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Service public et profit sont-ils compatibles ?

Le projet de réforme de la SNCF a récemment cristallisé les tensions autour de la notion de service public. La transformation était-elle inéluctable ou le gouvernement s’est-il lancé dans une entreprise de démolition du service public, comme le dénoncent les syndicats ? La rédaction d’Émile a souhaité prolonger la réflexion lors d’une conférence qui a réuni les représentants de trois services publics exerçant dans des secteurs commerciaux — la télévision, les télécommunications et les transports ferroviaires — face à une députée LREM.

Fabienne Dulac
Directrice générale adjointe d’Orange et CEO d’Orange France

Mathias Vicherat
Directeur général adjoint du groupe SNCF

Antoine Boilley
Directeur délégué de France 2

Amélie de Montchalin
Députée LREM de l’Essonne, membre de la commission des Finances

La SNCF et France Télécom : mêmes combats ?

Au cours des débats du printemps dernier sur la SNCF, le parallèle a souvent été fait avec la fameuse réforme des PTT de 1990, qui a ouvert la voie à la transformation de France Télécom, quelques années plus tard, en société anonyme à capitaux privés. Pour Mathias Vicherat, directeur général adjoint du groupe SNCF, il n’y a aucun doute : « La situation est très différente entre France Télécom et la SNCF. Il y eu de manière quasi concomitante le fait d’ouvrir au capital et d’être une société anonyme, alors que la réforme qui a été votée pour la SNCF est différente, notamment parce que la loi affirme que le capital restera public. »

Outre le projet de réforme en lui-même, la véritable différence entre les deux situations est plus profonde/radicale selon Mathias Vicherat ; il s’agit du secteur d’activités. « Aujourd’hui, il n’y a pas de rentabilité du secteur ferroviaire au niveau macroéconomique. Certaines lignes sont rentables, mais les coûts liés à l’entretien et à l’infrastructure ferroviaire en font un secteur non rentable, à la différence du marché des télécoms. Outre le fait que c’est interdit par la loi, il n’y a aucun candidat à la privatisation du rail en France », affirme-t-il. Un modèle qui pourrait davantage se rapprocher de la SNCF est, selon lui, celui de La Poste [qui est une entreprise à capitaux publics détenus par l'État français, ndlr].

Le service public a-t-il disparu de l’ADN d’Orange ?

En se transformant en entreprise à capitaux privés, France Télécom, devenu Orange en 2013, a-t-il pour autant tourné le dos à l’esprit de service public ?

Pour Fabienne Dulac, CEO d’Orange France, la réponse est claire : « l’ADN du service public coule encore dans les veines de l’entreprise. » L’exemple le plus parlant est qu’Orange s’applique à « donner l’accessibilité du réseau à tous les Français », même si les abonnements sont souscrits auprès d’autres opérateurs. « Nous avons aujourd’hui une position de service public, notamment dans l’aménagement des territoires. Nous avons pris des obligations que nous avons reconfirmées devant le gouvernement. »

Une mission de service public qui peut conduire à des situations paradoxales : « Nous donnons le terreau nécessaire à la révolution numérique pour se développer, puisque sans réseau, pas de GAFA ! En même temps, nous sommes les premiers disruptés, impactés par cette révolution. » Et l’entreprise a été confrontée à de nombreux concurrents indirects, comme WhatsApp, Skype ou FaceTime, qui permettent de téléphoner simplement avec une connexion internet. Un défi qui a obligé les opérateurs à transformer leurs offres, comme l’expliquait Fabienne Dulac dans une interview à Émile : « En France, contrairement à ce qui a pu se passer chez certains de nos voisins européens, les grands acteurs des télécoms ont plutôt bien réagi en mettant en place des offres de forfait, lesquelles protègent notre business model : si vous payez un package 15 ou 20 euros pour des appels illimités, vous utilisez WhatsApp afin de bénéficier d’un service complémentaire, non pour réduire votre facture téléphonique. »

Au-delà des GAFA, Orange est également confrontée à une autre concurrence : celle des opérateurs européens, notamment à l’heure où les frais de roaming disparaissent. Il existe aujourd’hui 128 opérateurs pour un marché de 360 millions de clients. Un nombre particulièrement élevé aux yeux de Fabienne Dulac qui le met en parallèle avec les États-Unis, qui n’ont que cinq principaux opérateurs téléphoniques pour 325 millions d’habitants. « Orange doit se préparer à ce nouvel enjeu et participer à une consolidation du secteur au niveau européen », affirme la directrice générale adjointe du groupe Orange.

France Télévisions, honte de la République ou exigence de qualité ?

Pour Antoine Boilley, directeur délégué de France 2, il est normal que les citoyens français — ainsi que le président de la République — aient une certaine exigence à l’égard de l’audiovisuel public : « Il s’agit du premier budget de la Culture ! », rappelle-t-il. L’ensemble de la contribution à l’audiovisuel public s’élève aujourd’hui à 3,9 milliards d’euros, dont près de 2,5 milliards sont consacrés à France Télévisions. Mais ce financement a vocation à décroître légèrement dans les années à venir. « À France Télévisions, nous avons mis en place une stratégie de réduction significative des dépenses, qui doit aboutir à une baisse de 160 millions d’euros d’apport d’argent public », explique Antoine Boilley.

Pour lui, c’est une évidence, il n’existe pas d’incompatibilité entre service public et ouverture à la concurrence, en tout cas, dans le domaine des médias. « France TV connait une ouverture à la concurrence depuis 35 ans, pourtant nous sommes un service public à part entière. »

Et l’une des illustrations de cette notion de service public est la capacité à soulever des sujets de société. « Nous nous sommes engagés, ces dernières années, sur un certain nombre de programmes abordant des sujets qui font bouger les lignes de la société : les violences faites aux femmes, le harcèlement sexuel au travail ou encore le harcèlement à l’école. C’est d’ailleurs le documentaire de France 2 Souffre-douleurs qui a mis la question taboue du harcèlement à l’école sur la table. À l’époque, la ministre de l’Éducation était Najat Vallaud-Belkacem et des actions ont été prises… »

Dans une logique macroniste, pourquoi ne pas tout privatiser ?

Députée La République en marche, Amélie de Montchalin a été questionnée sur la politique d’Emmanuel Macron vis-à-vis des services publics. Elle estime que leur mission première doit être de créer du bénéfice citoyen, c’est-à-dire offrir des services à la population et permettre un retour sur investissement qui soit à la fois financier, social et culturel.

« Au fond, notre objectif politique est d’éduquer (créer des compétences), de produire (créer de l’emploi), d’émanciper (créer une société équitable) puis de partager », assure-t-elle. France Télévisions entre alors dans le volet éducatif, en permettant aux citoyens de s’informer et d’apprendre. « Orange, qui facilite la communication, joue un rôle essentiel dans le volet production, tandis que pour l’émancipation, la dimension mobilité géographique est essentielle. »

Cette réflexion est liée, pour Amélie de Montchalin, à l’élaboration du projet de loi PACTE (Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises), qui réfléchit à une « meilleure allocation des moyens de l’État ». L’un des objectifs est notamment de récupérer une partie de l’argent public pour réaliser des investissements permettant « d’encourager l’industrie de demain. »


Revoir la conférence dans son intégralité :

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