Le Grand Débat - Et si l'on parlait d'une autre Europe ?
Drame des réfugiés, chaos économique en Grèce, montée de l’euroscepticisme… L’Union européenne, au cœur de toutes les turbulences, est confrontée à une montée des populismes, doublée d’un manque de confiance des citoyens. Un tableau que certains ne veulent pour autant pas si noir. Pierre Moscovici, Commissaire européen aux Affaires Économiques et Monétaires, et l’ancien Premier ministre italien, Enrico Letta, aujourd’hui doyen de l’école des Affaires Internationales de Sciences Po Paris, reviennent sur les fondements de la crise traversée par l’Union et exposent des pistes concrètes pour en sortir.
Entretien réalisé par Gérard Leclerc (promo 76)
L’accumulation de tensions remet-elle en cause l’Europe dans ses valeurs ? Plus encore, l’existence même de l’Union n’est-elle pas menacée ?
Enrico Letta : L’Europe est actuellement attaquée de toutes parts. Le Brexit rend la crise évidente et oblige les peuples de l'Europe continentale à se poser la question fondamentale : faut-il avancer ? Et si oui, comment ? Mais surtout, comment peut-on renouer le lien entre l'Union et ses peuples ? Notre réponse doit être à la hauteur de la situation. La crise économique et financière est la plus violente depuis l’après-guerre. Quant à celle des réfugiés, elle n’est en rien comparable aux déplacements qui ont suivi la chute du mur de Berlin. Dans ces deux domaines, nous vivons donc les crises les plus épouvantables des 70 dernières années. Il est assez naturel que la construction européenne en soit secouée.
Pierre Moscovici : Ajoutons également que nous sommes face à un défi terroriste remettant en cause la confiance des citoyens dans leurs frontières, mais également dans la coopération policière et judiciaire des États membres. Il y a aussi l'émotion créée par les résultats du référendum sur le Brexit. L’Union s’est jusqu’à présent toujours construite par addition, jamais par soustraction. Même s'il s'agit bien d'un tremblement de terre politique, je suis convaincu que ses ondes de chocs ne remettent pas en cause l'avenir de l'Union. Nos fondamentaux — économiques, politiques, vivre ensemble, valeurs — restent solides. Le futur européen est ce que nous en ferons désormais, à 27.
Une chose m’irrite particulièrement en ce moment : on laisse trop le terrain aux anti-européens. J’en ai assez que le débat européen en France soit dominé par Marine Le Pen, de voir des hommes politiques, prétendument responsables, lui emboîter le pas et souhaiter un référendum sur l’appartenance de la France à l’Union européenne. J’ai envie de dire aux pro-européens : « Réveillez-vous ! Cessez d’avoir l’Europe honteuse ! »
Les pro-européens doivent en effet relever la tête, et apporter des réponses. Ce ne sont pas nos valeurs, ni nos principes qui sont en cause. C’est au contraire le fait que ces principes et ces valeurs soient insuffisamment défendus.
Et parallèlement, nous devons inventer une nouvelle politique permettant de mieux protéger les Européens : des financements innovants pour les réfugiés, une solution durable pour la Grèce, une offensive économique et sociale ainsi qu’une intégration plus forte au sein de la zone euro.
La question de la défense de l’Europe se pose directement au lendemain du Brexit. Quelles sont les conséquences d’un « non » ?
Pierre Moscovici : Nous avons deux choix face à ces résultats : faire une pause dans le projet européen, ou continuer à avancer en prenant mieux en compte les attentes des citoyens. Je suis partisan de la 2e solution : toute pause marquerait en réalité un coup d'arrêt pour l'Union. Il est selon moi impératif de construire dès aujourd'hui une meilleure Europe, plus proche, plus pragmatique, plus démocratique. J'entends fournir des propositions concrètes en ce sens, pour une nouvelle impulsion et de nouvelles réformes européennes. Il faut satisfaire l’aspiration à une Europe qui protège, qui crée plus de croissance et d'emploi, avec une zone euro renforcée, et des institutions au fonctionnement amélioré.
L’Europe, et plus particulièrement la zone euro, connaissent une croissance plus faible que le reste du monde avec des pays, comme la France, englués dans les déficits, la dette, le chômage. Dans ce contexte, beaucoup dénoncent l’Europe de l’austérité. Est-ce une réalité ?
Pierre Moscovici : Heureusement, la situation économique de l’Europe s’améliore : l’Union n’est plus en récession, ni même en stagnation. Nous en sommes à la quatrième année de croissance positive, tout en étant moins vulnérables aux futurs aléas que d’autres zones géographiques.
