Boris Cyrulnik et Frédéric Lenoir : Leçon de vies
La rencontre entre le philosophe Frédéric Lenoir et le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, organisée par Émile, fut douce, mais exigeante : parler du bonheur, du sens de la vie, questionne forcément chacun d’entre nous. Frédéric Lenoir a beaucoup travaillé pour atteindre cette sérénité si précieuse pour affronter les fragilités de la vie. Le philosophe a beaucoup écrit, aussi, sur cette quête qui fut la sienne. Des ouvrages qui ont connu un fort succès en librairie. Boris Cyrulnik, c’est une enfance rescapée des rafles, et l’invention d’un concept, celui de résilience. C’est aujourd’hui un homme de 81 ans, qui paraît éternellement jeune, et empli de cette sagesse, profonde et généreuse. Qui disait que les gens heureux n’ont pas d’histoire ? Voici un entretien que l’on aurait aimé prolonger encore…
Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais
Frédéric Lenoir, pour quelqu’un qui ne connaît pas Boris Cyrulnik, comment le présenteriez-vous ?
Frédéric Lenoir : J’ai beaucoup d’estime et d’admiration pour Boris Cyrulnik. Parce que son parcours est extrêmement touchant, fort. Il a su faire des difficultés qu’il a vécues – cette enfance douloureuse qu’on connaît – un chemin de lumière, duquel s’est dégagée une vraie sérénité. Ce parcours, et les explications qu’il a su donner sur celui-ci ont remis beaucoup de personnes qui souffraient sur un chemin d’espoir. J’ai moi-même lu presque tous les livres de Boris Cyrulnik, et ils m’ont beaucoup aidé dans mon cheminement intellectuel.
La même question pour vous, Boris Cyrulnik…
Boris Cyrulnik : Lorsque j’ai fait la connaissance de Frédéric Lenoir pour la première fois, j’ai trouvé que l’on se parlait de manière très décontractée, spontanée, sans superficialité aucune, comme cela peut arriver dans ce genre de rencontres. Et donc je me suis dit qu’il fallait que je le lise. Je lui ai certainement rapporté quelque fortune, puisque j’ai acheté tous ses livres ! En plus de ça, Frédéric Lenoir, qui est un grand spécialiste de Spinoza, m’a réconcilié avec ce philosophe, ce qui, après ma fâcherie avec Descartes, était bienvenu…
D’où venait cette fâcherie avec Descartes ?
B. C. : Dans ma discipline, Descartes nous a joué un vilain tour, en mettant le corps d’un côté, et l’âme de l’autre. Il a freiné, quasiment empêché le démarrage de la psychologie et de la psychiatrie. Spinoza, lui, réconcilie le corps et l’esprit. Il sort du dualisme cartésien, de l’opposition entre culture et nature… Grâce à Frédéric Lenoir, j’ai lu et compris Spinoza !
Vous avez un point commun, c’est l’amour des animaux…
F. L. : C’est vrai ! Boris Cyrulnik est éthologue et moi, d’un point de vue philosophique, c’est une question qui me passionne. J’ai commis un petit ouvrage sur le sujet pour essayer de voir comment on peut penser aujourd’hui le lien entre l’homme et l’animal, dans lequel je cite souvent Boris Cyrulnik.
B. C. : Pour moi, ce n’est pas seulement un lien, c’est une part de la condition humaine qu’on partage avec les animaux, c’est une parenté. L’être humain, en parlant, crée un monde de représentation… les animaux, eux, ont moins de choses à dire. Mais je travaille en éthologie avec des vétérinaires qui me disent que les chiens humanisés, c’est-à-dire les chiens avec qui on vit tous les jours, comprennent 150 à 200 mots. Je connais beaucoup d’hommes politiques qui ont fait carrière avec moins que ça ! Mon chien, lui, adore Lacan. Quand je lui lis Lacan, il couche toujours ses oreilles et remue la queue.
F. L. : Et la condition animale, telle qu’on la connaît aujourd’hui, où les animaux sont utilisés comme des choses, c’est aussi un héritage de Descartes, qui a considéré que l’homme, étant maître et possesseur de toute chose, pouvait utiliser les animaux comme de la matière, comme on utilise les ressources naturelles. C’est aussi quelque chose qu’il faut réparer.
