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L'évolution du conflit en entreprise à l'heure du digital

À l’ère du digital, les entreprises se transforment. Les méthodes de travail ou encore les outils de communication ont bien évidemment évolué, mais aussi les formes de conflit ainsi que les manières de les gérer. Pour appréhender ces mutations, Sciences Po Alumni a organisé fin janvier une conférence sur le sujet. 

« L’entreprise économique et sociale répond à des injonctions paradoxales car elle doit, sans cesse, combiner les aspirations individuelles et collectives de ses acteurs et de son environnement avec ses propres contraintes », a déclaré Isabelle Aoustin-Hercé, médiateur d’entreprises, lors de l’introduction de la conférence sur le conflit en entreprise à l’heure du digital. « L’exercice est complexe et l’équilibre difficile à atteindre. Aspirations contraires et frustrations peuvent conduire au conflit. Le mécanisme n’est pas nouveau mais, à l’heure du digital et de la transformation de nombreuses entreprises, de nouvelles mécaniques sont à l’œuvre. »

En entreprise, comme à la guerre

La confrontation sociale fait partie de la négociation, tient à rappeler avant toute chose Gérard Taponat, DRH et directeur du pôle dialogue social à Paris Dauphine. « Aujourd’hui, dans notre monde, on a l’impression que d’un côté il y a la conflictualité et de l’autre la négociation. D’un côté, il y aurait la paix et de l’autre la guerre ; alors que l’un et l’autre s’alimentent. La négociation c’est vivre avec le conflit et le conflit est une forme de négociation. »

Gérard Taponat continue de filer la métaphore de la guerre pour expliquer l’évolution récente de la conflictualité en entreprise. « Nous avons connu des périodes pendant lesquelles les relations sociales en entreprise se déroulaient dans un affrontement bloc contre bloc. Ces relations persistent d’ailleurs ici ou là, mais la nature et le lieu du combat ont évolué. Comme c’est le cas actuellement avec la bataille de Mossoul, dans les relations sociales aussi il n’y a plus ni de front ni d’arrière. » La conflictualité en entreprise est de plus en plus polymorphe et n’est plus systématiquement collective. « Vous pouvez très bien avoir négocié de superbes accords et trouver ici ou là un groupe, un réseau d’influence qui met à mal ce que vous avez difficilement convenu avec vos partenaires sociaux », précise Gérard Taponat. 

Cette évolution de la conflictualité s’exprime dans l’émergence de nouveaux terrains de conflits. Gérard Taponat en a identifié cinq, parmi lesquels le terrain individuel et symbolique : « Lorsqu’un salarié est dans une situation sociale telle qu’il représente un symbole, l’entreprise peut avoir juridiquement raison et socialement tort. C’est une nouveauté aujourd’hui : le droit est interprété à l’aune de la justesse des idées, et la nouvelle génération qui entre aujourd’hui dans la vie professionnelle est complètement imprégnée de cette relation-là. » Autre terrain, celui de l’image de l’entreprise, qui peut notamment être attaquée dans les médias, sur internet et de plus en plus sur les réseaux sociaux. 

Les réseaux sociaux, un canal difficile à maîtriser en période de crise

La place centrale prise par les réseaux sociaux dans les relations au travail, mais aussi les périodes de conflit, a été illustrée par le témoignage de la DRH d’un grand groupe, venue assister à la conférence. « J’ai vécu plusieurs conflits sociaux l’année passée et le terrain de jeu est sorti de l’entreprise. Nous avions, en tant qu’entreprise, coupé les liens de communication des collaborateurs entre eux et finalement le conflit est allé se jouer sur les réseaux sociaux, chose à laquelle nous n’étions pas préparés. Ça a été un grand moment de panique », raconte-t-elle avant de poursuivre. « Plus récemment nous avons procédé au renouvellement des institutions représentatives du personnel, nous avons essayé de contrôler ce terrain de jeu, sauf que toute la campagne électorale s’est faite surWhatsAppalors que nous avions pensé à regarder Facebook par exemple. Le lien social sort de l’entreprise et déborde sur les réseaux sociaux. »

Pour Gérard Taponat, l’arrivée des nouvelles technologies a également créé un choc dans le monde du travail, qui avait été pensé auparavant comme « stable et cohérent ». Les entreprises, notamment les services RH, doivent repenser en profondeur leur organisation et la façon dont elles communiquent avec les salariés au quotidien. 

