Bioéthique : pour éviter le meilleur des mondes
Pilules, implants dans le cerveau, mais aussi technologies de correction du génome… Depuis des années, améliorer les capacités humaines n’est plus un fantasme. Ces progrès scientifiques se doublent d’interrogations sur l’avenir que nous souhaitons.
Les États généraux de la bioéthique se sont déroulés de janvier à juin 2018, afin de préparer la révision de la loi de bioéthique prévue début 2019. GPA, PMA, fin de vie… Quelles questions ont focalisé l’attention des participants à cette grande consultation citoyenne ? Comment concilier éthique et science ? Quels sont les enjeux de la révision de cette loi ? Enquête.
Le terme « bioéthique » est né dans les années 1970 et regroupe les questions morales posées par les avancées technologiques ou scientifiques et l’impact qu’elles peuvent avoir sur l’humain. En pratique, elles relèvent de la biologie, de la médecine et des sciences de la vie. Selon le professeur Ameisen, ex-président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), la bioéthique va même bien au-delà : « Pour ne pas être déconnectée de la réalité, la bioéthique doit prendre en compte des domaines extérieurs à son champ, comme l’équité devant l’accès aux innovations médicales, la sphère économique ou encore le handicap et le vieillissement. » Bref, la bioéthique nous invite à une réflexion qui porte sur les sciences, mais qui excède largement le champ scientifique.
Par exemple, les progrès de la médecine génomique ont bouleversé les diagnostics sur le fœtus ou l’embryon. Voulons-nous des enfants génétiquement modifiés avant même leur naissance ? Où commence l’eugénisme ? Vouloir un enfant en aussi bonne santé que possible en fait-il partie ? Voilà un échantillon des interrogations en cascades soulevées par certains participants aux États généraux de la bioéthique du début 2018. Cette consultation citoyenne, mise en place par la loi relative à la bioéthique de 2011, est un préalable obligatoire avant toute révision de cette loi, qui doit avoir lieu tous les sept ans.
Morale et avancées scientifiques
En janvier 2018, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a ouvert la consultation citoyenne sur une question vaste et apparemment simple : « Quel monde voulons-nous pour demain ? » L’objectif est de « distinguer ce qui, à partir du possible, relève du souhaitable ». L’enjeu : mettre en place des barrières pour que le progrès ne transforme pas les scientifiques en apprentis sorciers. Cette consultation citoyenne a pour but de dresser un bilan de la mise en application de la loi précédente. Ces États généraux ont vu émerger la parole citoyenne au sein du débat scientifique, « un moment important de démocratie sanitaire » a jugé le CCNE, lui-même organisateur.
Pour la consultation citoyenne de 2018, sept thèmes ont été retenus : la recherche sur l’embryon humain et les cellules souches embryonnaires, les examens génétiques et la médecine génomique, les dons et transplantations d’organes, les neurosciences, les données de santé, l’intelligence artificielle et la robotisation, la santé et l’environnement. Autant de sujets complexes, nécessitant la maîtrise de nombreuses connaissances scientifiques pour avoir un avis pertinent, et sur lesquels il y a eu peu de mobilisation.
D’autant plus que les médias, à l’exception de La Croix, se sont très peu fait l’écho de cette consultation. « On n’a pas assez parlé de l’intelligence artificielle, il n’y a pas eu grand-chose sur les nanotechnologies », déplore Alain Milon, président de la commission des affaires sociales du Sénat et ex-rapporteur de la loi de bioéthique de 2011. Et d’ajouter : « Les sujets de société ont débordé les sujets d’éthique médicale. » Même constatation pour le Professeur Jean-François Delfraissy, président du CCNE : « La fin de vie et la problématique de la procréation sont deux sujets sociétaux qui ne relèvent pas véritablement de la bioéthique ».
Paradoxalement, ce sont ces problématiques, qui ne sont pas liées à des avancées scientifiques récentes, qui ont concentré la majorité des contributions.
PMA, GPA, fin de vie…
Sur Internet, 69 % des 65 000 contributions citoyennes ont porté sur ces thématiques. L’ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes et aux femmes seules, ainsi que la gestation pour autrui, a focalisé l’attention politique, médiatique et sociétale. Le débat a-t-il été confisqué par certaines officines de La Manif pour tous, cinq ans après l’adoption de la loi Taubira sur le mariage homosexuel ? Gérard Longuet, président de l’OPECST, le nie : « Il n’y a pas eu d’accaparement du débat ni par une profession ni par un courant d’idées. » Une autre spécialiste du dossier estime aussi qu’il y a eu moins de préemption du débat qu’on le pense : « Simplement, ce sont les archi-pour et les archi-contre qui se sont le plus exprimés ; il n’y a pas eu beaucoup d’avis modérés. » La consultation citoyenne, tiraillée entre deux extrêmes, a montré une absence de consensus en France sur ce sujet.