B. C. : Cette notion d’animal-machine a fait beaucoup de mal aux animaux. Quand j’étais étudiant en médecine, on apprenait à disséquer sur une petite planche en bois à partir d’animaux vivants, et on devait les fendre du sternum jusqu’au pubis. Et quand je piquais au bistouri, les animaux criaient, alors j’arrêtais tout. Un jour, une jeune prof s’est approchée de moi, je lui dis : « Si je le fends, il va souffrir ! », et cette cartésienne m’a répondu : « Quand votre vélo grince, est-ce que vous pensez qu’il souffre ? » Parce que pour elle, quand on fendait l’animal, il avait juste un réflexe, c’est pour cela qu’il criait, ce n’était pas une souffrance.
F. L. : Mais cette idée existe toujours ! Le ministre actuel de l’Agriculture, Stéphane Travert, a dit sur France Inter, quand on l’interrogeait sur la souffrance des animaux dans les abattoirs, que les caméras de surveillance étaient inutiles, car elles ne permettaient pas de voir si les animaux souffraient. Comment affirmer cela quand on les voit hurler, se débattre, gesticuler ?
Vous êtes connus tous les deux pour vos écrits sur le bonheur et la résilience. N’avez-vous pas le sentiment que, de temps en temps, vous mettez la barre un peu haut ? Pour être honnête, plus je travaillais sur la préparation de cet entretien, plus je vous lisais, et moins je me sentais à la hauteur de vos enseignements…
B. C. : J’ai un problème avec ce concept de bonheur. C’est tellement hétérogène qu’on ne sait pas ce que cela désigne. Une « bonne heure », c’est vrai, de temps en temps, ça m’arrive. Actuellement, en discutant avec vous, je suis en train de vivre une « bonne heure », et on va faire en sorte que ça dure. Comment va-t-on faire ? Je vais mettre en mémoire cet instant, je vais en retenir une représentation. Et cette représentation – celle du bonheur, ou plus exactement de la « bonne heure » – va m’aider quand j’aurai un pépin. J’irai alors puiser dans cette représentation de quoi m’aider, de quoi m’en sortir.
Seriez-vous d’accord avec cette fameuse phrase de Nietzsche : « Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » ?
B. C. : C’est faux ! Quand on est blessé, si on est laissé seul, on ne peut qu’entretenir la blessure. Sans personne avec qui partager ma souffrance, personne pour me sécuriser, cela va être beaucoup plus difficile de dépasser ce malheur. La « bonne heure » – et la représentation que je vais garder de cette « bonne heure » – est généralement due à une relation affective. Un enfant qui a grandi de manière sécurisante saura mieux affronter les difficultés par les représentations du bonheur qu’il aura eues grâce à son éducation.
Et avec l’expérience de vie qui est la vôtre, pensez-vous que tous ces moments-là, les bons et les moins bons, s’équilibrent finalement ? C’est peut-être à nous de faire qu’ils s’équilibrent ?
B. C. : Maintenant, avec les neurosciences, on raisonne de plus en plus en termes de probabilités. Ayant eu une enfance blessée et non secourue, je suis prisonnier de mon passé, j’ai donc une probabilité de souffrir davantage si je reçois un coup (le deuil, l’échec aux examens, une rupture sentimentale, etc.). Alors que si on a eu une enfance sécurisante, on souffre, mais on sait qu’on va rebondir, car petit à petit se fait cette représentation du « je vais m’en sortir ».
Tout se joue dans l’enfance, finalement ?
B. C. : Cela commence même dès la grossesse. Si on stresse la mère, le bébé porte une partie de ce stress. Et si on laisse la mère seule avec son malheur, il y aura une forte probabilité que l’enfant interprète mal les coups de la vie. En revanche, si on sécurise la mère, et qu’on l’entoure, l’enfant aura une meilleure probabilité d’être heureux.
Le bonheur et le malheur sont donc liés ?
F. L. : Je vais vous dire pourquoi je parle du bonheur… c’est parce que j’étais malheureux ! Je crois que pour beaucoup de ceux qui se sont intéressés au bonheur, comme Spinoza (qui a eu une adolescence très douloureuse), c’était un acte de salut. Pour ma part, j’ai eu un père violent et tyrannique, qui m’a donné une injonction paradoxale, c’est-à-dire « sois quelqu’un d’important, dont je sois fier, mais surtout ne me dépasse pas ». J’ai donc eu une ambition forte, mais je me tirais une balle dans le pied dès que je commençais à réussir. Ma mère, quant à elle, était certainement aimante, mais elle ne le manifestait pas du tout, parce qu’elle avait reçu une éducation catholique extrêmement stricte, dans laquelle il ne fallait ni toucher ses enfants ni leur dire qu’on les aimait. Elle avait aussi subi la perte intra-utérine de ma sœur jumelle, et donc avait eu une grossesse très difficile, qui avait été précédée par une fausse couche. Elle ne voulait pas s’attacher à l’autre enfant, c’est-à-dire moi. La vie a donc été douloureuse et très vite, vers 7-8 ans, je me suis interrogé pour savoir comment être heureux, comment trouver ma place sur terre, comment donner un sens à ma vie. Cela a été le départ d’un questionnement, et c’est vraiment l’imaginaire et l’intelligence qui m’ont sauvé, parce que j’étais bloqué dans mon corps et mes émotions. Ce chemin est passé par 15 ans de thérapie, et par un apprentissage philosophique et spirituel. Cela fait 35 ans que je pratique la méditation et que je fais ce travail sur moi qui m’a permis de transformer complètement ma relation à la vie.
