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Monique Canto-Sperber : "Une touche de flexibilité ne suffit pas à faire d’Emmanuel Macron un libéral"

Monique Canto-Sperber, philosophe spécialiste de la pensée morale et politique, a dirigé l'École normale supérieure (2005-2012) et a présidé Paris Sciences et Lettres pendant ses premières années d’existence. D’orientation libérale assumée, elle analyse pour Émile les premiers pas d’Emmanuel Macron à l’Élysée. Tout en saluant sa jeunesse et son idéal européen, elle ne manque pas de pointer différents sujets qui l’inquiètent.

Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais, Sandra Elouarghi et Maïna Marjany

Quel est votre sentiment sur la séquence électorale que nous venons de vivre. Avez-vous été surprise par l’irruption du candidat Macron dans le paysage politique français ?

Monique Canto-Sperber

Photo : Manuel Braun

Je voudrais souligner le caractère exceptionnel de l’exploit accompli par Emmanuel Macron. Il faut un grand talent et une forte détermination pour relever le défi de se porter candidat, de mener une campagne et de se faire élire président de la République quand on n’a ni parti ni passé politique, quand on ne s’est pas non plus illustré dans la défense d’une cause capable de rallier largement. Je suis heureuse qu’un président jeune ait été élu, et que son élection ait été suivie d’un renouvellement des personnalités politiques. On trouve dans ce gouvernement à la fois des compétences et de nouveaux parcours. En revanche, ce qui m’a un peu inquiétée lors de la campagne, c’est le nouveau rôle politique donné aux « mouvements », avec En Marche d’un côté, et France Insoumise de l’autre. Ces formes de mobilisation ont pu émerger parce que les partis traditionnels n’étaient plus vus par les citoyens comme porteurs d’un possible renouveau. Mais ce type de dynamique « mouvementiste » n’a pas de passé, de valeurs et de légitimité historique longuement éprouvés dans le débat d’idées ou dans l’adversité politique. Faute de ligne directrice ayant résisté à la mise en concurrence, le « mouvement » est de ce fait particulièrement sensible aux changements d’opinion et donc condamné, d’une certaine manière, à l’opportunisme. Pour le meilleur, car du fait de sa plasticité, il peut reprendre les bonnes idées qui circulent, sans être particulièrement engagé à défendre leur cohérence dans un message fort porté par plusieurs personnalités connues. Mais pour le pire aussi, car le seul facteur d’unité du mouvement (qui n’est donc qu’un agrégat de bonnes volontés sans vraie vision), c’est la personnalité du chef et les relais dont il dispose ; même le nom En Marche reprend les initiales d’Emmanuel Macron. Rien dans la façon dont cette initiative s’est depuis structurée ne conduit à nuancer ce jugement

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur sa manière d’exercer le pouvoir ?

 Je constate une forme de personnalisation du pouvoir, une volonté de limiter le pluralisme politique et de délégitimer les oppositions. Emmanuel Macron ne s’est pas plié aux règles coutumières de la politique, et la façon dont il est parvenu au pouvoir a quelque chose de transgressif. Mais ce n’est pas pour autant que cette politique me paraît incarner une réelle possibilité de transformation sociale et culturelle de la France. Ceux qui nous gouvernent aujourd’hui me donnent l’impression d’illustrer l’élite à la française : ils ont de brillants parcours scolaires, ils sont formés par les meilleurs établissements et cette élite est façonnée par les certitudes de la haute fonction publique. On peut rendre le licenciement plus facile et supprimer l’ISF, mais ne rien toucher à l’organisation sociale tend à faire de la France un pays où les jeunes n’ont guère confiance en l’avenir.

Pensez-vous qu’il existe, malgré la faiblesse doctrinale du mouvement En Marche que vous avez dépeinte, une doctrine macroniste ?

