L'infiltré - Les vieilles canailles
Un groupe de députés socialistes vit ses derniers instants à l'Assemblée nationale, avant le premier tour des élections législatives. Notre infiltré nous raconte ces moments où se mêlent souvenirs politiques, nostalgie et ambiance de fin de règne...
Ils sont les derniers à se réunir ici. Tous les jeudis, ils se retrouvent à la buvette de l'Assemblée nationale et, depuis que les beaux jours sont là, ils déjeunent en cercle à l'ombre des tilleuls.
Ce sont quatre vieux grognards du socialisme que j'aime à retrouver, moi leur benjamin, pour mesurer le temps qui passe et apprécier ce qui change et ce qui reste immobile.
Comme s'ils étaient en train de jouer aux cartes sur le Vieux-Port ou (mieux encore) déjà au Paradis, ils se racontent pour la centième fois l'histoire de leur vie, les circonstances de leur (unique) élection perdue, leur nomination ratée au gouvernement, le moment de gloire qu'ils ont failli connaître.
Ils connaissent par cœur chaque anecdote et pourraient finir l'histoire si l'un d'entre eux venaient à être subitement appelé par je ne sais quelle autorité supérieure. Mais qui pourrait bien les appeler ?
L'autre jour, quand je me suis attablé avec eux, le plus en verve racontait les obsèques de Gaston Deferre.
Pour la bonne information du lecteur, on précisera qu'elles ont eu lieu le 12 mai 1986 à Marseille, la ville dont il était maire.
Ce jour-là, tout faisait sens sous le soleil radieux de la Méditerranée et l'organisation avait été irréprochable. La foule immense et silencieuse avait accompagné le cercueil de la mairie à la cathédrale. Tous les dignitaires religieux étaient là.
François Mitterrand et Edmonde Charles-Roux marchaient côte à côte, suivis de près par Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur, qui tentait de préserver son incognito ou de cacher son émotion derrière de grosses lunettes noires.
Et puis surtout il y avait ces quatre gamins de Marseille qui portaient avec d'infinies précautions un petit coussin de velours rouge sur lequel reposait le chapeau de Gaston.
C'est à ce moment du récit que l'un d'entre eux sembla s'éveiller en sursaut. Il me dévisagea : "Tu comprends quand on a connu ça, on a tout connu. On était là au début, on est encore là aujourd'hui. On est arrivés au bout du chemin. On peut crever tranquilles."
Les autres le regardèrent, vaguement surpris et chacun s'empressa de tirer à nouveau sur son cigare, signe que le récit pouvait reprendre.
"Le plus drôle dans cette journée c'est quand Mitterrand voulut évoquer avec Edmonde le nom du successeur de Gaston à la mairie. Ils étaient seuls dans la voiture.
Je peux bien le raconter. Maintenant, il y a prescription et puis je le tiens du chauffeur de Tonton.
Quand il lui a posé la question "Alors, Edmonde, dites-moi, a qui pensez-vous pour la suite." Elle l'a fusillé du regard. "Je sais, moi, à qui vous pensez et il n'en est pas question." C'est ainsi que Tapie ne fut jamais maire de Marseille..."
Un ange passa à nouveau et celui qui avait dit qu'ils pouvaient tous "crever tranquilles" reprit la parole :
" Cette année, c'est comme 58, comme 81. C'est de cet ordre. Un changement d'époque. Une page, non. Même pas un chapitre. C'est un livre qui se referme.
Je ne comprends pas les copains qui y sont retournés.
Regarde Vaillant, regarde Glavany. Ce n'est plus de la drogue, c'est du suicide. Regarde Cambadelis avec sa palette rouge. Ridicule. Regarde Cazeneuve qui fait la tournée pour soutenir les autres. Pathétique.
À quoi ça sert vraiment ?"
Finalement, sans le savoir, ils ressemblaient ce jour-là à l'immense majorité des Français.
Lassés de la politique dont ils connaissent toutes les ficelles, épuisés par le spectacle de cette campagne qui n'en finit pas depuis un an, ils s'apprêtent tous à voter dimanche prochain pour les candidats de La République en Marche.
Eux qui ont bénéficié de la vague de 1981 regardent s'avancer celle de 2017 en se disant, comme tout le monde, qu'il est temps de donner sa chance au petit jeune...
À charge pour lui d'inventer une nouvelle histoire dans laquelle ils ne seront plus.