Vous avez donc eu cette enfance blessée et non secourue, que dépeint Boris Cyrulnik, sans beaucoup de représentations du bonheur pour vous en sortir. Vous diriez que c’est ce questionnement précoce et cette incroyable discipline qui vous ont sauvé ?
F. L. : Je pense que j’étais en colère contre la vie pendant très longtemps (pourquoi ce père, pourquoi cette mère, pourquoi cette souffrance ?), et puis, progressivement, j’ai compris que, peut-être, si j’en étais là, c’est aussi parce que j’ai eu ce père et cette mère qui m’ont permis de me poser ces questions, et puis surtout parce que j’ai eu de vrais secours dans la vie. Je rejoins ce que disait Boris Cyrulnik à l’instant : j’ai eu des frères et sœurs merveilleux. L’affection que je n’avais pas avec mes parents, je l’ai eue avec eux. Donc, oui, il y a eu ces mains tendues, ces rencontres qui m’ont permis de grandir. Des rencontres extérieures à ma famille aussi. Et ce qui fait qu’après une vingtaine d’années de quête et de travail sur moi, j’ai appris à aimer la vie de manière inconditionnelle.
Les tristesses de votre enfance n’ont pas laissé d’empreintes ?
F. L. : Les empreintes de l’enfance n’ont pas disparu, il y a encore des blessures, mais ce ne sont plus elles qui me font agir. Ce sont comme des traces, des cicatrices.
B. C. : Vous avez employé le mot « empreinte », qui est assez juste. Les traces ne disparaissent jamais, mais la connotation affective de la trace peut changer. Quand on arrive au monde, on est soumis à la niche sensorielle qui nous entoure, c’est-à-dire essentiellement celle de nos parents, de notre foyer. Quand on est enfant, on n’a pas le choix, on subit. Et puis arrive l’adolescence, un moment qui est souvent difficile, parce que c’est le moment où l’on doit se dégager de ces traces, pour s’autonomiser. À ce moment-là, on ajoute une autre source de mémoire, ce qu’on a fait par soi-même, ce qu’on a travaillé, ce qu’on a pensé. On n’oublie pas l’enfance douloureuse, mais on s’appuie sur autre chose. C’est exactement ce que vient de dire Frédéric. Quand j’étais enfant, je pensais que tout ce qui m’arrivait était une malédiction… j’étais juif, j’allais donc mourir. C’était normal qu’on me tue, puisqu’autour de moi, c’était ainsi. Mais j’ai travaillé autour de cet événement, et j’ai réussi à métamorphoser la représentation de ma mémoire. Maintenant, je ne souffre plus de ce qui est arrivé.
F. L. : Cela rejoint ce que disent Épictète et Bouddha : « Ce n’est pas la réalité qui peut nous faire souffrir, c’est la représentation que nous en avons. » Il faut faire une distinction entre la douleur et la souffrance : la douleur, c’est objectif (un proche décède, vous ressentez de la douleur) ; mais à la douleur peut s’ajouter la souffrance, c’est-à-dire la représentation psychique qu’on a de la douleur. C’est là-dessus qu’on peut travailler, et on peut tous le faire. Même si la douleur est omniprésente, comme dit Bouddha, vous pouvez travailler sur celle-ci par le regard que vous portez sur elle. Pour moi, la plus grande part de liberté que nous avons, c’est la manière dont on réagit aux événements.
