations, avec pour guide le secteur public. Vous allez me dire « et si la boîte anglo-saxonne recrute avec un salaire deux fois plus attractif ? » Eh bien, oui vous avez raison, il faut créer un mouvement citoyen.

C’est un programme socialiste, non ?

Fatine Layt. Qui vous a dit que je ne l’étais pas ? (Sourire.) En tout cas, un meilleur partage est indispensable.

Pascal Perrineau. Et ce n’est pas forcément les meilleurs qui demandent à être payés le plus, il faut revenir sur cette idée.

Pour conclure, quels éléments vous donnent espoir en l’avenir ?

Fatine Layt. Un concept encore très limité mais porteur et très symbolique : le crowdfunding, qui a, je pense, énormément de potentiel. Les Français restent quand même un peuple romantique et sentimental. Il faudrait un déferlement de financements participatifs, qui se conjuguerait très bien avec mon « socialisme moderne », avec une façon différente de valoriser l’argent, pour le remettre à son juste niveau. C’est un modèle qui pourrait, de façon utopique, réellement contrer les banques.

Michèle Cotta. Ce qui me donne de l’espoir, c’est de voir la réussite de jeunes issus de l’immigration. On le voit d’ailleurs bien à Sciences Po, ou dans des entreprises qui se créent en Seine-Saint-Denis. Espérons que cela dure et se prolonge.

Nicolas Colin. Dans la jeunesse, je sens qu’il y a de la résignation car ils se disent qu’ils ne peuvent pas compter sur leurs aînés. Paradoxalement, cela lui donne de l’énergie. Elle bouillonne et ne demande qu’à transformer l’essai.

Robin Reda. Il y a quand même une génération politique au niveau local qui émerge. Je rencontre beaucoup d’élus de moins de 40 ans avec qui nous partageons la même vision et cette envie d’être des « faiseux », comme le dit si bien Alexandre Jardin. Le terrain contre la technostructure.

Pascal Perrineau. On a parlé longuement de la crise. Mais qu’est-ce que la crise ? C'est quand le vieux meurt et que le neuf hésite à naître, disait Gramsci. Notre vieux monde n’a peut-être pas dit son dernier mot… Jamais le peuple de gauche n’a autant bougé qu’aujourd’hui, par exemple en croyant davantage à l’entreprise. C’est radicalement nouveau dans notre histoire. Le neuf s’incarne peut-être dans cette nouvelle génération que vous décrivez. Il ne faut donc pas désespérer ni du neuf, bien sûr, ni du vieux non plus !

Animé par Eric Freysselinard (promo 90), Directeur des stages à l'ENA
Avec la participation de Jason Wiels (M 12) et Anne-Sophie Beauvais (D 01)

Crédit photos : Manuel Braun

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