Conférence - Radicalisation : la République en danger ?
Des assassinats de Toulouse et Montauban en mars 2012 aux attentats du 13 novembre à Paris et Saint-Denis, la France a été confrontée ces dernières années à un tourbillon de violence, dont l’ampleur et la brutalité ont marqué la population. Ces attentats, souvent perpétrés par de jeunes Français, ont fait émerger de nombreuses questions. La rédaction d’Émile a souhaité faire le point sur la situation en organisant une table-ronde, le 24 janvier dernier, autour de cinq personnalités qui ont travaillé sur les questions de radicalisation : Antoine Vey, avocat pénaliste, qui a notamment défendu Abdelkader Merah ; Marc Leplongeon, journaliste au Point, en charge des questions de justice, et co-auteur du livre Le Chaudron français ; Nathalie Goulet, sénatrice et présidente d’une Commission d'enquête sur l'organisation et les moyens de lutte contre les réseaux djihadistes ; Pierre Martinet, ancien agent de la DGSE ; et Thomas Bouvatier, psychanalyste.
"Djihad city" : le cas de la ville de Lunel
La conférence a débuté par une intervention de Marc Leplongeon, qui est revenu sur son enquête de terrain lors de l’écriture de son livre Le Chaudron français. Avec le journaliste Jean-Michel Décugis, ils ont suivi l’itinéraire d’une dizaine de jeunes, originaires de la petite ville de Lunel, dans l’Hérault, qui se sont progressivement radicalisés avant de partir combattre en Irak et en Syrie.
« Avec 25 jeunes partis en Syrie et en Irak, la commune de Lunel est la ville en France où il y a eu le plus de départs, proportionnellement à son nombre d’habitants : 1 pour 1000. Ce qui lui a valu le surnom de ‘’Djihad city’’ », explique Marc Leplongeon.
Au terme de leur enquête, les deux journalistes ont identifié plusieurs facteurs pouvant expliquer cette importante concentration de jeunes radicalisés dans la petite ville de Lunel:
Pierre Martinet, ancien agent de la branche « action » de la DGSE qui vit aujourd’hui à Londres, a quant à lui tenu à signaler que la ville de Lunel n’est pas le seul territoire à être confronté à ce problème. « Ce n’est pas non plus un problème uniquement français ! », s’est exclamé celui qui dirige aujourd’hui Wincorp Security Defense, une société spécialisée dans la formation d’unités contre le terrorisme et la prévention des risques. « L’Angleterre, par exemple, est également largement touchée par les phénomènes de radicalisation islamiste » Philippe Martinet s’insurge d’autant plus contre la situation qu’il explique qu’il y a une vingtaine d’années, les agents de la DGSE écrivaient déjà des notes pour alerter sur ces phénomènes, sans que la mesure du problème ne soit prise par les autorités. Pour lui, le premier pas de la lutte contre la radicalisation et le terrorisme est déjà de nommer et de comprendre les idéologies sous-jacentes :
La radicalisation devant la justice
Autre grande thématique abordée pendant cette table-ronde : la réponse de la justice face au terrorisme, mais surtout à la radicalisation. La justice française est-elle prête à tenir bon sur ses grands principes : présomption d’innocence, la nécessité de preuves, respect des droits fondamentaux d’un accusé ?
Pour Antoine Vey, les grands principes de notre justice ont été respecté dans le cadre du procès d’Abdelkader Merah, accusé de complicité d’assassinats avec son frère Mohamed Merah, qui s’est déroulé en octobre et novembre 2017 :
« Je suis satisfait de la décision qui a été rendue en première instance par la cour d’assise dans ce procès, non pas parce qu’elle va dans le sens de ce que nous avons soutenu, mais parce que c’est une décision motivée, dans les faits, en droit, avec une liste de motivations très longue dont tout le monde peut prendre connaissance. La décision a été rendue dans un climat qui était quand même serein, avec une presse qui a fait son travail, avec des juges qui ont fait leur travail. »
En revanche, l’avocat constate que « la problématique de la radicalisation a déplacé le curseur de la justice, du facteur "qu’a fait un individu" au facteur "quel potentiel de danger pour la société" ».
La radicalisation – et ses potentiels dangers – amène ainsi son lot de questions philosophiques sur notre société, notre rapport à la justice :
Quelle réponse peut apporter le législateur ?
« Depuis les attentats de janvier puis de novembre 2015, le dispositif législatif lié au terrorisme est devenu assez complet, mais nous devons encore travailler sur les dispositifs de prévention et de prise en charge », explique la sénatrice Nathalie Goulet. D’autant que la prison, sans accompagnement adapté, ne permet pas forcément aux détenus de se « déradicaliser ». Au contraire, les prisons sont connues pour être un lieu de radicalisation.
Pour Nathalie Goulet, chaque situation de radicalisation est différente, de nombreux facteurs entrent en jeu, il n’existe donc pas de solution simple et basique. Celle qui est aujourd’hui rapporteur de la mission d'information du Sénat "sur l'organisation, la place et le financement de l'Islam en France et de ses lieux de culte", affirme que l’une des premières étapes de contrôle est de former les imams de France, en France.
De son côté, le psychanalyste Thomas Bouvatier soutient que « pour faire face à cette guerre psychologique, l’information et l’éducation sont essentielles ».
Gérer le retour
Après le départ de nombreux français en Irak et en Syrie, la France est confrontée depuis quelques années à la problématique de la gestion du retour des combattants, mais aussi de leurs femmes et de leurs enfants. « Aujourd’hui, les "revenants" sont quasiment systématiquement incarcérés à leur retour en France », explique Marc Leplongeon. Mais la question devient plus complexe lorsqu’il s’agit de leurs enfants, mineurs. Faut-il les laisser aux mains des familles des combattants (grands-parents, oncles, tantes) ou bien les placer en famille d’accueil ? Doivent-ils être surveillés, "déradicalisés" » ?
Pour le journaliste Marc Leplongeon, une nouvelle problématique, qui n’a pas du tout été anticipée, est celle de ceux restés sur place et qui se retrouvent aujourd’hui emprisonnés, par un camp ou un autre. Il donne l’exemple de Yassine, jeune djihadiste originaire de Lunel, aujourd’hui dans les geôles des combattants kurdes. « On le laisse aux mains des Kurdes, mais on ne sait pas ce qu’il se passera dans 10 ou 15 ans, lorsqu’il sera relâché, il risque de se volatiliser dans la nature, on perdra sa trace… » Il s’interroge : « pourquoi la France ne cherche pas à rapatrier ces combattants pour les juger au cours d’un procès équitable, comprendre ce qu’ils ont à nous dire ; car comprendre n’est pas excuser, comprendre c’est savoir ce qui n’a pas fonctionné chez nous, et être en capacité de l’éviter à l’avenir… »