Analyse – Islamisation de la radicalité ou radicalisation de l’islam ?
En janvier 2015, les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher ont marqué le début d’une terrible série d’attaques en France. Deux ans après, Émile a mis en place un projet collectif avec trois étudiants de Sciences Po, afin qu’ils abordent, à leur manière, l’épineuse question du terrorisme. Ils ont choisi d’interroger des spécialistes des phénomènes de radicalisation et de l’histoire du terrorisme. Le politologue Olivier Roy, auteur notamment de l’ouvrage Le Djihad et la mort, leur a livré son analyse.
Olivier Roy est un politologue français, spécialiste du monde musulman. Agrégé de philosophie et diplômé de l’INALCO en persan, il est directeur de recherche au CNRS et directeur d’études associé à l’EHESS. Après avoir enseigné un temps à Sciences Po Paris, il est maintenant professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, en Italie. Il étudie notamment la radicalisation islamique, et sa thèse en la matière est retranscrite dans son dernier ouvrage Le Djihad et la mort (Le Seuil, 2016). Olivier Roy s’intéresse également aux phénomènes de revitalisme religieux dans La Sainte ignorance (Le Seuil, 2008).
Comment définiriez-vous la radicalisation ?
Olivier Roy : Au niveau de la loi, un individu n’est considéré radicalisé que dans la mesure où il est potentiellement un futur terroriste. La loi ne sanctionne pas les idées mais la probabilité d’un passage à l’acte et l'encouragement à passer à l'acte. Les choses évoluent progressivement mais il est difficile de déterminer où commence la radicalisation. Par exemple, il ne me semble pas que le burkini soit une forme de radicalité. Pour moi, la radicalité est avant tout un acte de rupture absolue qui se manifeste par la violence voire le suicide, et le burkini n'a pas cette dimension. On considère souvent la « radicalisation religieuse » comme une prémisse de radicalisation politique violente. C'est une confusion courante. Dans le sondage qui a été fait par l’institut Montaigne en septembre dernier, on découvre que 28 % des musulmans interrogés disent que la loi de Dieu est au-dessus de celle des hommes. On considère que ces gens-là sont des radicaux mais, est-ce véritablement une forme de radicalité ? Le pape ne pense-t-il pas que la loi de Dieu est supérieure à celle des hommes ? Les moines bénédictins ont décidé de consacrer la totalité de leur vie à leur foi, et ils ont choisi un lieu qui est désocialisé et où l’interférence avec la société est très limitée. Peut-on pour autant considérer que ce sont des radicaux ?
Selon vous, qu’est-ce qui peut pousser aujourd’hui un jeune à se radicaliser ?
La radicalisation ne peut pas s'expliquer uniquement par une forme d'anti-impérialisme ou de rejet de l'Occident. Ce n'est pas non plus une revanche face aux luttes de la période coloniale. Un des éléments expliquant le phénomène de radicalisation est sans doute la crise des idéologies, des engagements politiques, la fin des grandes causes à défendre. Face à cela, il y a deux réponses : le populisme et le nihilisme. Il faut prendre conscience que les terroristes sont des nihilistes plutôt que des utopistes. Ils rejettent la société dans son intégralité. Ils sont dans une posture de négation plutôt que de proposition. Ils parlent d'ailleurs peu de la charia et de la société islamique qu'ils aimeraient construire avec Daech. Ils ne croient plus en la vie. Il n'y a d'ailleurs pas de médecins ou infirmiers au sein de Daech. Ils prônent l'apocalypse, la mort, la fin des temps et le retour aux origines.