La situation n’est pas aussi positive en Europe du Sud…
Pierre Moscovici : On observe un début de convergence des économies européennes, puisque le taux de croissance de pays comme l’Italie ou la France, par exemple, est en train de rejoindre progressivement la moyenne de la zone euro – cela devrait être le cas en 2017… Mais cela ne doit pas nous conduire à une quelconque autosatisfaction. Beaucoup de défis demeurent : poursuivre la consolidation budgétaire, réformer nos structures économiques pour plus de compétitivité, développer une politique d’investissement encore plus forte… Nous devons mieux anticiper l’avenir : nous investissons en moyenne 14 % de moins par an qu’avant la crise. C'est justement ce à quoi nous nous attaquons avec le plan Juncker, qui engrange après sa première année des résultats très satisfaisants, et particulièrement en France.
La Grèce additionne les plans d’austérité. Cela donne le sentiment que ce pays ne s’en sortira jamais…
Enrico Letta : Entre 2007 et 2012, les économies des pays de l’Europe du Sud se sont effondrées : leur dette et leurs déficits ont chuté, de même que leur croissance. Nous devons gérer l’héritage de ces années, d’où une situation extrêmement complexe. Mais, Pierre a raison de le dire, la situation s’est déjà améliorée et je pense que la conjoncture de ces années-là n’est plus susceptible de se reproduire. Nous possédons désormais la boite à outils nécessaire pour pallier ce type de problèmes. Aujourd’hui, le mieux serait de doter l’économie de la zone euro d’une force majeure, supérieure à celle dont elle bénéficie à travers la Banque centrale européenne. Cette dernière n’a pas de budget autonome et ne dispose pas de la force de frappe dont elle aurait besoin.
Pierre Moscovici : Nous avons conclu en juin dernier la première revue du programme grec. Nous ne mettons pas en place un programme de super austérité, mais plutôt une sorte de filet de sécurité de mesures, un mécanisme qui pourrait s’appliquer si jamais les réformes ne fonctionnaient pas. La Commission est très confiante sur les indicateurs économiques grecs dans les années à venir. Nous prévoyons ainsi 3 % de croissance dès l’an prochain, si le programme de réformes est bien appliqué. J’ai vraiment espoir d’arriver à une situation où la Grèce retrouve progressivement la croissance et l’accès aux marchés.
Je crois aussi, comme le soulignait Enrico, que l’Europe gagnerait à intégrer une série de réformes : nous avons besoin d’un budget de la zone euro, et par exemple d’une assurance chômage européenne, qui permette de soutenir l’activité en Europe et de relancer l’investissement. Nous avons également besoin d’une amélioration administrative. Il faut un Trésor de la zone euro pour en gérer le budget. De même, une plus forte légitimité politique devient nécessaire : il est indispensable qu’il y ait un ministre des Finances de la zone euro, qui serait en même temps membre de la Commission européenne et responsable devant le Parlement européen. C’est une question d’efficacité, de légitimité, de visibilité et de démocratie. Enfin, nous avons besoin de réformes structurelles qui soient différentes de celles que nous faisons aujourd’hui, ce que j'appelle les « réformes de 2e génération », ou « réformes 2.0 ». Les réformes de demain porteront sur la qualité de la dépense publique, l’éducation, la formation tout au long de la vie, l’évaluation, l’amélioration du capital humain. Ces réformes-là, des réformes progressistes, sont encore à inventer.
Autre crise, celle des réfugiés. On a vu l’Europe submergée, divisée, chaque pays se repliant sur soi avant de sous-traiter le problème à la Turquie. L’Union n’a-t-elle pas ainsi fait la démonstration de ses failles ?
Pierre Moscovici : Ce n’est pas la réalité et heureusement. Je trouve que Madame Merkel, que l’on a trop facilement critiquée en France, a été courageuse. Il faut être capable de dire que quelqu’un qui fuit un régime dans lequel sa vie ou sa liberté sont en danger, doit pouvoir trouver un accueil en Europe. Cela fait partie de nos valeurs. L’intégration des réfugiés sera un grand défi pour demain et exigera sans doute que nous soyons capables de mettre en place des outils financiers innovants pour plusieurs années. Pour ce qui concerne la protection de nos frontières, la Commission propose de créer un corps de garde-côtes et de garde-frontières afin de renforcer l’efficacité du dispositif déjà existant, Frontex.
Par ailleurs, la Turquie connaît des évolutions politiques à surveiller de près. En même temps, il s’agit d’un partenaire essentiel si nous voulons traiter de manière efficace la question des réfugiés. Nous devons faire fonctionner les accords avec la Turquie et, en même temps, défendre nos principes. Tout ceci ne peut fonctionner que si les États membres sont notamment d’accord pour mettre en œuvre le mécanisme de relocalisation des réfugiés proposé par la Commission. Cela n’a pas été totalement le cas jusqu’à présent.
