Émile Magazine

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Dissertation - Qu'est-ce qu'avoir du pouvoir ?

Quelques jours après l'investiture de notre nouveau président et la nomination d'un nouveau gouvernement, le moment est bien choisi pour réfléchir à la notion de pouvoir. Émile vous propose de prendre du recul en lisant la brève dissertation du philosophe Charles Pépin sur le sujet.

Avoir du pouvoir, c’est être plus qu’avoir– un art de la relation qui est précisément le secret du pouvoir. Avoir du pouvoir, c’est donner du pouvoir ; c’est être perçu par les autres comme étant capable de donner ce pouvoir. Dès lors que le pouvoir est pensé comme ce qui est pris aux autres, dès lors que le sujet perçoit l’accroissement de sa puissance comme exigeant la diminution de celle des autres, alors son pouvoir en sera limité d’autant. À l’inverse, un homme ou une femme ont du pouvoir lorsque ceux sur qui leur pouvoir est censé s’exercer se le représentent comme ayant la capacité d’accroître leur vie, de leur donner de l’élan, de la liberté, ou des droits nouveaux, du pouvoir d’achat… Le véritable ressort du pouvoir est alors dans l’imaginaire, dans le fantasme, dans les représentations de ceux sur qui ce pouvoir s’exerce. Parce qu’ils croient en ce pouvoir, ce pouvoir deviendra réel. Avoir du pouvoir, c’est donc savoir s’attirer ces représentations positives.

Au début du mandat de Barak Obama, les Américains ont eu l’impression que, grâce à ce Président, ils allaient avoir eux-mêmes plus de pouvoir sur leurs vies : ils allaient retrouver, Américains, leur puissance d’influence sur le monde. « Yes, we can », disait ce cercle vertueux, et Barak Obama affirmait en substance : donnez-moi le pouvoir, je vous rendrai le vôtre. Avoir du pouvoir, c’était bien en donner. Avec le risque que cela comporte : quand les autres ne reçoivent rien, vous perdez votre pouvoir.

Lorsqu’un ami a le pouvoir de vous influencer, il a le pouvoir que vous voulez bien lui donner. C’est parce que, dans votre imaginaire, il est un ami de bon conseil que vous allez l’écouter. « Les tyrans ne sont grands, que parce que nous sommes à genoux », écrit avec génie La Boétie. Les tyrans ne sont donc pas grands dans l’absolu, ils le sont parce que, à genoux, nous les voyons plus grands ; nous nous les représentons grands.

Vous objecterez que le tyran peut avoir des ressources objectives (armée, police secrète, argent…), et que votre ami vous a objectivement, par le passé, donné de bons conseils : tout ne se joue donc pas sur le terrain du symbolique, de l’imaginaire, des représentations. L’habit, seul, ne fait pas le moine. Et vous aurez raison. Nous inspirant de Spinoza, nous pourrions alors distinguer ce qui relève de la puissance objective (forces militaires, argent, qualités, institutions…) de ce qui relève du « pouvoir sur », indissociable des représentations et de l’imaginaire.

Reste à repérer, dans un pouvoir, la frontière entre la puissance objective et le « pouvoir sur » : où passe la ligne de partage ? Jusqu’où va la puissance ? Où commence le « pouvoir sur » ? L’énigme du pouvoir tient au fait que cette frontière est introuvable : il est impossible de savoir avec exactitude ce qui relève de la puissance et ce qui relève du « pouvoir sur ».

Pourquoi un professeur a-t-il le pouvoir d’influencer la vie de ses élèves ? Est-ce lié à ce qu’il sait objectivement ? A sa place dans une institution ? Mais alors pourquoi cet autre professeur, qui en sait au moins autant et occupe une place comparable dans l’institution, a-t-il beaucoup moins d’influence ? Peut-être précisément parce qu’il se repose trop sur cette puissance objective, parce qu’il ne fait pas assez confiance à la relation, parce qu’il n’est pas capable de jouer en elle sa valeur. S’arc-bouter sur sa puissance objective, sur ses qualités ou savoirs, c’est manquer de charisme. Parce qu’il a cette belle manière de vivre son doute, l’être charismatique va chercher dans les autres, dans le regard des autres et dans la relation qu’il invente avec eux, la réponse à la question de sa valeur. Loin de se satisfaire des réponses objectives, de la référence à ses compétences ou à sa position institutionnelle, il ne s’arrête jamais de chercher. Par définition, la puissance objective est limitée. Avoir du pouvoir, c’est être lucide sur cette limite et chercher dans la relation, dans le pouvoir que l’on donne aux autres, le ressort même de son propre pouvoir.