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Marc Lambron : "Ma macronophilie est née par contraste avec l’incurie qui a précédé"

Haut fonctionnaire, écrivain et académicien, Marc Lambron est un observateur attentif de la politique française. Il a chroniqué la campagne de Ségolène Royal dans un livre intitulé Mignonne, allons voir... (Grasset, 2006), puis s’est intéressé à la personnalité et au style de gouvernance de Nicolas Sarkozy avec Eh bien, dansez maintenant... (Grasset, 2008). S’il n’a pas encore écrit de livre sur Emmanuel Macron, il en est déjà manifestement devenu un partisan. 

Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais et Maïna Marjany

Emmanuel Macron est-il un personnage qui vous intéresse, sur le plan politique et littéraire ?

Marc Lambron

Photo : Manuel Braun

Macron est un très bon sujet, pour moi qui aime l’inédit. Il y a beaucoup à dire, et vous remarquerez que la glose sur le président est incessante. C’est même difficile d’être original. Je vais donc répondre à votre question autrement… J’ai 60 ans cette année, comme tous les Français de ma génération, j’ai donc connu quatorze ans de Mitterrand, douze ans de Chirac, puis cinq ans de Sarkozy et cinq ans de Hollande. 36 ans au total, pendant lesquels on peut dire que personne n’a eu le courage de prendre le taureau par les cornes. Il n’y a pas eu de Schröder français, mais plutôt une certaine impéritie, une certaine incurie de l’État vis-à-vis de toutes les questions qui se posent aujourd’hui. Le sujet Macron surgit donc par contraste. Et moi, ma macronophilie serait, de principe, par différence avec ce qui a précédé. Et je pense que je ne suis pas le seul. Dans un moment où les grandes démocraties sont assez malades et attaquées de l’intérieur – je veux parler du Brexit, où les Anglais se tirent une balle dans le pied, de Trump, où les Américains élisent un personnage contestable, du référendum en Catalogne, qui menace l’unité nationale – les Français ont eu l’idée merveilleuse de faire du « dégagisme », non pas en passant par les extrêmes, mais en passant par le centre.

Qu’est-ce qui, chez Emmanuel Macron, vous frappe le plus ?

D’abord, son courage européen. De toute la campagne présidentielle, c’est le seul candidat qui, de manière assez risquée, au regard du climat populiste et assez anti-européen, ait bien marqué ce projet. Et puis, il y a la dimension romanesque, celle d’une sorte de bonapartisme juvénile, qui, d’un seul coup, périme tout. Les éléments de langage qui sont employés par la gauche et par la droite sont déjà pris dans une sorte de maelstrom qui fait qu’on va vers autre chose. Alors, qu’est-ce que cet « autre chose », on peut en parler…

En 2006, vous parliez de Ségolène Royal dans des termes qui pourraient presque être accolés à Emmanuel Macron. Vous parliez d’un « ségolisme » qui était « un virus de droite déréglant le logiciel de la gauche » ; vous disiez aussi que Ségolène Royal révélait les penchants contradictoires de notre société : son impatience moderniste et ses tétanies conservatrices ; sa nostalgie de « démocratie participative » avec ses archaïsmes autoritaires... Emmanuel Macron n’aurait-il pas réussi là où Ségolène Royal a échoué ?

Vous avez raison de dire que cela fait dix ans que l’on cherche une solution médiane, qu’il y a une aspiration à autre chose, parce qu’on voit bien les effets pervers de la bipolarisation politique : un camp marque l’autre à la culotte, et l’idée de réforme est assez largement hypothéquée par le fait que la paralysie découle de l’alternance, avec des cohabitations qui vont s’aménager. Je crois que ce désir de médian des Français se manifeste déjà en novembre 2016, par la faveur dont jouit Alain Juppé. Je dirais que Juppé a glissé sur le savon dans sa salle de bains, et que c’est Macron qui prend la main.

Vous auriez une définition du « macronisme » ?