Le philosophe Luc Ferry se montre en désaccord avec vous. Pour lui, il est difficile d’être dans un état durablement heureux grâce seulement à des exercices de sagesse et un travail sur soi. Peut-on être heureux quand les personnes qu’on aime sont malheureuses ou malades ? Sa réponse est non…
F. L. : Ça fait 30 ans que nous débattons, avec Luc Ferry, et, en effet, nous sommes toujours en total désaccord sur ce point ! C’est vrai que la douleur peut arriver à tout moment. Mais la douleur n’est pas incompatible avec la sérénité. Je voudrais prendre un exemple lié à une tragédie : l’histoire d’Etty Hillesum, cette jeune femme néerlandaise qui a été déportée. Avant de mourir à Auschwitz, elle a été emprisonnée au camp de Westerbork, et a rédigé des lettres qui nous sont parvenues. Dans ces lettres, elle écrit que, malgré les traitements inhumains qu’elle subit, ses bourreaux ne peuvent lui enlever ni l’amour qu’elle a de la vie ni sa joie intérieure. C’est un peu la citadelle intérieure des stoïciens. Etty Hillesum ne regarde pas juste la douleur de l’instant présent – ce qui est l’argument de Luc Ferry –, elle regarde l’ensemble de son existence comme un tout indivisible. Et en faisant cela, elle voit les moments heureux et elle continue d’aimer la vie malgré l’horreur qu’elle est en train de vivre.
Avez-vous pu appliquer cette philosophie au moment des deuils que vous avez vécus, et notamment celui de votre compagne, en 2015 ?
F. L. : J’ai vécu à ce moment-là une tristesse et une douleur immenses, surtout que c’était un décès brutal et inattendu. Mais en même temps, j’ai regardé tout ce qu’il y avait eu de beau dans ma vie avec ma compagne. Et par ces souvenirs, elle continue d’exister, d’être dans mon cœur. Il y a une sorte de paix, je dirais même de joie qui a accompagné la tristesse. Les deux cohabitent. Vous savez, j’ai déjà raconté cela lors d’une conférence. Quelqu’un m’a alors pris à partie, en me disant que mon propos était scandaleux. À la fin de la conférence, plusieurs personnes sont venues me voir pour me dire qu’elles avaient vécu la même expérience, sans jamais oser en parler, parce que, socialement, ce n’est pas admissible.
Boris Cyrulnik, vous pensez aussi que la sérénité existe au milieu de la tragédie la plus noire ?
B. C. : Germaine Tillion dit la même chose qu’Etty Hillesum. Elle est à Ravensbrück, où elle est humiliée, souffre de la faim, des coups. Elle pense à la mort, ne veut plus lutter… Et elle nous raconte : « J’ai cessé de souffrir quand j’ai vu le bleu du ciel, en hiver, à Ravensbrück. J’ai éprouvé, en pleine souffrance, la beauté de ce ciel. » J’ai d’autres exemples en tête, comme celui de cette femme, que j’ai connue alors que j’étais encore praticien, qui perd son fils de 14 ans d’un lymphome fulgurant, et qui me dit, au lendemain de son décès : « L’année qui vient de s’écouler a été la plus belle histoire d’amour de ma vie. » Comment expliquer ça ? Son fils avait compris qu’il allait mourir. Avant, c’était un sale gosse, difficile à supporter, même pour sa mère. Dès l’instant où il a connu l’issue de sa maladie, sa mère l’a sécurisé. Il lui faisait des déclarations d’amour, lui témoignait une tendresse infinie. Et sa mère l’a accompagné jusqu’à sa mort. Dans son désespoir, elle a vraiment ressenti cette année comme la plus belle histoire d’amour de sa vie… Et je comprends aussi très bien Frédéric lorsqu’il nous dit que, malgré la mort, sa femme est encore présente. Évidemment, dans le présent, elle n’est pas là. Mais dans la représentation, elle perdure. Que fait-on quand on perd un être cher ? On s’entoure de photos, on grave son nom sur une pierre, on écrit aussi pour moins souffrir de la perte. Parmi les écrivains, on trouve un nombre anormalement élevé d’orphelins… j’avais commencé une liste que j’ai arrêtée, mais j’avais de quoi faire un livre rien qu’avec tous ces noms.
F. L. : C’est pour ça que Spinoza nous dit que tout amour vrai, que toute joie profonde, sont éternels. Ils ne disparaissent pas, mais vivent en vous. Vous continuez à vous nourrir de cette joie et de cet amour. Vous avez vraiment aimé quelqu’un, ne serait-ce que deux minutes, cela reste en vous pour toujours. Je l’ai expérimenté. Si j’aime Spinoza, c’est parce que cet homme-là dit mieux que moi tout ce que j’ai compris de la vie !
À l’opposé de Spinoza, que pensez-vous d’auteurs comme Céline, Cioran ou Muray ? Pensez-vous que la noirceur, le cynisme et parfois la violence même de leurs écrits sont à fuir pour qui aspire à être heureux ?