La radicalisation s'explique également par un sentiment de déracinement et par le rejet de la religion familiale. Les radicalisés rompent avec la religion de leurs parents. C’est le cas par exemple d’un catholique baptisé qui se convertit à l’islam. On constate aussi une inversion du rapport de génération. Les djihadistes estiment qu’ils n’ont rien à recevoir de leurs ancêtres. Ils considèrent qu'ils sont ceux qui sauveront l’âme de leurs parents et leur permettront d’aller au paradis. Les parents deviennent en quelques sortes les enfants. On peut parler de « born-again ». La relation générationnelle est interrompue en amont mais aussi en aval, puisque les djihadistes font souvent des enfants avant de partir au djihad ; enfants qu’ils ne verront probablement pas grandir. On constate ainsi une véritable fascination pour la mort. Celle-ci efface les péchés, elle ne prend ni en compte la piété, ni la pratique religieuse. Les djihadistes croient en effet en l'orthopraxie, c'est-à-dire le salut par la bonne action.
Un autre élément explicatif est l’esthétique de la violence. La vision de super-héros ayant le pouvoir de vie et de mort attire particulièrement les jeunes. Ce héros vengerait la Oumma, la communauté des musulmans, passive mais souffrante.
Vous rappelez souvent que le terrorisme ne vient pas d’une « radicalisation de l’islam » mais d’une « islamisation de la radicalité ». Pourriez-vous expliciter cette distinction ?
Il me semble que la radicalisation précède l'islamisation. Je parle d’une islamisation de la radicalité car les individus se radicalisent d’abord puis choisissent la construction narrative de leur radicalité. Pour les terroristes, il s'agit du paradigme islamique de Daech. Lorsqu’on regarde la biographie des terroristes, on peut voir que l’immense majorité de ceux qui ont commis une attaque n’avaient ni passé religieux ni pratique sociale de militants musulmans. Ils n’étaient absolument pas obsédés par la religion. Aucun d’entre eux n’est un membre actif d’une mosquée, aucun d'entre eux ne militait dans un groupe politique pro-palestinien par exemple. Avec cette expression, on m'a souvent fait dire que l'islam serait un vernis et un prétexte au terrorisme. Ce n'est pas ce que je dis. La religion est importante mais n'est pas la cause de la révolte.
Retrouve-t-on ce phénomène de radicalisation dans d'autres religions ?
Il faut savoir qu'il y a également des formes de judaïsation de la radicalité. On peut par exemple noter que les colons en Cisjordanie ont des profils très semblables aux djihadistes. Ce sont souvent des convertis et des « born-again ». Ces individus se recréent une judaïté normative et artificielle. Aux États-Unis, on remarque une surreprésentation des évangéliques à l’Académie de l’armée de l’air : ils n’ont pas besoin de faire du terrorisme pour lancer des bombes. Il s'agit également d'une forme de radicalité. Un militaire juif américain a même intenté un procès contre l'armée pour discrimination religieuse parce qu’il était soumis à la pression de se convertir.
Quels sont les segments de la population particulièrement sensibles à la radicalisation ?
Méthodologiquement, j’ai pris comme base de données l’ensemble des individus impliqués dans des activités terroristes en France et en Belgique depuis 1995, et j’y ai ajouté une trentaine de djihadistes qui ont joué un rôle important. Sociologiquement, on retrouve deux types de profil dominants : les secondes générations d’immigrés (60 %) et les convertis (25 %), le reste étant composé soit de jeunes venus du Maghreb, soit de troisième génération (15 %). Les secondes générations d'immigrés musulmans sont des individus plutôt bien intégrés au début. Ils ont par la suite connu une période de petite délinquance, puis se radicalisent souvent en prison ou bien par amitié. Au niveau des convertis, on retrouve des individus de classe moyenne, périurbaine et catholique. Ils viennent souvent de la province et de petites villes avec une surreprésentation des Normands et des Bretons. Le département qui envoie le plus de djihadistes n'est d'ailleurs pas le 93 mais les Alpes-Maritimes, autour de Nice. Il faut donc sortir de l'idée selon laquelle les terroristes seraient tous issus des banlieues sensibles. Il faut aussi arrêter de croire que les terroristes sont des salafistes avant de devenir djihadistes. Cela est faux car il n'y a pas de continuité de la pratique religieuse.