Emmanuel Macron, nonobstant son jeune âge, est un être pluriel… Par son parcours, il correspond finalement aux quatre formes de pouvoir qui ont existé en France depuis un siècle. Dans les années 1920-30, c’est la République des professeurs, c’est-à-dire Herriot, Jaurès, Blum ; une époque où les hommes politiques français sont des humanistes qui savent lire le grec et le latin, sont souvent passés par Normale Sup, ont un rapport assez oratoire à la politique, sont assez peu économistes et chez lesquels le surmoi littéraire est fort. Macron a ça, parce que c’est un ancien khâgneux, parce qu’il a travaillé auprès de Paul Ricœur, et parce qu’il décline volontiers son goût pour la littérature – ce qui est assez nouveau, puisque le précédent président se targuait de ne jamais lire de romans, et que Sarkozy a pris des cours de rattrapage après son troisième mariage (sourire). Il s’agit donc de la première figure du pouvoir, et Macron l’a dans son ADN. La deuxième figure du pouvoir en France, ce sont les Trente Glorieuses, c’est-à-dire 1945-75. Et là, on voit bien que ce sont les grands commis qui prennent le pouvoir. L’ENA est d’ailleurs créée en 1945, et on voit très vite les hauts fonctionnaires être aux affaires. Macron est un énarque, il a été inspecteur des finances, il a même été ministre des Finances. Il coche donc la case des Trente Glorieuses dans son profil. Troisième avatar du pouvoir, ce sont les années 1980-90, où là, le pouvoir se détache de la sphère publique pour aller vers la financiarisation de l’économie. Ce sont « les années fric ». Emmanuel Macron est aussi passé par là, avec ses trois années chez Rothschild. Enfin, dernière strate : depuis quinze ans, nous sommes entrés dans la web économie, dans le monde 2.0. Macron a 39 ans, c’est sa génération. Au final, je dirai qu’Emmanuel Macron est un excellent précipité des quatre modes d’exercice du pouvoir en France depuis un siècle.

Emmanuel Macron semble dessiner un nouveau paysage idéologique en France, qu’il a exposé dans son livre Révolution, avec d’un côté, les conservateurs passéistes, ceux qui proposent aux Français de revenir à un ordre ancien, et de l’autre côté, les progressistes réformateurs qui croient que le destin de la France est d’embrasser la modernité. Que pensez-vous de ce clivage ainsi posé ?

Je ne pense pas qu’Emmanuel Macron soit quelqu’un qui congédie le passé, puisqu’il en est épris. Dans le « monde ancien », il prend quand même des choses… Ne serait-ce que les postures bonapartistes ou gaulliennes. En plus, pour moi, la vérité d’un président de la République est dans son ministre de l’Éducation. Et Jean-Michel Blanquer, ce n’est pas quelqu’un qui va jouer la table rase. Il joue même plutôt la restauration, celle d’une école républicaine, non pédagogiste, etc. Mais ce que je comprends aussi, c’est qu’Emmanuel Macron se sent comptable, au nom de sa génération, celle qui va avoir 40 ans, des inerties des plus anciens – c’est-à-dire des gens de mon âge ou de ceux qui sont encore au-dessus. C’est surtout cette bipolarité de la vie politique française, qui était très paralysante, qu’il a quand même remarquablement brisée pour l’instant.

Marc Lambron

Photo : Manuel Braun

Pensez-vous qu'il y ait un côté générationnel à vouloir effacer cette bipolarité droite/gauche ?