F. L. : Mon ami André Comte-Sponville a une très belle phrase : « La sagesse, c’est le maximum de lucidité dans le maximum de bonheur. » Je cherche toujours à être le plus lucide possible, donc, oui, je peux lire des ouvrages de personnes qui ne pensent pas du tout comme moi. Dans les plus contemporains, j’irais plutôt vers Houellebecq : je suis radicalement différent de lui, mais j’adore le lire. Parce qu’il m’éclaire sur une manière sombre de regarder l’humanité. Et avec Cioran, j’ai un point d’accord, un seul : nous aimons tous les deux Jean-Sébastien Bach ! Mais vous savez, si je crois que la lucidité est nécessaire, elle ne conduit pas nécessairement au nihilisme et au pessimisme. Au cœur d’une même lucidité, l’optimiste voit toujours une solution, là où le pessimiste ne voit que les dégâts, la part sombre de l’humanité.
Mais pour poursuivre cette question littéraire, c’est vrai qu’il y a une tradition intellectuelle française, depuis le XIXe siècle – je dirais de Flaubert, voire de Voltaire, à Luc Ferry – qui considère que le bonheur est quelque chose d’idiot. Être heureux, c’est être un imbécile.
« L’imbécile heureux », c’est l’expression de Voltaire ! Et donc si on est intelligent, on ne peut pas être heureux ou soutenir l’idée du bonheur. Parce que l’intelligent est celui qui voit tout ce qui va mal. En France, je pense qu’on cultive – de même qu’on est cartésien – cet esprit critique. On l’a d’ailleurs sur tout ! Les Américains, c’est le contraire… tout est beau, « amazing », comme ils disent. Je crois évidemment que le bon chemin est celui de l’équilibre. Soyons conscients de ce qui va mal, mais sachons aussi regarder ce que la vie peut offrir de merveilleux. Il y a plein de petites choses, chaque jour. Ça commence par le bleu du ciel, le café ou le thé que l’on boit le matin, le vent que l’on ressent sur sa peau… Je pense que si on « conscientise » et on additionne tous ces petits plaisirs, on vit mieux, notamment les insatisfactions qui nous arrivent.
Boris Cyrulnik, que pensez-vous de la phrase de Kant : « Si la providence avait voulu que nous fussions heureux, elle ne nous aurait pas donné l’intelligence » ?
B. C. : Kant pense que le bonheur est un idéal de l’imagination et non pas de la raison. C’est en partie vrai, c’est en partie faux. C’est vrai que nous avons des représentations tout à fait imaginatives du bonheur, et qu’il peut y avoir une très grande part d’illusion dans le bonheur. Un bonheur absolu, total, n’existe pas sur terre. Le bonheur viendra, en effet, comme le dit Frédéric, de la manière dont on regarde la vie. Et là-dessus, je pense que la raison joue un rôle.
Est-ce que vous avez connu récemment un sentiment de révolte ou de colère ?
F. L. : Quand j’ai entendu le ministre de l’Agriculture dire qu’on ne savait pas si les animaux souffraient lorsqu’ils sont abattus ! Ça m’a mis très en colère. On est dans un déni de réalité, pour des motivations purement économiques. Mais pour moi, la colère se transforme toujours en action. Mon moyen de dépasser mes émotions, c’est d’agir. Et donc sur la cause animale qui me tient à cœur, j’ai écrit un livre, j’ai créé une association, je milite pour essayer d’avoir un impact sur le réel plutôt que de le subir. Et je fais la même chose dans bien d’autres domaines : les personnes âgées isolées, le peuple tibétain, les femmes victimes de violences, l’environnement, l’accueil des migrants, etc.
B. C. : Je suis pathologiquement non coléreux. Ma femme dit que je suis un « narapoïaque » : les paranoïaques sont ceux qui pensent que tout le monde leur veut du mal, moi je pense que tout le monde me veut du bien ! Même dans les pires situations, j’ai tendance à penser que l’on me veut du bien. En revanche, sur certains sujets, je ressens aussi une nécessité de passer à l’acte… comme, par exemple, lorsqu’on dit « les gosses des quartiers sont perdus, ils ont de mauvais résultats scolaires, regardez d’où ils viennent ». Ce sont des phrases auxquelles j’ai été confronté petit. À 10 ans, je n’étais jamais allé à l’école, je ne savais pas lire, j’avais un retard énorme. Et donc quand j’ai dit que je comptais faire des études, les gens ont éclaté de rire. Même quand j’ai fait médecine, on continuait de me dire, parce que je ne touchais pas de bourse et que je travaillais donc en même temps, que je n’y arriverais pas. Jusqu’à la fin de mes études, j’ai entendu ça. Donc quand on blesse un enfant aujourd’hui en le déterminant ainsi dans une forme d’échec, on me blesse ! Et j’éprouve un sentiment qui fait que je ne peux pas me taire. Sur le négationnisme non plus, je ne peux pas me taire. Quand j’ai entendu le premier discours du genre, ça m’est tombé sur la tête. Je n’ai pas été en colère, mais K.O. debout, hébété. Jamais je n’aurais pensé qu’on pouvait dire que six millions de morts, que ma famille… que tout cela n’était pas vrai. Une fois l’hébétude passée, je me suis dit qu’il fallait que je m’engage, parce que si je me taisais, je me faisais complice. Donc c’est ce que vient de dire Frédéric, ce n’est pas tant une colère que je ressens, mais une contrainte à ne plus me taire, à m’engager.