« Aujourd’hui, l’entreprise traverse des phases de réorganisation permanente », déclare pour sa part Éric Manca, avocat associé au cabinet August et Debouzy, spécialisé en droit du travail. « Résultat : certains salariés ne parviennent plus à se situer dans l’entreprise. Ils s’interrogent donc sur leur place dans la structure, et leur perception par cette dernière. Tout projet de réorganisation se trouve par voie de conséquence suspect, trop souvent vécu comme attentatoire à leurs personnes, ce qui les empêche de se projeter. » Ces situations d’incompréhensions, de blocages, sont souvent la conséquence d’un déficit d’informations, d’une absence de communication en amont de la mise en œuvre du projet : « Le salarié se perçoit alors comme exclu de la marche des choses. Il ne se sent plus appartenir à l’entreprise, dont il n’est plus à même de partager les valeurs. » Dans ce contexte, le projet de réorganisation, puisqu’incompris, devient vecteur de craintes, de peurs du lendemain, terrains des plus favorables à l’installation et au développement des risques psychosociaux...            

Droit du travail : « l’entreprise, présumée délinquante »

Éric Manca estime que dans les situations de conflit, l’entreprise « part systématiquement avec une longueur de retard, à raison de la présomption de délinquance qui la poursuit ». « Sans oublier, l’image du pot de terre contre le pot de fer demeure, alors que les pots de terre (salariés et syndicats) disposent aujourd’hui d’un accès au droit n’ayant plus rien à envier à celui de l’employeur, confronté de surcroît à des obligations et contraintes légales foisonnantes (en témoignel’épaisseur du code du travail) », assure-t-il. C’est donc un mille-feuilles de règles et de normes qui pèse sur la tête des DRH qui sont sommés de les maîtriser. En conséquence, les DRH doivent développer une vigilance de tous les instants pour pouvoir prévenir les risques, anticiper les conflits, et dire l’avenir, tout cela en s’assurant, sans faille, à chaque étape, de la bonne santé (physique et psychologique) des salariés au travail.

Selon Éric Manca, l’action de groupe constitue aussi un nouveau risque pour les entreprises. Concernant au départ la consommation, elle est désormais étendue aux discriminations pouvant être rencontrées dès la phase de recrutement. Cette action est ouverte aux associations de lutte contre la discrimination (en ce qui concerne uniquement la discrimination à l’embauche) et les organisations syndicales représentatives au niveau de l’entreprise ou de l’accord de branche « Ils vous envoient d’abord une lettre pour signaler une potentielle discrimination – qui peut être basée sur l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, les origines ou les opinions politiques d’un salarié – et demander de la faire cesser », explique l’avocat. « Au bout de six mois, si l’association ou le syndicat considère que sa dénonciation n’a pas été prise en compte, l’action de groupe est introduite devant le tribunal de grande instance. Le tribunal dira s’il y discrimination et fixera le périmètre du groupe discriminé. Il invitera (par voie d’affichage) tout individu s’y rapportant à l’intégrer s’il le souhaite. Viendra ensuite l’identification des préjudices endurés et leur indemnisation. » De quoi entacher la réputation des entreprises visées par une telle procédure. « La publicité attachée à ces actions est phénoménale. Plus vous serez une entreprise visible, plus les syndicats tracteront et les médias s’y intéresseront. La communication de crise sera le mot d’ordre afin de ménager et sauvegarder votre activité, votre réputation, dans un monde qui ne s’arrête plus à la qualité de vos produits et de vos services, mais s’intéresse tout autant à vos valeurs qu’à votre image sociale », ajoute Éric Manca. Pour s’en prémunir, l’avocat conseille aux DRH de recourir à l’audit de leur entreprise, de manière à évaluer au mieux les points éventuels de difficultés ; ce qui permettra d’agir spontanément pour les dissiper, avant que ne soit engagée une action de groupe. 