Une chose est assez frappante pour quelqu’un de mon âge. Lorsqu’on était un étudiant en 1974-75, ce qui prévalait dans le champ d’influence intellectuelle, c’était ce qu’on appelait « l’ère du soupçon », c’est-à-dire la déconstruction déridienne, le règne de la sémiologie : tout était à décrypter, tout était à soupçonner. Politiquement, cela donnait Hollande. François Hollande, avant de monter dans un véhicule militaire, se posait la question de savoir si, pour un homme de gauche, ce n’était pas quand même trop transgressif. Macron, lui, monte dans un véhicule militaire sans problème. Pourquoi ? Parce qu’il a été l’élève de Ricœur, qui à mon époque aurait été pris pour ringard, c’est-à-dire un philosophe du sens et non un philosophe de l’interrogation. Ce qui distingue quelqu’un de mon âge de quelqu’un comme Macron, c’est qu’il est moins enclin à déconstruire ou à interroger, et plus enclin à faire. De plus, je sens chez Macron une hantise du schisme. Il a peur de ce qui divise, de ce qui sépare, et je crois que tous ses discours unificateurs, y compris au niveau européen, témoignent de ce besoin de sens et d’ensemble compact agrégé en quelque sorte. Cela rejoint des moments de l’histoire de France, qui n’ont pas été si fréquents, où il y a eu front et unification des Français derrière un homme – le cas le plus récent étant de Gaulle.

Emmanuel Macron, dans les pas de Charles de Gaulle…

Je pense qu’Emmanuel Macron sait dans quel fauteuil il s’assoit, quand il est à l’Élysée. Il a des fantômes autour de lui, ceux des hommes d’État. Et je pense qu’il se sent comptable du destin des Français pendant sa présidence, devant les grands hommes du passé. Le passé est sélectivement répudié avec Emmanuel Macron, mais il est quand même plus présent qu’il ne l’était chez Hollande ou Sarkozy. Parce que je pense que Hollande et Sarkozy étaient allés à l’école des stratèges professionnels, des vieux renards de la politique, comme Mitterrand ou Chirac, et qu’ils étaient souvent des court-termistes : comment tenir, comment gagner les prochaines élections présidentielles, etc. Macron est sûrement très stratège – son succès le prouve – mais je pense que, dans l’obligation qu’il ressent vis-à-vis de lui-même, il y aussi l’idée de penser loin, qui s’accompagne d’ailleurs de l’idée qu’il est révocable. Il aura 44 ans à la fin de son premier mandat, donc on peut imaginer qu’il aille faire autre chose.

Quant à la « pensée complexe » d’Emmanuel Macron, faite souvent d’ambivalence, et symbolisée par ce fameux « en même temps », cela vous paraît-il convenir à la conduite d’un État ?

Je parlais tout à l’heure de l’identité riche et composite de Macron… Il y a chez lui, c’est vrai, cette façon d’être à la fois ici et là. Mais je dirais que c’est un « en même temps » au carré… c’est multi-facettes, et c’est ça qui est intéressant. C’est comme une boule de Noël qui tourne au plafond. Et c’est vrai que cela rend difficile de lui assigner une identité précise, ce qui, par ailleurs, enchante les commentateurs, puisque l’on peut dire une chose et son contraire sur Macron.

Que pensez-vous de cette distance qu’il souhaite finalement maintenir avec les médias ?

Marc Lambron

Photo : Manuel Braun

Les médias, il les a d’abord beaucoup vus pendant un an. Donc je crois qu’il sort d’une surdose médiatique qui a été celle d’un candidat à la présidentielle. Ensuite, je pense que, là aussi, il y a une distance d’inspiration gaullienne. Je peux le comprendre, parce que la caste journalistique est devenue – depuis la présidence Sarkozy et cela ne s’est pas arrangé sous Hollande – une machine à dénigrer. Je suis très frappé par cette sorte de nihilisme français, où tout le monde râle, notamment très présent sur les chaines d’information en continu. Il y a un poujadisme cultivé, qui est celui de beaucoup de journalistes. Je pense que Macron s’en méfie. Et puis je note une toute dernière chose sur la caste journalistique : après le long entretien qu’Emmanuel Macron a donné au journal Le Point, un entretien de combat, de rentrée, j’entends Marion Ruggiéri, journaliste de l’émission « C à vous », dire, en substance, qu’Emmanuel Macron est un élitiste parce qu’il cite Schumpeter et Levinas. La réaction normale, il y a quelques décennies, aurait été de dire « c’est moi qui suis en faute, car je ne sais pas qui sont Schumpeter ou Levinas ». Là, l’arrogance journalistique est telle, qu’on en vient à faire de ce que l’on sait et de ce qu’on ne sait pas, la toise à la mesure de laquelle on évalue le savoir des autres ! Heureusement que Monsieur Blanquer est là (sourire) ! Car c’est d’ailleurs la même chose avec le pédagogisme : l’idée d’araser par le bas, c’est-à-dire de prendre comme mesure, non pas ce que l’on pourrait savoir avec un effort, mais ce que l’on ne sait pas, et en plus, ce que l’on ne sait pas avec arrogance ! Emmanuel Macron a toutes les raisons, je pense, de se tenir à distance de la caste journalistique.