Les écrits théoriques de notre président sont peu nombreux, ils ne permettent pas de définir une doctrine. En observant la pratique politique des derniers mois, j’ai cru reconnaître les manières de faire assez caractéristiques de l’administration française, avec ses tendances centralisatrices et jacobines. On y trouve une touche de flexibilité, mais, contrairement au jugement souvent porté, cela ne suffit pas à faire d’Emmanuel Macron un « libéral », et probablement pas un libéral de gauche. La politique mise en œuvre est assez interventionniste, comme en témoigne la façon dont sont menées les discussions avec les collectivités territoriales ou, plus récemment, les bailleurs sociaux. Elle paraît montrer assez peu de considération pour les autonomies locales et les corps intermédiaires. L’étatisation de l’assurance chômage, et même la perspective d’un revenu universel pour les chômeurs, ne procèdent pas d’un engagement libéral.

Mais c’est en matière de liberté politique, déjà bien malmenée au cours des dernières décennies, que mes inquiétudes sont vives. L’accaparement des postes de questeur à l’Assemblée nationale par les proches d’En marche (qui ont été en partie revus depuis), la mise en place d’une forme d’hégémonie au Parlement, le radicalisme du vocabulaire utilisé pour priver de pertinence les points de vue opposés (qui sont qualifiés de passéistes) vont à l’encontre de l’esprit des démocraties libérales pluralistes.

Monique Canto-Sperber

Photo : Manuel Braun

Qu’est-ce qui définit selon vous un mode de gouvernement libéral ?

Un gouvernement libéral est celui qui s’engage à maintenir le pluralisme, c’est-à-dire la possibilité du choix entre des options distinctes et raisonnables. C’est la condition première de la liberté politique, réduite à rien lorsque l’espace politique est occupé par une seule option, fût-elle bien intentionnée. Dans le gouvernement actuel, je reconnais un mode d’action qui est éclairé par cette expertise propre à la haute fonction publique française. Une expertise qui n’est donc pas « scientifique », qui n’est pas non plus « pragmatique » ou instruite par la connaissance de terrain. Une expertise qui n’est pas non plus portée à la mise en concurrence des solutions ou à l’expérimentation partielle, et surtout qui n’est aucunement formée à se justifier ou à se renforcer dans la prise en compte de la diversité irréductible des opinions et des intérêts… Tout cela est pourtant la réalité première de la politique pour un libéral.

Alain Finkielkraut reproche à Emmanuel Macron de pratiquer un grand écart permanent, qu’il s’agisse de positionnement politique mais aussi de sujets comme la culture ou l’éducation. Qu’en pensez-vous ?

 Il est difficile de savoir quelle société notre président voudrait voir advenir. Les discours censés l’exprimer sont longs, parfois ayant le ton d’un sermon, mais sans qu’on y voit clairement la fin poursuivie ou ce qui va en découler. Au Congrès de Versailles, dans un discours de près de deux heures, on nous dit que les libertés individuelles seraient défendues ; quelques jours après, on apprend que la plupart des dispositions de l’état d’urgence vont passer dans la loi commune. Les formules solennelles étaient-elles destinées à endormir la vigilance ? Sont-elles une forme renouvelée de captatio benevolentiae ?

Sur la fin du clivage gauche-droite, Jean-Noël Jeanneney rappelle que beaucoup se sont essayés à effacer ce clivage sous la Ve République sans jamais vraiment y parvenir. Est-ce que vous pensez que cela a du sens de vouloir le gommer ?

L’affaiblissement du pluralisme entre des options politiques raisonnables met en danger les libertés. En politique, il est rare qu’il n’existe qu’une bonne solution à un problème. J’ai été aussi alarmée par une expression utilisée pendant le discours du 14 juillet, quand Emmanuel Macron a très durement critiqué ses prédécesseurs, en déclarant : « L’alternance répétée a conduit à l’impuissance. » Car si l’on considère vraiment que l’alternance politique signifie l’impuissance, une impuissance qu’on ne peut pas se permettre aujourd’hui au regard de l’importance des menaces qui pèsent sur ce pays, la conséquence est qu’il faut changer de régime, renoncer à la compétition politique et opter pour le parti unique. Même si celui-ci était, par hypothèse, le parti des bonnes idées et des bonnes intentions, la libérale que je suis ne peut que s’y opposer. 

Marc Lambron parle des 36 dernières années (additionnant Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande) pendant lesquelles personne n’a eu le courage de prendre le taureau par les cornes. Est-ce que vous partagez ce sentiment d’une longue impuissance politique ?

