Bertrand Périer : "Sciences Po et la Seine-Saint-Denis, même combat"
Avocat passé maître dans l’art de manier la parole, Bertrand Périer est engagé depuis des années dans le projet « Eloquentia », un concours d’art oratoire à destination des jeunes de Seine-Saint-Denis. À ce titre, il est l’un des personnages principaux du documentaire « À voix haute », qui est pré-sélectionné pour les César 2018. Pour Émile, il revient sur cette aventure, qui a contribué à changer son rapport à la parole et à l’art oratoire…
Bio express
- 1993 : Diplômé de Sciences Po
- 1999 : Prête serment à la Cour de Paris
- 2003 : Secrétaire de la conférence du barreau de Paris
- 2010 : Commence à enseigner l’art oratoire à Sciences Po
- 2013 : S’investit dans le projet Eloquentia, en Seine-Saint-Denis (ou à Paris 8)
- 2016 : Prête serment au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation
- 2017 : Publie La parole est un sport de combat
Comment avez-vous rejoint le projet Eloquentia ?
Je connaissais Stéphane de Freitas, le créateur d’Eloquentia, depuis un certain temps. Nous nous étions rencontrés à la conférence Olivaint, où je donnais des formations à l’art oratoire. Stéphane, qui était étudiant à l’époque, a été un de mes élèves, en quelque sorte. Quand il a créé Eloquentia, il m’a donc proposé de rejoindre l’aventure. Au-delà d’un simple concours, qui ne ferait que juger les participants, il a souhaité qu’il y ait une formation pour accompagner les participants pendant un an.
Quel rôle avez-vous joué dans le film "À voix haute", sorti en 2017 et actuellement dans la pré-sélection des César 2018 ?
Mon rôle est finalement tout sauf un rôle puisque le film est un documentaire. On a simplement posé des caméras dans notre salle de cours et on a observé ce qui s’y déroulait mais, à aucun moment, il nous a été demandé de refaire une scène, de la jouer pour l’insérer dans une histoire qui aurait été construite à l’avance. Evidemment, je trouve le film magnifique mais je n’y suis pour rien ! Je trouve qu’il reflète très fidèlement ce qu’est pour moi Eloquentia : l’enseignement, la vie de groupe, la cause que cela sert, l’aventure humaine que cela représente. C’est très fidèle à l’esprit qu’on essaye d’insuffler.
Quels enseignements avez-vous tirés de votre participation à Eloquentia?
En réalité, cela a complètement modifié mon rapport à la parole. J’ai été formé à l’art oratoire dans les concours d’éloquence du barreau, qui promeuvent et véhiculent une parole très codifiée, cadrée. Je suis arrivé avec l’idée d’enseigner en Seine-Saint-Denis de cette manière, mais je me suis rendu compte que ça ne marchait pas de plaquer nos mots sur leurs bouches. J’ai appris, grâce à Eloquentia, que la parole était multiforme, qu’elle pouvait s’incarner dans un sketch, dans un rap, dans un slam, dans du théâtre, dans une poésie, dans un discours classique et qu’il fallait d’abord avoir quelque chose à dire pour parler. Et pour cela, chacun doit faire un travail d’introspection pour connaître sa personnalité, savoir quel est son message et ce qu’il souhaite transmettre.
Mon expérience à Eloquentia a modifié la façon dont j’enseigne désormais l’art oratoire à Sciences Po. Je m’efforce maintenant d’enseigner rue Saint-Guillaume une parole plus spontanée, plus convaincante, plus centrée sur l’argumentation, les idées. Moins artificielle. Au départ, je concevais davantage la parole comme quelque chose d’esthétique, aujourd’hui je la perçois davantage comme une arme sociale, une arme de conviction au service de ses idées.
Vous avez écrit dans votre livre : "Sciences Po et la Seine Saint Denis, même combat, puisque les élèves de la grande école et ceux du concours d’éloquence ont les mêmes défauts de posture et les mêmes inhibitions". Vous le pensez vraiment ?
En réalité, je pense que nous sommes tous égaux devant la prise de parole en public, parce que nous sommes tous égaux devant la peur. Au regard de la prise de parole en public, je ne vois pas de différence majeure entre les élèves de l’université Paris 8 (située à Saint-Denis, ndlr) et les élèves de Sciences Po. À ceci près que les élèves de Sciences Po ont, la plupart du temps, été sensibilisés dès leur plus jeune âge à l’importance de la prise de parole en public. Alors qu’on a souvent expliqué aux élèves de Paris 8 que l’art oratoire, ce n’était pas pour eux ; ce qui a beaucoup favorisé les autocensures et les inhibitions. Mais quand on en vient à la pratique de l’art oratoire, les défauts, les inhibitions sont souvent les mêmes.
Pensez-vous que c’est un problème particulièrement français ? On compare souvent la France aux Etats-Unis dans ce domaine…
Je me souviens quand j’étais à Sciences Po, dans les années 1990, il n’y avait pas d’enseignement d’art oratoire, en tant que tel, il n’y avait pas non plus d’association ou de concours d’art oratoire. On faisait certes des exposés mais qui sont davantage des exercices techniques que des exercices oratoires. Aujourd’hui, évidemment ça a bien changé. Mais c’est vous dire que même à Sciences Po, cela a pris du temps à arriver. Finalement cette inhibition à l’égard de l’art oratoire est assez française. Parce que nous considérons que la pensée doit s’exprimer à l’écrit, nous sommes un pays d’écrivains !
En revanche, on remarque un regain d’intérêt pour l’art oratoire ces dernières années : les concours, les associations, les films ("À voix haute" bien sûr, mais aussi plus récemment "Le brio")… Comment l’expliquez-vous ?
Nous sommes dans une période où nous avons extraordinairement besoin de nous parler, de débattre, de remettre à l’honneur la discussion, le débat d’idées. Dans cette époque, qui connaît beaucoup de turbulences, de traumatismes, nous avons un formidable besoin de lien social, de vivre ensemble. Or, la parole est une composante et une condition de ce vivre ensemble, du dialogue citoyen. Je crois que cette résurgence de l’art oratoire s’inscrit dans ce mouvement général de restauration du lien, parce que débattre c’est le contraire de se battre. Savoir exprimer ses idées de façon exacte, de façon claire, est la condition du débat pour que cessent les violences. La violence étant souvent l’expression d’une incapacité à dialoguer et à convaincre par la parole.
Propos recueillis par Maïna Marjany et Albane Demaret