Émile Magazine

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Dissertation - Peut-on apprendre à oser ?

« De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace », clamait Danton. Notre philosophe soutient que devenir audacieux s’apprend. Encore mieux : par les leçons des échecs passés, c’est en osant qu’on apprend.

Par Charles Pépin (promo 94)


On ne naît pas audacieux, on le devient. Il faut d’abord maîtriser une zone de compétence pour pouvoir ensuite s’aventurer au-delà. Si l’audace est saut dans l’inconnu, il faut bien qu’il y ait des limites au connu. Apprendre à oser, c’est d’abord apprendre des compétences.

Celui qui n’a qu’une petite expérience est tenté de s’y référer : voilà qui bridera son audace au présent. Celui qui a une grande expérience ne peut, par définition, s’y référer entièrement : le voilà invité à se faire confiance, à s’écouter. C’est la principale vertu de l’expérience : elle donne la force d’oser écouter son intuition. Au fond, la véritable expérience est une expérience de soi, et c’est à ce titre qu’elle est peut-être la première condition de l’audace. Lorsque Roger Federer ose le coup de génie, c’est parce qu’il a répété et répété encore des gestes moins géniaux. Comme si cette répétition avait en fait préparé le terrain de l’événement.

Deuxième condition à l’audace : l’admiration. « Deviens ce que tu es », nous proposait Nietzsche. Comment faire ? Tout nous invite à rentrer dans le rang ; c’est même à ce prix qu’il y a société. L’angoisse nous saisit : « Deviens ce que tu es »… mais y arriverai-je ? Ce qu’il me faut, alors, c’est un exemple. L’exemple de quelqu’un qui a osé. C’est Velasquez pour Picasso. Soudain Picasso se dit : « Si Velasquez a réussi à devenir Velasquez, c’est que c’est possible : on peut devenir soi. » Picasso devient Picasso parce qu’il admire Velasquez. On admire toujours une singularité : on ne l’imite jamais. On l’admire parce qu’elle est inimitable. On ne peut que s’en inspirer. Admirer la singularité de l’autre, c’est admirer sa propre capacité à devenir singulier. C’est à se demander s’il n’y a pas, chez tous ceux qui manquent d’audace, un déficit d’admiration : ne manquent-ils pas d’abord de figures inspirantes ? Sans cette admiration, l’expérience et la compétence risquent d’écraser la singularité au lieu de la nourrir. Et si c’était l’admiration qui changeait ma compétence en énergie créative ?

Oser, enfin, c’est oser l’échec. La peur de l’échec, l’absence de foi en la vertu de la chute sont les principaux freins à l’audace créative. Seul celui qui n’ose rien ne connaîtra jamais l’échec. Rater quelque chose, ce n’est pas être un raté. Ce peut être l’occasion d’un rebond, d’une sagesse, voire un terreau fertile pour l’audace de demain. Non seulement on peut apprendre à oser, mais c’est aussi en osant qu’on apprend. On apprend qu’on est capable d’oser, on apprend aussi qu’il y a des choses qui ne dépendent pas de nous ; et peu à peu on guérit de ce fantasme de toute puissance qui interdit les réussites. Mieux : on apprend sur soi. On se rapproche de projets qui nous ressemblent plus. Il faut oser, oser l’échec, oser entendre ce qu’il a à nous dire : souvent c’est lui qui nous indique la voie où notre audace, demain, sera payante. Voilà le secret de l’audace : non pas l’amour du risque, mais le sens du risque. Le sens du risque, c’est la capacité à oser prendre le risque qui reste une fois qu’on a tout fait pour le réduire. L’intelligence a toujours permis de minimiser les risques. Mais le réel est incertain et le monde changeant. L’audace, c’est de savoir prendre le risque qui reste.