La crise de la société de l’individu

De son côté, le DRH Gérard Taponat observe une crise de l’individualisme. « Cet individualisme, qui a été le sésame de beaucoup de nos relations, montre aujourd’hui ses limites et parfois même ses caricatures. Le principe TPMG (Tout pour ma gueule) est en train de miner une part du lien social, voire du lien managérial que nous avons », déclare-t-il.

Patrice Pollet, psychanalyste et médiateur, analyse qu'au fil des quinze dernières années s'est produit un déplacement considérable de la conflictualité dans les entreprises. Aux thématiques issues de mai 1968 (participation, négociation, dialogue social, histoires cachées et dévoilées, pouvoir de la parole libre, autorité imposée ou autorité reconnue) se sont maintenant substituées, à partir des années 2000, les thématiques d'abus de pouvoir, harcèlement, risques psycho-sociaux, opposition de la communauté soudée et de l'individu solitaire, dilution de l'autorité et prééminence des procédures, etc. Patrice Pollet constate donc une crise de la société de l’individu. « Les cadres sociaux régulateurs (famille, voisinage, ruralité/urbanité, État-nation) de la société des individus qui est la nôtre depuis le XVIIIe siècle, ont achevé brutalement et massivement de se dissoudre en une vingtaine d'années laissant place à une grande confusion des champs sociaux. Ces cadres régulateurs permettaient d'éviter, de sublimer pourrait-on dire, les affrontements face à face. » « Les gens se trouvent de plus en plus confrontés à des relations binaires, privés de médiation organisationnelle, et en grande souffrance. Cette souffrance ne peut s'exprimer socialement que par des comportements de repliement sur une logique, appauvrie et idéologisée, de l'intérêt personnel », ajoute-t-il. 

Pour Patrice Pollet, la crise de la société de l'individu débouche progressivement sur un conflit social majeur. Au-delà des inégalités de revenus, ce qui oppose les Français aujourd’hui ce sont les différences de classes culturelles, affirme-t-il : « Ce nouveau conflit oppose la partie de la population qui lit, va au théâtre, étudie, est pleinement impliquée dans les processus culturels qui entourent l’identité, à l’autre partie de la population qui ne dispose pas de ces ressources et subit les incertitudes du monde actuel sans moyens réels de les comprendre. » Cette frustration intellectuelle d'une grande partie de la population ne peut, non plus, être comblée par l'illusion du maniement de la technologie, fut-elle de pointe. Le monde des entreprises pourrait peut-être, en choisissant d'accorder plus d'attention à son intérêt à moyen terme, contribuer à une sortie de crise. « Il y a, dans l'entreprise, un moteur culturel qui peut être collectif : c'est le choix d'organisation. La compétence des choix d'organisation est une compétence qui peut être partagée et elle est intensément culturelle. Or, la rapidité actuelle des changements techniques est telle qu'elle remet en permanence en cause les modes d'organisation. De ce point de vue, la numérisation est une chance. La recherche d'un équilibre socio-technique par un choix d'organisation est sans cesse à repenser », assure Patrice Pollet. « Le travail change, les gens doivent se déplacer, être flexibles ; il faut que cela puisse se faire dans des cadres organisationnels créatifs, qui se réinventent et surtout que les intéressés maîtrisent de façon autonome. Les entreprises qui font cet effort de penser de nouveaux cadres de médiation sociale permettent à l'individu au travail de sortir de son isolement et de ses face-à-face ; mais elles acquièrent en même temps un avantage compétitif crucial », conclut-il. 


Gérard Taponat

Gérard Taponat, DRH, Directeur du Pôle Dialogue Social à Paris Dauphine.

Spécialiste des questions de dialogue social, et de négociations, il a été directeur des Affaires sociales dans différents grands groupes. Il enseigne à Paris et Montréal les questions de stratégie et d'intelligence sociale. 

 

Eric Manca

Eric Manca, Avocat associé au Cabinet August et Debouzy, spécialisé en droit du travail.

Son activité au Cabinet August et Debouzy est principalement dédiée au contentieux social et aux problématiques attachées à la prévention et à la gestion du stress et à la souffrance au travail. 

 

Patrice Pollet

Patrice Pollet, Psychanalyste et médiateur, ancien DRH et enseignant.

Spécialiste de la conduite des changements d'organisation, il propose une écoute active, de ce qui, individuellement et collectivement, peut permettre une utilisation positive des crises.