Sciences Po : fabrique du pouvoir politique ?
La majorité des présidents de la Ve République sont passés par Sciences Po, cinq sur sept très exactement : Georges Pompidou, François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Aucune autre école française ne compte parmi ses anciens élèves autant de chefs d’État, et ce constat pourrait aisément s’élargir aux ministres des différents gouvernements qui les ont accompagnés.
D’où provient la spécificité de Sciences Po, souvent surnommée « l’école du pouvoir » ? Est-ce la conséquence logique de la volonté du fondateur de l’institution, Émile Boutmy, de rénover les élites françaises ? Les anciens élèves de la rue Saint-Guillaume sont encore nombreux, aujourd’hui, parmi les candidats à la présidentielles de 2017, à droite comme à gauche. Le prochain président sera-t-il lui aussi issu des bancs de l’école ? La question est légitime et parfaitement d’actualité. Des origines, en 1872, à aujourd’hui, l’histoire de la scène politique française est-elle intrinsèquement mêlée à celle de Sciences Po ? Il semblerait que oui…
Émile Boutmy et sa volonté de rénover les élites françaises
Il est impossible de comprendre la place de Sciences Po dans le monde politique sans revenir sur l’histoire de sa création, liée à la guerre franco-prussienne. La défaite française est un choc pour tout le pays. Émile Boutmy, journaliste et professeur âgé de 35 ans en 1870, l’analyse comme la conséquence de l’incurie de la classe dirigeante. L’idée germe alors de créer une école pour « refaire une tête au peuple », comme il l’écrit dans une lettre à son ami Ernest Vinet, le 25 février 1871 :
« Ne faut-il pas créer l’élite qui, de proche en proche, donnera le ton à toute une nation ? Refaire une tête au peuple, tout nous ramène à cela. (…) Entre autres choses bien nécessaires, il a manqué à la France d’avoir su essaimer tous les ans deux ou trois cents esprits hautement cultivés qui, mêlés dans la masse, y auraient maintenu le respect du savoir, l’attitude sérieuse des intelligences et l’habitude saine de faire difficilement des choses difficiles. »
Quand Émile Boutmy lance Sciences Po, il veut donc faire émerger, après le choc de la défaite, des élites politiques, économiques et intellectuelles, capables d'impulser une force nouvelle au pays. La proposition de cet homme, qui fréquente les salons de l’époque et a parmi ses connaissances de nombreux intellectuels, ne manque pas de séduire. Au total, 183 personnes investissent dans le capital de « l’École libre des sciences politiques », officiellement fondée en 1872. Les diverses sensibilités politiques de l’époque se retrouvent parmi ces nombreux actionnaires. Le suffrage universel, expérimenté avec Robespierre à la Révolution française puis avec Bonaparte, inspire encore un peu de défiance… L’idée est donc aussi de créer des élites capables d’orienter ce mode de scrutin dans cette république encore fragile au sortir de la guerre. Quant à la forme du projet, elle évolue assez rapidement. « Au départ, l’idée d’Émile Boutmy est de fonder une école où l’on étudie pendant un ou deux ans seulement, pour fournir une culture générale politique à des gens issus d’une autre formation. Boutmy veut aussi mettre en place une sorte de club de réflexion, avec l’idée qu’une fois sorti de l’école, on puisse y revenir pour assister à des conférences ou pour aller à la bibliothèque », explique Emmanuel Dreyfus, historien spécialiste de Sciences Po.
Progressivement, sous la IIIe République, le procédé du concours se généralise, pour intégrer la fonction publique, ce qui fait rapidement évoluer le projet d’Émile Boutmy, qui déclare, en 1872, devant l’assemblée des actionnaires :
« Il faut faire en sorte que les deux carrières politiques de haut vol qui ont une si grande influence sur les destinées du pays, la diplomatie et la haute administration, trouvent à l’école cette préparation supérieure qui leur a toujours manqué. »
L’École libre des sciences politiques va ainsi devenir la voie royale pour préparer l’entrée dans le corps diplomatique, à la Cour des comptes, au Conseil d’ État et à l’inspection des Finances. Et pour ceux qui ne réussissent pas ces concours, la formation reçue à l’École libre leur permet de devenir cadres dans de grandes entreprises.