Emmanuel Macron, en raison de son âge, n’a pas vraiment connu le tragique de l’histoire. Serait-il ainsi porteur d’un optimisme de l’histoire… ?

On a vu, après Jacques Chirac, accéder au pouvoir des présidents qui n’avaient pas connu la guerre et ne pouvaient donc pas éprouver réellement l’idée d’un tragique historique. Emmanuel Macron est encore moins un enfant de la guerre, c’est vrai, mais il est quand même un enfant de la mémoire, et notamment de la mémoire de l’Europe, c’est-à-dire de la construction de la paix. Mais il arrive aux affaires au moment où le tragique revient, avec Daesh. Donc, il y a ce paradoxe de quelqu’un qui n’a pas été exposé au tragique, mais qui, peut-être, dans ses hautes fonctions va avoir à l’affronter. Et je pense que quand on aime lire Albert Camus, on a une idée, en tout cas platonique, de ce que peut être le rapport au tragique…

La littérature et l’exercice du pouvoir sont quand même deux choses différentes, non ?

Les lectures peuvent rencontrer l’histoire ou la réalité d’un mandat présidentiel. Il y a d’ailleurs une sorte de rapport presque incestueux entre l’écriture et le pouvoir. Après tout, Stendhal a été consul et membre du Conseil d’État, Benjamin Constant aussi, Chateaubriand a été ambassadeur et ministre, et cela court jusqu’à Malraux, pour ne pas parler aussi du duc de Saint-Simon qui, lui, était à la Cour et en devient le mémorialiste. Si l’on veut sortir quelque chose du tissu de la substance, cela passe évidemment par la langue et par l’écrit. C’est le contraire du court-termisme. Je pense que quelqu’un comme Hollande, qui est un homme intelligent, mais qui a, au fond, passé sa vie à assembler un patchwork de tendances et de caractères, pour en faire la synthèse afin que tout le monde soit content, est très différent de quelqu’un qui regarde avec une certaine perspective qui est celle de la littérature. Avec cette perspective, cela veut dire que l’on veut s’inscrire soi-même dans une histoire. En ce sens d’ailleurs, je ne suis pas sûr que prendre Philippe Besson comme mémorialiste de la campagne soit le meilleur choix, mais cela peut s’arranger (sourire).

Finalement, quels seraient les écrivains qui pourraient accompagner aujourd’hui le macronisme ? À part vous, peut-être, qui pourrait-il convoquer, tel Malraux, à ses côtés ?

Il a convoqué une éditrice, Françoise Nyssen, pour en faire la ministre de la Culture. Ce n’est donc pas un écrivain, c’est un entrepreneur culturel, le point est intéressant… cela veut dire qu’aujourd’hui Malraux est éditeur. Cela va avec la « culture du faire ».

Une culture du faire qui n’aime donc pas trop tout ce qui ressemble à « c’était mieux avant ». Y-a-t-il de la place pour de l’optimisme dans le champ intellectuel contemporain ?

Ce qu’il se passe dans le champ intellectuel, et depuis longtemps, c’est la déliquescence d’une grande pensée de gauche…

C’est-à-dire ?