Boris Cyrulnik, vous avez dit, dans une interview, que « si nous vivions comme jadis dans des structures affectives nous n’aurions que rarement besoin de psychotropes et d’antidépresseurs. La culture a détruit ça ». Est-ce que l’on peut dire que la société contemporaine fait du mal, abîme nos relations ?
B. C. : Je dirais que le vrai tranquillisant, le vrai antidépresseur, c’est la relation affective. Ce n’est pas une vue de l’esprit, les neurosciences le confirment maintenant. Un enfant privé d’interaction affective, au sens banal du terme (jouer avec les autres, être toiletté, faire le pitre, recevoir des câlins, mais aussi être grondé), voit son cerveau altéré, atrophié. Ce phénomène, on le photographie, on le mesure.
La relation affective se délite donc plus aujourd’hui, dans nos sociétés contemporaines ?
B. C. : Je le pense. Par exemple, aujourd’hui, les mères sont souvent seules, isolées avec leur bébé. Quand j’étais jeune, une femme qui mettait au monde un enfant, quel que soit son milieu social, la précarité de sa situation, était entourée. Nos sociétés sont aussi celles des machines et des nouvelles technologies, qui sont partout autour de nous, mais qui n’offrent pas, ou peu de relations sociales. Les écrans nous isolent. Quand je parle avec vous, vous êtes coauteur de mon discours, vous hochez la tête, vous souriez… même sans dire un mot, vous participez à mon discours. Ce n’est pas le cas de mon ordinateur. Les enfants qui passent trop de temps devant les écrans augmentent considérablement le risque de dépression. Car il n’y a plus ces nourritures affectives et sensorielles : les blagues, les rires, les accords et désaccords, tout ce qui fait la vie.
F. L. : Je rejoins complètement ce que dit Boris sur l’importance de la relation affective qui se délite dans nos sociétés. Mais je voudrais situer le problème de manière plus sociologique. On a effectivement perdu nos enracinements. Ce qui faisait qu’auparavant un individu trouvait du sens à sa vie, c’était d’appartenir à une communauté, un territoire, une église, etc. Tous ces lieux d’enracinement se sont effacés. Et pour moi, c’est à la fois une régression et un progrès. Une régression, parce que l’individu se retrouve bien souvent dans une grande solitude ; mais aussi un progrès, parce que cette situation lui laisse beaucoup plus de liberté pour choisir ce qui fait sens pour lui, plutôt que de subir le sens collectif. Et on le voit très bien dans les sociétés traditionnelles : si vous êtes homosexuel, par exemple, c’est parfois la peine de mort ; si vous ne partagez pas les croyances religieuses dominantes, c’est l’exclusion. Donc je dirais que cette liberté est un formidable progrès… mais quel prix à payer, c’est vrai ! Le défi qui nous est donné, qui est inédit dans l’histoire de l’humanité, c’est d’arriver à supporter cette liberté en apprenant à recréer des lieux de communion.
En remplaçant la religion par la spiritualité, par exemple ?
F. L. : La religion n’étant plus là, c’est vrai, pour la majorité des Occidentaux, c’est plus dur à vivre. La religion donnait du sens, rassurait, faisait du bien. Mais je pense qu’on a, en effet, quitté la religion pour aller vers la spiritualité. Et là aussi, c’est un progrès : on a besoin de spiritualité. Mais c’est plus difficile de trouver une spiritualité personnelle que d’hériter d’une spiritualité intégrée dans un système religieux qui vous donne une explication à tout.
C’est ce que dit Houellebecq, beaucoup de maux de la société viendraient de la faiblesse des religions aujourd’hui.