De la IIIe à la Ve République : le modèle de l’homme politique évolue
Progressivement, le nombre d’élèves augmente et l’École se fait une place dans le monde de l’enseignement supérieur. Un certain nombre d’anciens étudiants se retrouve à des postes clés dans l’administration, mais ils sont encore peu nombreux à se lancer en politique. À l’époque, il parait malséant au haut fonctionnaire de se présenter à des élections. Le modèle, qui perdurera sous la IVe République, est plutôt celui du médecin ou de l’avocat qui devient notable dans sa ville, et qui, fort de cette implantation locale, se lance en politique. La maîtrise de l’art du discours est aussi un atout. Les avocats, mais aussi les professeurs, réussissent plutôt bien car ils répondent aux exigences de la rhétorique parlementaire. Cela ne signifie pas pour autant que les anciens élèves de Sciences Po ne sont pas introduits dans les arcanes du pouvoir politique. Les hauts fonctionnaires, s’ils ne se présentent que rarement à une élection, jouent dans l’appareil d’État de la IVe République un rôle non négligeable. Et celui-ci se renforcera encore sous la Ve République, avec le passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel. L’intimité entre l’administration et le pouvoir politique est forte, et elle fait monter en puissance les hauts fonctionnaires issus de Sciences Po.
Le modèle de l’homme politique commence à changer après la guerre. Les hauts fonctionnaires sont de plus en plus nombreux à se lancer en politique. Pour l’historien Emmanuel Dreyfus, l’économie a joué un rôle dans cette évolution : « Dans les années 1960, exercer le pouvoir politique demande une formation plus technique pour comprendre les rouages de l’administration – qui a beaucoup grossi – et aussi parce que l’on attend plus de l’action économique de l’État. Il y a donc une légitimité qui vient de l’expertise administrative et économique, et qui supplante la légitimité issue de l’éloquence. » C’est ainsi que l’on voit augmenter, en quelques années, le nombre de diplômés de Sciences Po sur les bancs de l’Assemblée nationale : de 8 % en 1950, ils sont 13 % en 1978.
L’historien de l’éducation Claude Lelièvre note « un tournant dans l’entourage élyséen assez marqué sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Il va s’entourer d’énarques et comme la plupart des énarques viennent de Sciences Po, le couple Sciences Po/ENA s’impose comme la haute noblesse d’État. » L’incarnation parfaite de ce modèle de l’homme politique type des années 1960-70 est Jacques Chirac : il intègre Sciences Po, ensuite l’ENA, dont il sort pour devenir auditeur à la Cour des comptes. Puis, il travaille au secrétariat général du gouvernement. De là, rapidement, il entre comme conseiller au cabinet de Georges Pompidou, alors Premier ministre. On lui propose de se lancer en politique, il se présente aux élections législatives en Corrèze, investi de la légitimité d’être un haut fonctionnaire, proche du Premier ministre. Élu député, il devient rapidement ministre, lorsque Georges Pompidou est élu, puis Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, et enfin, président en 1995.
Mais Sciences Po n’est pas juste la formation initiale des hauts fonctionnaires, dont les plus audacieux, après leur sortie de l’ENA et quelques années passées dans l’administration, se lancent en politique… elle est, et cela date même d’avant la guerre, une voie royale à suivre lorsque l'on a le projet de faire de la politique. Pour Claude Lelièvre, lorsque Georges Pompidou entame, au début des années 1930, un cursus à l’École libre des sciences politiques, en parallèle de sa formation à l’École normale supérieure, c’est certainement avec l’idée de se lancer un jour en politique : « On considère souvent l’arrivée de Pompidou auprès de De Gaulle et son entrée en politique comme une surprise, mais son passage par Sciences Po est une quasi preuve que Pompidou envisageait d’avoir une action dans le monde administratif et politique. »
L’historien a raison, Sciences Po fait bien plus qu’irriguer les sphères de l’administration qui irriguent elles-mêmes ensuite les assemblées parlementaires et les gouvernements : elle donne envie à ceux qui veulent se dédier à la politique de venir étudier rue Saint-Guillaume. Pourquoi ? Précisément parce que Sciences Po est le lieu où l’on apprend les fondamentaux pour comprendre la politique. Dans un paysage universitaire où pendant longtemps il n’y avait pas d’enseignement de la science politique à proprement parlé, c’est-à-dire l’étude de l’organisation politique des sociétés, Sciences Po devient rapidement le lieu reconnu de la discipline. Son sujet de prédilection fut très vite l’analyse des scrutins électoraux. C’est l’héritage d’André Siegfried, avec ses études sur le comportement politique, ou encore celui de René Rémond, qui a réhabilité et renouvelé l’histoire politique délaissée en France depuis les années 1930. Dans son maître ouvrage, Les droites en France, il en a même refondé les principes.