Marc Lambron

Photo : Manuel Braun

Il y a eu une gauche des illusions lyriques, une gauche de l’espoir, dans les années 1970. Elle était dans l’opposition, forcément, parce que, pour cette gauche-là, le pouvoir corrompt toujours ou abîme, mais il y avait quand même eu une sorte de doctrine qui allait vers l’émancipation, le progrès. Et puis, tout ça a moisi pour donner une gauche malade, qui prône la culture de l’excuse et la préférence absolue pour la victime… Et cette pensée est devenue la pensée dominante, qui procède avec des cases bien définies et des tabous. Lisez Le Monde, qui est devenu le journal officiel, vous voyez bien comment ils construisent leur mode de pensée… Le corollaire étant de retenir de l’Histoire, avec un grand H, que ce que nous avons à expier. Autrement dit, la culture de la repentance. Macron, c’est l’inverse : ce qu’il va retenir de la France, ce n’est pas la repentance, ce sont les points forts, héroïques ou légendaires du roman national. Depuis quatre mois, je ressens comme un changement d’époque. J’ai d’ailleurs entendu un mot, après l’élection d’Emmanuel Macron, qui était totalement banni par la pensée dominante, c’est le mot fierté. Ce mot, jusqu’à ces derniers temps, était réservé aux minorités, comme la « Gay Pride » par exemple. Aujourd’hui, le mot fierté est accolé à un destin ou à un récit national, ce qui, avant, était blâmé. Je crois, en effet, qu’Emmanuel Macron a ressenti de manière toxique toutes les impasses du dénigrement, du nihilisme, et de la langue de bois. Et que pour le coup, la positivité macronienne, c’est aussi un antidote, un anti-poison face à des idées vermoulues qui étaient finalement devenues des dogmes. Vous connaissez le slogan de la Fnac, « agitateur depuis 1954 »… lui, en tout cas, aura été agitateur depuis 2017. Pour la suite, on verra…

Êtes-vous un homme heureux dans la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui ?

La réponse est « oui », mais il faut que je détaille, parce qu’il faut pondérer. Le bonheur est indexé sur la vie privée, et ma vie privée étant heureuse, je peux me déclarer heureux. Ce sera une première réponse. La deuxième réponse, c’est que je peux me prendre comme cobaye, comme spécimen, justement de ce poujadisme cultivé dont je vous parlais, et qui aime bien, depuis une vingtaine d'années, prendre pour cible, de manière signalétique, des gens comme moi. C’est-à-dire l’écrivain énarque. Il se trouve que j’étais normalien aussi, mais on ne le disait pas. On allait quand même plus sur la figure exécrée de l’énarque, autrement dit des fiches de police. Et ça me frappait. J’aurais été prince du sang, avec des privilèges innés, j’aurais compris. Mais quand on est républicain, on sait précisément… (silence)

… ce que la méritocratie républicaine veut dire ?

Que la méritocratie républicaine, en effet, passe par des concours, et que tout le monde peut s’y présenter, ou presque. En fait, ce qui était de l’ordre du mérite était dénoncé comme de l’ordre du privilège, et cela faisait partie d’un certain terrorisme intellectuel, qui avait une vision pénalisante ou qui cherchait des boucs émissaires. Donc, de la même manière, au lieu de dire, comme un mélenchonien, « Macron est un horrible capitaliste », il vaut mieux dire « non, il n’est justement pas resté 30 ans dans la banque d’affaires, en se faisant beaucoup d’argent jusqu’à la retraite. Il est passé, il a vu et il n’est pas resté ! » Et je trouve heureux qu’aujourd’hui l’ambition d’un homme jeune place l’imperium de l’État au-dessus du bonus des traders. Il y a un certain nombre de signes, comme celui-ci, qui vont avec la figure de Macron. Donc, je pourrais vous répondre que, d’une certaine manière, je suis plus heureux sous Macron que je ne l’étais sous Hollande, par exemple.

Vous êtes donc optimiste pour l’avenir ?

