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Analyse – Jana Jabbour : "L’invitation de Saad Hariri à Paris était un véritable coup de maître"

Quelques jours après le retour du Premier ministre libanais Saad Hariri à Beyrouth et la suspension de sa démission, Émile a souhaité revenir sur l’intervention diplomatique de la France entre le Liban et l’Arabie saoudite. Jana Jabbour, docteure en science politique, enseignante à Sciences Po et à l'université Saint-Joseph au Liban, a répondu à nos questions.    


Dates clés :

  • 4 Novembre 2017 : Saad Hariri, Premier ministre du Liban, donne sa démission depuis Riyad, dans une allocution télévisée enregistrée. Il dit craindre pour sa vie et accuse le Hezbollah chiite et son allié iranien de « mainmise » sur le Liban.
  • 18 Novembre 2017 : Après être resté deux semaines en Arabie saoudite, Saad Hariri arrive à Paris, officiellement invité par Emmanuel Macron
  • 21 Novembre 2017 : Saad Hariri retourne au Liban et annonce la suspension de sa démission

Faut-il voir dans l’intervention de la France comme zone de transit (politique et géographique) entre Riyad et Beyrouth, un « retour » d’une diplomatie française médiatrice au Moyen-Orient ?

Jana Jabbour 

L’invitation de Saad Hariri à Paris est un véritable « coup de maître » de la diplomatie française. Le jeu de médiation que la France a engagé entre Riyad et Beyrouth signe le retour de la France dans la diplomatie au Moyen-Orient et redore l’image de ce pays dans cette région.

Ayant d’excellentes relations avec les parties en question, la France était parfaitement placée pour réussir cette médiation. En effet, la France entretient des relations historiques avec le Liban (depuis l’époque du mandat), et une amitié a toujours lié la famille Hariri aux présidents français, notamment le Président Jacques Chirac. La France s’est ainsi sentie directement concernée par le sort du Premier ministre Saad Hariri, d’autant plus que celui-ci possède la nationalité française. De même, la France maintient de très bonnes relations économiques et militaires avec l’Arabie saoudite (700 millions d'euros de contrats militaires signés avec ce pays en 2016), ce qui lui permet d’avoir des leviers d’influence sur Riyad.

Pourquoi l’Arabie saoudite a-t-elle accepté cette intervention française ? Qu’est-ce que cela lui apporte ?

L’Arabie Saoudite a été contrainte d’accepter cette médiation pour principalement deux raisons. D’une part, Riyad ne souhaite pas mettre en péril ses relations militaires avec Paris, surtout à un moment où elle se sent menacée dans la région (par Daech, par l’Iran, par les chiites du Yémen). Maintenir les contrats d’armement avec la France est donc une priorité stratégique pour Riyad. D’autre part, le prince héritier Mohammed Ben Salmane, qui s’affirme de plus en plus sur la scène locale dans ce pays, ne veut pas s’attirer la colère d’une puissance comme la France. En effet, Mohammed Ben Salmane s’efforce de se présenter aux Etats-Unis et à l’Europe comme un leader « éclairé », modéré, pragmatique, et animé d’une volonté de réforme. Il ne souhaite pas détruire cette image en engageant un bras de fer avec la France.

Comment le retour de Saad Hariri est-il perçu au Liban et dans la région ?

Le retour de Saad Hariri à Beyrouth, le 22 novembre 2017, n’aurait pas pu avoir lieu sans la couverture que Paris lui a offert et les garanties qu’elle a données au Liban face à la pression saoudienne. En ce sens, le retour de Hariri a été perçu comme un « cadeau de la France » pour le Liban, et ce d’autant plus que ce retour a eu lieu le jour de la fête d’indépendance nationale.

La médiation française représente aux yeux des Libanais une sorte de « retour de l’Histoire » à l’époque où la France était la « marraine » et la puissance protectrice de ce pays. La plupart des Libanais éprouvent aujourd’hui un sentiment de gratitude pour la France et son Président. 

Saad Hariri a récemment déclaré la « suspension » de sa démission. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment cela est-il accueilli au Liban ?

Déclarer la « suspension » de la démission est une façon diplomatique et politiquement correcte de revenir sur cette démission sans pour autant être discrédité.

La suspension de la démission débloque la situation politique, puisqu’elle entérine le retour de Saad Hariri à la tête du gouvernement libanais et permet ainsi au pays de retrouver une certaine forme de stabilité. Certes, les tensions existent toujours entre un camp aligné sur l’Iran (le Hezbollah, le parti Amal), et un camp qui s’oppose à cet alignement et dénonce l’ingérence iranienne dans la région (Courant du Futur, Forces Libanaises, Parti des Phalanges). Toutefois, les pressions que l’Arabie saoudite a mises sur le Liban à travers la démission « forcée » de Saad Hariri (certains vont jusqu’à dire que Hariri a été pris en otage à Riyad, mis en détention et maltraité, afin de l’empêcher de retourner dans son pays), ont porté gravement atteinte à l’image de l’Arabie saoudite, poussant une grande partie de la population à voir en celle-ci une puissance aussi interventionniste que l’Iran. En ce sens, loin d'avoir retourné les Libanais contre le Hezbollah et l’Iran, cette crise les a soudés contre Riyad en faveur du retour du Premier ministre et de la défense de la souveraineté libanaise. Un consensus national est en train d’émerger autour de la nécessité de sauver et de protéger le Liban autant contre Riyad que contre Téhéran.

En mettant ce « succès diplomatique » en perspective avec les autres initiatives diplomatiques menées par Macron depuis son élection (« accord en dix points » sur la Libye, groupes de contact en Syrie), comment se dessine la « politique étrangère macronienne » ?

Le Président Macron entend refaire de la France une puissance sur la scène internationale, en donnant un nouveau souffle à la diplomatie française. À travers ses nombreuses initiatives diplomatiques depuis son élection, il tente de représenter la France comme une puissance indépendante et « humaniste » (inquiétude sur le sort de Saad Hariri, tentative de déblocage de la crise en Syrie), mais aussi une puissance qui comprend le vrai sens de la diplomatie: engager tous les acteurs, dialoguer avec les « ennemis » autant qu’avec les amis, s’efforcer de désamorcer les crises. Contrairement à Trump qui est engagé dans une stratégie frontale anti-Iran, Macron pratique l’art de la retenue en matière de politique étrangère et prouve sa maitrise de l’art de gérer la confrontation.