Enrico Letta : Les pays membres n’avaient pas idée que l’on puisse arriver à une telle tension autour de la mobilité. Nous devons accélérer pour y apporter une réponse claire. À Sciences Po, nous sommes en train de mettre en place une réflexion sur cette question des migrations. Nous souhaitons faire de la rue Saint-Guillaume un think tank de référence qui planche sur des politiques claires en réponse à la crise des réfugiés.
On a vu des États rétablir des frontières, construire des barrières… N’est-ce pas l’un des principes de l’Europe, celui de la libre-circulation, qui est remis en cause ?
Enrico Letta : L’Union a été construite dans l’optique d’abattre des murs, non pour en construire. Politiquement, nous avons été faibles là où les eurosceptiques ont donné de la voix. Les pro-européens doivent désormais adopter une attitude plus ferme.
Pierre Moscovici : Je crois très important de développer l’esprit européen à haut niveau, notamment chez les étudiants en science politique. Je suis très frappé de constater que, dans l’administration française, les filières européennes, au Quai d’Orsay ou à Bercy, ne sont plus celles d’excellence, comme cela était le cas il y a quelques années. Trop d’établissements d’enseignement, trop de médias, ont considéré l’Europe comme un sujet ennuyeux, voire rébarbatif. Nous aurons besoin, en France et en Europe, de défenseurs plus sensibles à la cause européenne. Et en cela, le travail d’Enrico Letta à Sciences Po est très précieux.
Une autre menace inquiétante est celle, dans des pays comme la Hongrie ou la Pologne, des atteintes aux libertés fondamentales de la presse, de la justice ou des cours constitutionnelles. Quel est votre regard sur ces problématiques ?
Pierre Moscovici : Il existe des procédures qui peuvent aller jusqu’à des sanctions : je vous renvoie à l’article 7 du traité de Lisbonne. Celles-ci ont d’ailleurs déjà été appliquées dans le cas de l’Autriche, au début des années 2000, avec un succès médiocre. Ce constat doit faire réfléchir. Je le dis d’autant plus que j’étais à l’époque ministre des Affaires Européennes, en pleine présidence française de l’Union européenne, et très partisan des dites sanctions. Je pense aujourd’hui que nous ne devons en rien exclure de telles mesures mais que celles-ci doivent être appliquées avec un peu plus de progressivité.
Nous devons commencer par engager, dans le cadre de la procédure sur le respect de l’État de droit, un dialogue avec les pays concernés, et si celui-ci ne mène à rien, il faut bien entendu être prêt à monter en régime. Les sanctions ne peuvent être que le résultat d’un processus, et il serait préférable de les éviter. En revanche, il faut que ce processus soit mené avec fermeté. C’est ce que nous avons effectué par exemple avec la Pologne où la situation est surveillée de très près.
Enrico Letta : Je partage complètement ce point de vue. Je pense aussi que, dans un passé récent, nous avons peut-être été un peu laxistes face à certaines attitudes insupportables au regard de la presse... L’Europe est un espace de liberté. Cela doit être défendu.
Plus généralement, on constate une baisse de l’adhésion au projet européen dans pratiquement tous les pays, ainsi qu’une montée des populismes… Comment l’expliquer et que faire pour contrer cette évolution ?
Pierre Moscovici : La crise explique beaucoup. L’Europe a été fondée pour la réconciliation franco-allemande, la paix, l’installation de valeurs communes. Or, les jeunes générations ne peuvent pas tomber amoureuses d’une Europe qui ne serait que la réconciliation franco-allemande ou l’unification politique. Pour elles, c’est de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, ce que nos citoyens attendent de l’Europe, ce sont des résultats sur le terrain économique, sur le terrain social, et davantage de protections. La crise européenne actuelle s’explique par un manque de confiance. L’Union doit être entièrement concentrée sur la production de résultats : une Europe protectrice de ses frontières, de ses valeurs, de son économie, de ses modèles sociaux – même si ces-derniers doivent évoluer de façon radicale dans le cadre d’une compétition mondiale.
Enrico Letta : L’Europe doit redevenir protectrice, notamment des plus faibles. En d’autres termes, les jeunes et ceux qui perdent leur travail. Sinon, elle risque de donner l’image d’une institution ne se préoccupant que des vainqueurs de la mondialisation : une idée sur laquelle vivent les populistes.
Cet entretien a été initialement publié cet été dans le numéro 6 d’Emile.