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Jérôme Sainte-Marie décrypte le langage macroniste

«Illettrées», « ceux qui ne sont rien », «fainéants» : Jérôme Sainte-Marie, politologue et sondeur,  a décrypté dans une interview du Figaro le langage d'Emmanuel Macron. Il y voit l'imprégnation du discours managérial chez le président de la République, symptomatique de la formation qu'il a reçue.

Lors d'un déplacement en Corrèze, Macron a accusé plusieurs manifestants de GM&S de «foutre le bordel» au lieu de chercher des «postes». Est-ce, selon vous, un écart de langage?

Cette phrase s'inscrit dans une suite de saillies qui peuvent dessiner (et même malgré lui) une vision du monde du chef de l'Etat. A chaque fois, on entend la parole de quelqu'un qui considère que la responsabilité d'une situation socialement difficile incombe d'abord à celui qui la subit. Si l'on ne peut s'acheter un costard, c'est que l'on ne travaille pas assez pour cela, si l'on est au chômage, c'est que l'on ne fait pas suffisamment d'efforts pour chercher un travail, etc. Les problèmes sociaux sont ainsi ramenés à une causalité individuelle. Ses partisans y verront une pensée profondément libérale. Les autres dénonceront l'indigence de ces réflexions. Il y a près de quarante ans, Raymond Barre avait étonné en suggérant aux chômeurs de créer leur entreprise. À l'inverse d'Emmanuel Macron, il ne me semble pas qu'il ait ensuite, beaucoup renouvelé l'usage de ce genre de formules.

S'agit-il d'une stratégie de la transgression?

Il y a deux hypothèses explicatives, qui ne sont pas d'ailleurs exclusives l'une de l'autre. Dans le premier cas, il s'agirait simplement de l'imprégnation du discours managérial chez Emmanuel Macron, symptomatique de la formation qu'il a reçue et des milieux qu'il a ensuite fréquentés. Nous avons là l'univers mental du jeune cadre supérieur qui ne doute pas, et ne doit surtout pas douter, qu'il doit à ses seuls mérites de diriger des salariés moins doués ou moins travailleurs, dans le poste où il est placé. A l'évidence, la transposition de cette pensée managériale dans un discours présidentiel constitue une transgression par rapport à la politesse démocratique, qui postule que chaque citoyen se vaut et est égal en droits et en dignité. Voici pour la première hypothèse, mais il en est une autre. On peut imaginer une attitude délibérée de la part du chef de l'Etat, pour exacerber la tension avec les syndicats les plus revendicatifs et les opposants les plus résolus. L'idée serait, par la brutalité de son discours, de polariser davantage la société, afin de regrouper autour de lui, par réaction aux attaques qu'il suscite, tout ce que j'appelle le «bloc élitaire», c'est à dire l'élite sociale elle-même, ceux plus nombreux qui espèrent en faire partie, et la masse plus importante encore de ceux qui lui font confiance pour défendre leurs propres intérêts.

Cela peut-il avoir des conséquences sur sa popularité à court et à long terme?

A court terme, on a vu qu'Emmanuel Macron pouvait profiter des tensions sociales. En septembre, dans un sondage de l'IFOP, la popularité présidentielle a rebondi de cinq points, en raison d'une soudaine remontée parmi les sympathisants de droite et du centre, ainsi que, si l'on considère la même réalité d'un point de vue sociologique, d'une plus grande bienveillance des retraités et des personnes relativement aisées. Ces gains immédiats s'accompagnent cependant d'un durcissement des opinions hostiles à l'égard d'Emmanuel Macron dans ce que l'on appellera sans idée péjorative «la France d'en bas». Il convient d'insister sur le point que le chef de l'État, par ses formules à l'emporte-pièce, ne s'est pas livré à une critique ciblée de l'assistanat, ce qui lui aurait valu l'écoute et la reconnaissance de bien des personnes de condition modeste. Ses propos généraux ont une portée qui n'est pas circonscrite à des individus ou un groupe social bien définis. C'est maladroit, pour le moins.

Y-a-t-il du Sarkozy dans Macron? 

Nicolas Sarkozy avait parfois cédé, en début de quinquennat, à des facilités en termes de comportement personnel, sans pour autant théoriser un individualisme radical. Avec Emmanuel Macron, c'est pratiquement l'inverse.

Mais dans ces expressions d'Emmanuel Macron, il y a aussi du Jacques Attali, celui qui l'avait remarqué lorsqu'il dirigeait la commission éponyme. L'ancien proche de François Mitterrand, mais aussi de Nicolas Sarkozy, avait il y a quelques années essayé de théoriser l'existence des «résignés-réclamants». En 2014, dans son livre «Devenir soi», il estimait que ces résignés-réclamants étaient malheureusement majoritaires dans nos sociétés, gens inaptes à prendre en mains leur existence et en réclamation permanente de protections supplémentaires. C'est une vision du monde, elle a sa cohérence, mais elle contient des conséquences importantes en termes d'action politique.