Monique Canto-Sperber

Photo : Manuel Braun

D’une déception, en tout cas, à la mesure des espoirs que chaque élection a suscités : Jacques Chirac, qui en 1995 avait promis de remédier à la fracture sociale, Nicolas Sarkozy, voulant s’attaquer aux rentes et à l’immobilisme de la société française, et même François Hollande avec son rêve de normalité. Mais Emmanuel Macron n’est président que depuis cinq mois. Il peut encore réorienter sa façon de gouverner, et redonner une portée politique à son action face à une véritable opposition. Il n’est pas le premier président réformateur, et nous verrons jusqu’où il peut aller. Par exemple, on parle de sélection à l’entrée à l’université aujourd’hui, mais déjà, en 1986, Alain Devaquet avait proposé une réforme audacieuse qui alliait orientation et autonomie universitaire (la grande oubliée des propositions actuelles). Les réformes proposées par Juppé, en 1995, proposaient, elles aussi, un but clair. Or, l’un et l’autre ont fini par renoncer ! Ce n’est pas tout d’avoir de bonnes idées en politique, il faut parvenir à les rendre réelles. Et la meilleure manière de faire, que Michel Rocard a très bien illustrée, c’est le respect et la prise en compte des oppositions et des critiques, ainsi que  l’alliance entre la fermeté de la vision et de la ligne poursuivie.

Lors de nos entretiens, nous posons à tous cette même question : Emmanuel Macron semble dessiner un nouveau paysage idéologique en France, qu’il a exposé dans son livre Révolution, avec d’un côté, les conservateurs passéistes, ceux qui proposent aux Français de revenir à un ordre ancien, et de l’autre côté, les progressistes réformateurs qui croient que le destin de la France est d’embrasser la modernité. Est-ce que, pour vous, ce clivage conservateur-progressiste a du sens ?

Le conservatisme est un engagement politique, qui se caractériserait par le refus de tout projet volontariste de refondation, et par la volonté de conserver ce qui existe déjà, ce qui a été acquis en termes de droits. À l’inverse, le progressisme est toujours tenté par la volonté de faire mieux, et même de reconstruire à partir de valeurs plus universelles, comme l’égalité ou la justice. De son côté, le conservateur tend à considérer ces valeurs comme dépourvues de réalité concrète. Cette polémique s’est esquissée après la publication de la déclaration de droits de l’Homme et du citoyen, à laquelle s’opposaient ceux qui pensaient, comme Burke par exemple, que le fait que l’homme était d’emblée un citoyen était une vue de l’esprit, car les droits politiques tirent leur solidité du fait qu’ils sont acquis et constitués par l’histoire, et aucunement posés in abstracto. La déclaration de 1789, que tous les libéraux ont reprise à leur compte, a irréversiblement façonné le libéralisme moderne dans un moule démocratique.

En tant que libérale, que pensez-vous de l’approche économique d’Emmanuel Macron sur les questions identitaires et communautaires ?

Quel jeune de banlieue, qui ne trouve pas de travail, qui est l’objet de brimades parce qu’il porte un nom étranger, pourrait croire en l’idéal d’intégration à la française où chacun a sa chance ? Mais cela n’explique ni ne justifie d’une part la délinquance, et d’autre part le développement de communautés culturelles et religieuses quasi sécessionnistes par rapport à la communauté civile.

Pensez-vous qu’il y ait un problème communautaire en France ?

Monique Canto-Sperber

Photo : Manuel Braun

Notre tradition, en France, est peu communautariste. En tant que libérale républicaine, je suis très attachée à la défense de l’ordre public et à la protection de la liberté de tous les citoyens, y compris celle de se détacher de sa communauté. L’État doit s’engager à ce que les femmes puissent circuler dans les tenues de leur choix, même dans des quartiers à forte majorité musulmane. En revanche, je suis opposée au fait qu’on oblige une femme à se découvrir quand elle veut rester couverte sur une plage. Peut-être fait-elle du prosélytisme, peut-être est-elle tout simplement pudique. Sur ces questions, un État libéral ne pénètre pas dans les consciences pour scruter les intentions, il se limite à établir des faits, à démontrer des causalités et à garantir de manière nette la liberté de chacun dans l’espace public. En attendant qu’on ait démontré que le fait que le corps d’une femme couvert d’un burkini exprime le refus de l’égalité entre hommes et femmes, je continue d’appeler à respecter la vie privée des individus et l’intégrité de leur conscience. La burqa est inadmissible dans un lieu public pour des raisons de sécurité, mais il y avait d’autres moyens de l’interdire que la loi.