Oui. Je pense qu’on a vécu dans une société post-historique, une société « doloriste », victimaire – je parle du climat général. Ce n’était plus le héros qui était le personnage principal, c’était la victime. D’où la répudiation de l’histoire dans son panache ou dans sa flamboyance, d’où une certaine résignation aux misères de l’homme quelconque. Houellebecq est assez typique de ça. C’est quelqu’un qui prend sur lui tous les maux du temps, comme une sorte de Christ de la classe moyenne. C’est amusant, mais c’est une espèce d’ironie meurtrière. L’idée de faire, plutôt que de se plaindre, me semble dans l’air du temps, et singulièrement dans la personne du premier des Français… donc je suis assez optimiste, parce que j’ai eu suffisamment de raisons, depuis 20 ans, de déplorer une certaine inertie, une certaine complaisance, voire une certaine lâcheté française.

Marc Lambron et Anne-Sophie Beauvais

Photo : Manuel Braun


Marc Lambron et Emmanuel Macron : comment se sont-ils rencontrés ?

« La toute première fois, mon ami Gilles Kepel, islamologue, se fait décorer par Emmanuel Macron, qui est alors ministre des Finances. Lui aussi est, je crois, dans un mouvement de lassitude vis-à-vis des élites classiques, et a envie d’être adoubé par ce jeune ministre. Cette première rencontre se passe donc à Bercy, avec une quarantaine de personnes qui étaient là… et Macron, d’ailleurs, me fait part, je cite, de son “admiration”. Je me suis dit alors : “Il est assez habile !” On le dit omni-séducteur…en tous cas, il m’a saisi par mes surfaces aimables. Je l’ai trouvé brillant dans son discours, ce jour-là, avec évidemment le côté chevaux légers du personnage, ses costumes à pantalon étroit, achetés chez Jonas, rue d’Aboukir…

Nous nous sommes revus ensuite, en février 2016. Il est encore ministre. C’était lors d’un dîner chez Guillaume Durand, le journaliste, avec une dizaine d’autres invités : Roman Polanski, Guillaume Gallienne, Philippe Tesson, Danièle Thompson... Emmanuel Macron vient avec son épouse, et je le vois à l’œuvre : à un moment, on se retrouve tous les deux dans une sorte de jam session autour du personnage de Giscard d’Estaing. Il connaissait un certain nombre d’historiettes sur Giscard, et comme moi aussi, on a fait l’assaut de petites anecdotes, et il tenait très bien la route. C’était assez amusant. Et rétrospectivement, je me dis que ça l’intéressait aussi d’entendre des choses qu’il ne connaissait pas sur un personnage qui, comme lui, était inspecteur des finances et a été élu président de la République assez jeune… peut-être que, finalement, il sondait le passé en préparant son propre futur. 

Notre troisième rencontre s’est passée le 4 février 2017. C’était le jour de mon anniversaire, et j’assistais à un de ses grands meetings de campagne, dans ma ville natale de Lyon. J’avais demandé à mon camarade Gérard Collomb de me convier. J’ai raconté ce meeting dans L’Obs

Depuis, je ne l’ai pas revu, mais je lui ai envoyé un texto, le 7 mai 2017, le soir de son élection. J’étais devant ma télévision, je le regardais au Louvre… et je lui ai écrit qu’un président français qui marchait sur la musique d’un Allemand sourd – Beethoven – c’était ça, pour moi, l’Europe ! Et là, ce qui m’a assez bluffé, c’est qu’il m’a répondu presque tout de suite, à 23 h 30. C’était donc sur le chemin de retour à son QG de campagne. Sa réponse était assez élégante, et s’adressait aussi à mon amie, que j’avais associée à mon message : “Merci à vous deux amis fidèles, je tâcherai d’être à la hauteur de cette amitié.” C’est mon dernier contact avec lui, le jour de l’élection. Après je n’ai plus embêté le président de la République avec des textos… »


Photos : Manuel Braun