Concernant les jeunes venus directement d’Afrique du nord, ils ont mené le plus souvent une vie profane : discothèque, alcool, stupéfiants et petite délinquance avant leur radicalisation et ne se tournent que très tardivement vers la religion, tout comme les secondes générations. Une catégorie de radicalisés, plus récente, concerne des individus très jeunes de 14-15 ans, notamment des filles. L’arrivée de cette nouvelle catégorie de population s’est faite via internet, et non pas par le biais de leur vie sociale comme les secondes générations ou les convertis. On observe également l'importance des fratries. Les exemples de Charlie Hebdo et du Bataclan sont assez révélateurs.
Les attentats du 13 novembre ont particulièrement touché la jeunesse. Peut-on parler d’un conflit intra-générationnel ?
Non, je ne pense pas. Il faut regarder toutes les tentatives d’attentats, et pas seulement les attentats qui ont réussi. Si le 13 novembre 2015, les assaillants étaient entrés dans le Stade de France, ils auraient touché un autre public que celui du Bataclan. Les victimes de Nice n’étaient d'ailleurs pas les mêmes que celles du Bataclan. Les djihadistes attaquent en fait ce qu’ils connaissent. À Nice, le tueur a attaqué au bas de son immeuble, en Normandie, c’était le village qu’il connaissait, à Magnanville, il s’agissait des policiers qui l’avaient interrogé un an plus tôt. Ils ne s’attaquent pas seulement à une catégorie de la population, mais à tout le monde et dans des endroits qu’ils connaissent. Daech ne vise pas un symbole particulier, tel que la jeunesse, la patrie, le christianisme, ou la police par exemple, mais cherche à attaquer le plus de monde possible et sans distinction. Pour Daech, il n'y a pas d'innocent et il faut s'attaquer à toute la société française de façon indiscriminée. Tous les peuples occidentaux sont tenus responsables de l'action de leurs gouvernements et les musulmans non-révoltés sont des traîtres. Al-Qaida avait adopté une stratégie différente en misant sur l'antisémitisme et des cibles qu’ils croyaient impopulaires chez les musulmans, comme Charlie Hebdo et l’Hypercacher.
Les problématiques de terrorisme et de radicalisation sont devenues d’importants enjeux politiques en France. Selon vous, quelles seraient les mesures à prendre pour lutter contre la radicalisation ?
Je ne crois pas que la déradicalisation soit un moyen efficace. On a d'ailleurs aucun exemple réussi de déradicalisation. Elle sert surtout à rassurer les familles qui ont des enfants radicalisés. Le discours des parents est toujours le même : « On m'a pris mon enfant, il a été manipulé, j'ai besoin d'aide pour le déradicaliser. » On présuppose ainsi qu'il y a une forme d'emprise sectaire et de pathologie. Il ne me semble pas que cette analyse soit correcte. Les terroristes sont plus des militants politiques que des malades mentaux. Ce sont des gens qui ont fait des choix politiques, qui sont peut-être complètement aberrants, mais il faut les traiter comme tels.
Alors si la déradicalisation n'est pas la solution, que faire ? Il faut d'abord prendre conscience qu'on n’empêchera jamais quelqu’un de basculer. La surveillance et le renseignement sont des moyens d'appréhender les individus en cours de radicalisation. Mais à mon avis, le principal problème concerne la place de la religion dans la société. Que fait-on aujourd’hui pour lutter contre le radicalisme ? On chasse encore plus le religieux de l’espace public, ce qui provoque un vide spirituel. C'est une erreur, parce qu’on donne le religieux aux radicaux qui, eux, sont en dehors de cet espace, à la marge, et c’est un endroit où ils sont à l'abri. Il faut, au contraire, une saturation de l’espace religieux plutôt que son dessèchement. Je pense que la loi de 1905 reste une norme qui fonctionne parfaitement. Cependant, il faut accepter la visibilité et la normalité du religieux. Notre société est tellement sécularisée, qu’elle perçoit le religieux, au mieux, comme bizarre, et au pire comme fanatique.
Propos recueillis par Lucile Duquesne, Anna Dvoryanchikova et Tanguy Garrel-Jaffrelot