Une petite fille peut venir voilée à l’école ?

En 2003, j’ai publié avec Paul Ricoeur, dont j’ai été proche pendant les dernières années de sa vie, un long article dans Le Monde pour défendre une laïcité qui s’applique surtout à l’intégralité de la sphère publique. L’école laïque est l’école où les programmes, les enseignants, les établissements scolaires ne doivent pas afficher de signes religieux. Mais cette obligation s’applique-t-elle aux élèves ? Que veut dire concrètement pour une petite fille être laïque, alors qu’elle pratique une religion ? Cela n’est guère facile à expliquer. Je constate toutefois, quinze ans après, que la loi n’a pas eu les effets que nous redoutions, et qu’elle a plutôt pacifié les choses. Il faut la conserver, même si je continue de penser que nos interrogations étaient justifiées.

Êtes-vous heureuse dans la société dans laquelle nous vivons ?

Il n’y a guère de raisons de l’être. Je ne parle pas d’un point de vue personnel, mais citoyen. La liberté politique et la qualité du débat public sont amoindries. Surtout, depuis que je connais de l’intérieur le système d’enseignement supérieur, je me rends compte du gâchis pour la jeunesse française. Sur les 500 000 jeunes qui entrent, chaque année, dans l’enseignement supérieur, 300 000 n’obtiennent pas de diplôme au bout de 3 ans, et près de 80 000 sortent sans aucune formation. On débat de la sélection à l’entrée de l’université, mais sans rien proposer en termes de véritable formation à ceux qui ne seraient pas admis (qui seraient près de 250 000). Au lieu d’attendre qu’ils « s’auto-éliminent » par l’échec, comme c’est le cas aujourd’hui, on préfère se débarrasser d’eux. Un pareil message envoyé à la jeunesse est une chose qui m’afflige profondément. J’ai été surprise qu’on parle si peu de ces sujets pendant la campagne. La bonne formation donnée à la jeunesse est pourtant le meilleur investissement qui soit pour l’avenir de nos sociétés, même d’un point de vue strictement économique. C’est aussi le meilleur facteur de cohésion sociale : quand chacun a eu une formation dont il sait qu’elle a de la valeur, et qui lui permet d’avoir le sentiment qu’il peut jouer un rôle dans la société, l’ouverture vers l’avenir de la jeunesse est renforcé. Pourquoi ne pas miser là-dessus ?

Vous sentez-vous plutôt optimiste ou pessimiste sur l’avenir?

Difficile à dire. Je suis inquiète de l’irrationalité qui monte dans le débat public, de cet appel aux passions et aux identités. Je suis encore plus inquiète pour les libertés. C’est la cause qui me soucie le plus. Mais je ne me décourage pas pour autant. Tout dépendra de la capacité que nous aurons de nous ressaisir et de protester. Étant d’engagement libéral, je me méfie toujours un peu du pouvoir de l'État, qui doit être limité. À nous, citoyens, de faire valoir d’autres exigences et de proposer des solutions aux problèmes qui nous sont communs. 

Monique Canto-Sperber et Anne-Sophie Beauvais

Photo : Manuel Braun


Monique Canto-Sperber et Emmanuel Macron :
comment se sont-ils rencontrés ?

« Étant proche de Paul Ricoeur (auquel j’ai dédié  mes livres sur le libéralisme à gauche), j’ai rencontré Emmanuel Macron quand il a aidé ce dernier dans l’établissement de la bibliographie, des notes et des références de son livre sur la mémoire et l’histoire. Nous nous sommes revus dans les semaines qui ont suivi sa nomination au poste de secrétaire général adjoint de l’Élysée, en 2012. J’étais alors présidente d’une institution nouvelle (Paris Sciences et Lettres) et, dans le cadre de mes fonctions, je voulais faire connaître ses ambitions. Nous nous sommes rencontrés quelques fois, je crois, il a été accueillant, et nous avons eu des entretiens de portée générale. » 


Photos : Manuel Braun