F. L. : Bien sûr. Regardez la différence entre l’Europe et les États-Unis. Les Américains restent profondément croyants, à 95 %, et ça donne un sens à la fois à leur vie personnelle, mais aussi à la collectivité. Ça leur donne un optimisme à tout vent. C’est le grand défi de notre temps : trouver des spiritualités qui ne sont plus liées à un système collectif hérité, mais qui puissent nous donner en même temps un dispositif de sens qui nous permet d’avoir des raisons de vivre.
B. C. : Les Américains, en réalité, acceptent toutes les religions, mais ils n’acceptent pas que l’on soit sans religion. Après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu très peu de syndromes post-traumatiques pour les enfants juifs qui sont allés aux États-Unis, comparé aux enfants restés en Europe. En France, il y a eu un déni culturel. Un de mes amis est parti aux États-Unis et a été accueilli, à Philadelphie, par une famille, dont le père était camionneur. Celui-ci lui a dit : « Le temple est là, l’église est là, la synagogue est là, choisis. » Mais cette ouverture sur la spiritualité, qui donne cette confiance aux Américains, je me demande si ce n’est pas aussi un risque de totalitarisme : c’est-à-dire qu’il n’y a qu’une seule manière d’être humain, c’est la leur, et tous ceux qui ne pensent pas comme eux ne sont pas de vrais êtres humains.
Le philosophe Michel Onfray, dans son dernier livre, Le Deuil de la mélancolie, parle avec beaucoup de franchise de déceptions amicales qu’il a connues, notamment au moment du décès de sa femme. Avez-vous connu des déceptions amicales, et comment les avez-vous vécues ?
B. C. : Je n’éprouve pas cela comme une déception, plutôt comme un deuil. J’attends quelque chose des autres, et s’ils ne me le donnent pas, je prends ça comme une perte. Mais comme on l’a dit, dans un deuil, on écrit, on revoit les photos…
F. L. : Ce type de déception est très rare, parce que je suis un peu comme Boris, je ne suis pas du tout paranoïaque, je pense toujours positivement. Et quand quelqu’un, un ami, fait un acte qui me déplaît, je me pose plutôt la question « qu’est-ce qui le fait souffrir ? » Je ne me mets pas en question. En revanche, j’ai des amis qui, eux, en ont perdu plein, parce qu’ils ont toujours l’impression qu’on les agresse. C’est très lié à notre structure psychologique. J’imagine toujours que l’autre a une bonne raison de ne pas avoir agi comme je l’aurais souhaité. Cela dit, j’ai quand même perdu une amie pour des raisons d’argent. L’argent, ce n’est pas simple dans l’amitié… je donne beaucoup d’argent à mes amis en difficulté, et, une fois, il est arrivé qu’à une personne qui m’en demandait toujours plus, j’ai dit non. Et je l’ai perdue. Je me suis dit, quelle tristesse.
Boris Cyrulnik, comment pouvons-nous aspirer à devenir, comme vous, « narapoïaque », à voir le bien partout ?
B. C. : Quand j’ai été arrêté, en prison, pendant la guerre, j’ai compris que ma famille avait disparu et qu’on allait me tuer. Or, au même moment, tous les soirs, un Allemand en uniforme noir – logiquement, c’était un SS – venait s’assoir à côté de moi, me parlait en allemand et me montrait des photos d’un petit garçon qui avait mon âge. J’ai compris qu’il me montrait des photos de son fils, et qu’il voulait me parler de lui, peut-être parce que j’avais son âge ou que je lui ressemblais. Et cette image d’ambivalence – quelqu’un qui voulait me tuer, mais qui venait me parler gentiment – m’a beaucoup protégé. Cela m’a toujours empêché de penser qu’il y avait le mal radical d’un côté, et le bien radical de l’autre. Il faut accepter ce sentiment d’ambivalence : il y a toujours quelque chose d’heureux à piquer même dans le malheur.
Les aspirations au bonheur changent avec l’âge. Est-ce que vous vous souvenez de celles de vos 20 ans ? Ont-elles changé aujourd’hui ?
F. L. : Ma première motivation, au départ de la vie, c’était de trouver un équilibre dans le déséquilibre. J’aspirais à la sérénité et à la joie. Aujourd’hui, j’ai fait ce chemin et j’aime la vie telle qu’elle est, avec ses hauts et ses bas, avec son lot de joies et de tristesses. Donc maintenant, je dirais que mes aspirations se portent plus vers les autres, vers la société. C’est pour ça que, depuis quelques années, je me suis lancé dans des engagements très prenants, comme la création d’une fondation (SEVE, Savoir Être et Vivre Ensemble) dans laquelle on développe des ateliers de méditation et de philosophie à destination des enfants. J’ai trouvé une paix profonde en moi, je voudrais que les autres le puissent aussi.