À cette formation propre à Sciences Po, où l’on vient - à travers de nombreux enseignements qui vont même au-delà de la science politique - comprendre la transformation des États ou encore celles des relations internationales, s'ajoute le prestige de l’école, qui ne cesse de se renforcer, mais aussi la notion de réseau. Sciences Po, bien plus que l’Université, est un lieu de socialisation et d’appartenance où il y a une certaine symbolique : l’adresse du 27, rue Saint-Guillaume, la fameuse Péniche, des professeurs emblématiques… « Les ministres passés par Sciences Po vont choisir dans leur cabinet des personnes qui ont les mêmes codes, qui leur ressemblent », explique Emmanuel Dreyfus, « le fait de sortir de Sciences Po peut alors devenir un indice de compétence et progressivement un réseau d’anciens se forme dans les cabinets ».
La parenté de l’école avec la sphère publique et politique est ainsi indéniable. Mais elle donne envie à certains de dénoncer le même « moule » dont sortent nos responsables politiques, accusés parfois d’avoir une façon identique de penser.
La critique (légitime ?) des élites politiques… et donc de Sciences Po
« Sciences Po, laminoir des élites françaises »… c’est le titre choisi par le sociologue Alain Garrigou, pour un article paru, en 1999, dans Le Monde diplomatique. Son évocation de l’école comme pépinière exclusive des « élites » françaises sonne comme un réquisitoire :
« En France, quelles sont les chances pour un chef d’État ou un ministre issu de Sciences Po d’avoir un cabinet composé d’anciens de Sciences Po, de diriger des chefs de service ou des sous-chefs de service qui sont des anciens de Sciences Po, d’être interviewés par des journalistes anciens de Sciences Po, de faire appel aux services de sondeurs et de conseillers en communication issus de Sciences Po, de lire des commentaires de ses actes et de ses paroles par un éditorialiste passé par Sciences Po ? »
Voilà l’omniprésence des anciens Sciences Po dans le paysage politique, au sens le plus large, dénoncé comme un entre soi. « Une institution pareille cultive avec une application distinguée la légitimation de la pensée dominante et des hiérarchies en place », critique ainsi Alain Garrigou qui, deux ans après l’écriture de cet article, publie encore un essai intitulé « Les élites contre la République : Sciences Po et l’ENA ».
Sa thèse n’est certes pas partagée par tous. « C’est faire beaucoup d’honneur à Sciences Po que de penser que toutes les élites françaises sont contrôlées par elle ; ça a toujours été une école parmi d’autres », commente avec humour Emmanuel Dreyfus, tandis que le politologue Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS et au CEVIPOF, qualifie ces travaux « d’attaques tous azimuts des élites parisiennes ». Cependant, les critiques à l’égard de Sciences Po ne doivent pas toutes être balayées d’un revers de la main. « Aucun pouvoir ne gagne à fonctionner dans un entre soi excessif, au risque de se couper du réel, de la société. Il faut tirer les conséquences de ces critiques, surtout aujourd’hui alors que la société a l’impression d’être de moins en moins bien représentée par le monde politique. D’ailleurs, en diversifiant ses formations, Sciences Po s’est adaptée à ces critiques », ajoute le politologue Pascal Perrineau.
De son côté, Luc Rouban confirme que l’interrogation sur la fabrication des élites en France est bel et bien un sujet d’actualité, mais il estime que l’ENA est davantage en ligne de mire que Sciences Po : « L’ENA est encore fortement liée au modèle d’après-guerre du haut fonctionnaire qui fait de la politique. Sciences Po a su évoluer, s’adapter à la mondialisation et surtout diversifier ses débouchés, puisqu’aujourd’hui la majorité de ses élèves travaille dans le privé. À l’inverse, l’ENA n’a pas su évoluer, c’est encore le poids des grands corps, des vieilles hiérarchies de la haute administration française. » Le sujet est porteur puisque certains candidats à l’élection de 2017 n’hésitent pas à en faire un thème de campagne, à l’image de Bruno Le Maire qui propose la suppression de l’ENA… alors qu’il en est lui-même un ancien élève. Mais le personnage emblématique de la critique des élites politiques et de leur formation reste Marine Le Pen. Pourtant, les Sciences Po et énarques ne sont pas non plus complètement absents de son entourage, à l’image de Florian Philippot, passé par l'ENA, et considéré aujourd’hui comme le numéro deux du Front national.
Au-delà des critiques, le modèle de l’homme politique passé par Sciences Po semble quand même avoir encore de beaux jours devant lui. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ceux qui souhaitent incarner la « relève » : Bruno Le Maire, Arnaud Montebourg, Emmanuel Macron… ne sont-ils pas tous des anciens élèves ?
Maïna Marjany (promo 14) et Anne-Sophie Beauvais (promo 01)
Article paru en octobre 2016 dans le numéro 7 d'Émile
Crédits photos : présidence de la République J.Bonet - L.Blevennec / Wikimedia Commons -Chatsam