Vous n’avez pas d’enfants, Frédéric Lenoir. Ce souci des autres pourrait aussi commencer par la paternité ?
F. L. : D’abord, j’ai en partie élevé les enfants des femmes qui ont accompagné ma vie depuis une trentaine d’années. Mais je m’occupe aussi de beaucoup d’enfants à travers mes ateliers philo. La transmission passe par là. Et je n’ai jamais ressenti le besoin, biologiquement, de me reproduire.
B. C. : À 20 ans, je me disais qu’il fallait que je fonde un foyer, que j’aie des enfants. Je me disais, à cause de mon enfance, que jamais je ne pourrais séduire une femme venant d’où je viens. Il fallait aussi que j’acquière un métier stable. La médecine, pour un enfant d’immigré, c’est se faire accepter, c’est se faire accueillir par une société qui ne m’avait pas accueilli, au départ. Et puis, il fallait absolument que je devienne écrivain, comme Georges Perec, pour, comme il l’écrit dans W ou le souvenir d’enfance, offrir une sépulture à mes parents. Je voulais aussi, jeune, être au bord de la mer. J’ai réalisé ce rêve fou. En fait, aujourd’hui, j’ai 81 ans, et je continue à poursuivre les mêmes rêves. Je rêve encore pour les 50 ans qui viennent à la même chose ! Et quand j’étais enfant, je n’avais que des vieux autour de moi, maintenant je n’ai que des jeunes autour de moi. Et avec la vieillesse, je suis de plus en plus charmé par les enfants. J’ai envie de parler avec eux. Quand on me dit que la France vieillit, ce n’est pas vrai !
F. L. : On a fait des enquêtes, et on s’est rendu compte que les gens déclarent que l’âge auquel ils ont été le plus heureux dans leur vie, c’est entre 50 et 70 ans. Parce qu’à 50 ans, ils ont résolu en grande partie leurs problèmes, ils vont beaucoup mieux avec eux-mêmes et avec les autres. Et à 70 ans, c’est vrai que commencent les problèmes de santé, qu’arrive la perte de proches, etc. Maintenant, sur un plan plus personnel, je crois que le chemin intérieur que j’ai parcouru, c’est en fait une acceptation de la fragilité. Je n’ai donc pas peur de la fragilité à venir, de la vieillesse. Je me dis que ce sera une autre forme de fragilité, elle sera physique, alors que j’ai connu des fragilités psychiques qui étaient très lourdes. Je crains moins ce qui m’attend que ce que j’ai surmonté.
Pouvez-vous me confesser un aveu de faiblesse, cette petite chose que vous n’arrivez pas à surmonter ?
B. C. : Il y a beaucoup de petits quelque chose… Avec l’âge, je risque d’éprouver du plaisir à l’isolement. Mais l’isolement, ce n’est pas la solitude. Ce sont les bouquins, la tête pleine de souvenirs, de rêves, etc. Quand j’étais jeune, j’avais beaucoup plus besoin d’action.
F. L. : J’en ai pas mal aussi, donc on ne va pas faire une liste exhaustive ! Je suis très impatient, par exemple, j’ai encore des moments où je ne supporte plus d’être dans une file d’attente : qu’est-ce que c’est bête de s’énerver pour ça !
Dans ce numéro, nous avons un dossier « La France, à table ! »… si nous devions vous organiser un dîner idéal, comment vous faire vraiment plaisir ?
F. L. : Vous prenez Boris Cyrulnik, au bord de la mer avec des fruits de mer !
B. C. : Cela m’est arrivé récemment. Mon éditrice, Odile Jacob, pour mes 80 ans, m’a fait la même proposition… J’ai téléphoné à des amis d’enfance, à d’autres, plus récents. Cette réunion s’est faite avec une trentaine d’amis, des glorieux, des moins glorieux. Et j’étais surpris de réclamer un repas russe ou polonais. Par les aliments, je souhaitais retrouver mes racines, que je connais mal, finalement. Odile Jacob m’a donc offert un repas russe avec mes amis à Paris. Et ça a été un grand moment de bonheur, de plaisir. ●
Pour aller plus loin…
35 ans que Frédéric Lenoir pratique la méditation. Dans son dernier opus, il nous propose de découvrir cette pratique millénaire qui aide à harmoniser esprit, cœur et corps.
Son premier livre de méditations pour adultes est accompagné d’un CD guidé par l’auteur et mises en musique par Logos (Stephan Sicard), le plus célèbre compositeur français de musique méditative.
Méditer à cœur ouvert, Frédéric Lenoir, NiL Éditions, 176 pages, 19 euros.