La fin de vie a, quant à elle, concentré un quart des contributions. Ces dernières ont porté sur l’aide active à mourir ou encore l’état des soins palliatifs en France… Là encore, rien à voir avec la bioéthique. « Ce n’est pas un sujet d’éthique médicale », explique Alain Milon. « Depuis la nuit des temps, on sait tuer… C’est un problème de morale sociétale. » Chaque fois que le législateur s’est penché sur ce sujet, il l’a fait par des lois bien séparées, la dernière en date étant la loi Claeys-Leonetti (2016), qui instaure un droit à la pour les malades en phase terminale.
Dès lors, comment analyser ces premiers États généraux de la bioéthique, avec une consultation qui a majoritairement porté sur des thèmes qui ne relèvent pas directement de la bioéthique ? « C’est une prise de température, l’expression du bon sens populaire » selon Gérard Longuet. Le sénateur souligne par ailleurs la pertinence de certaines intuitions : « Assez spontanément, les gens ont soulevé le lièvre de l’eugénisme, avec, désormais, la possibilité de choisir comment sera son enfant grâce à la science. »
Une « défiance » envers la science
Le processus de révision de la loi relative à la bioéthique, qui consulte pour la première fois les citoyens, se heurte aux difficultés que pose ce type de textes. D’ailleurs, les étapes de la révision sont distinctes : en premier, la consultation des Français (début 2018), qui fait l’objet d’un rapport de synthèse du CCNE, et dans un second temps, l’avis du CCNE, composé de médecins, chercheurs et philosophes. Les experts insistent sur la parfaite étanchéité des deux étapes. Néanmoins, le CCNE a bel et bien été influencé par la consultation citoyenne : pour preuve, son avis, rendu fin septembre, s’est prononcé sur la PMA (en faveur de son ouverture aux couples de femmes et aux femmes seules), la GPA (pour son interdiction) et sur la fin de vie (pour une meilleure application de la loi Claeys-Leonetti).
Les contributions font aussi apparaître un décalage, voire une méfiance de l’opinion vis-à-vis de la communauté scientifique. Une situation que Gérard Longuet explique par un « climat général de remise en cause des connaissances : on est épris de doute ». Il prend l’exemple de Pasteur, « un saint en son temps ; pourtant, aujourd’hui, nombreux sont ceux qui remettent en cause la vaccination. » Sa conclusion : « Nous sommes dans une société de plus en plus scientifique, mais dont la science est de plus en plus contestée. » Le contexte actuel est pour le moins paradoxal : les attentes à l’égard de la science sont aussi fortes que la défiance s’accroît. Pour Alain Milon, cette affirmation est à nuancer : « Les gens sont plus méfiants à l’égard des laboratoires qu’à l’égard des chercheurs. La confiance est toujours là, dès lors que le chercheur n’a pas de lien financier avec la mise en application de sa recherche. »
Alain Milon distingue plusieurs sujets majeurs pour la prochaine révision. Une priorité pour lui : permettre aux chercheurs français d’avoir plus facilement accès aux cellules souches embryonnaires. « Ces cellules sont pluripotentes. Le potentiel de recherche est immense. » Le parlementaire met en cause des « lobbies religieux, toutes religions confondues », qui ont déjà empêché, en 2011, de modifier la loi sur ce point. La réflexion sociétale a-t-elle évolué en sept ans ? « Certainement, mais reste à voir si le politique, et notamment le nouveau monde, le permettront. » Parmi les autres priorités du parlementaire : la levée de l’anonymat dans le don de gamètes, afin qu’un enfant issu d’un donneur puisse remonter à lui si ce dernier est d’accord (aujourd’hui, la loi l’interdit).
La bioéthique, une spécialité française
Malgré tout, la France reste en pointe en matière de législation bioéthique. Selon Alain Milon, l’explication réside dans la formation des chercheurs, qui sont en même temps des citoyens préoccupés par toutes ces questions morales. L’instruction va de pair avec l’éducation dans l’école française. Mais de nombreux pays ne s’embarrassent pas de ce genre de considérations face aux avancées scientifiques. Ainsi, les progrès de la génétique laissent espérer des guérisons extraordinaires en remplaçant un gène muté par un gène sain. Si réparer l’homme touche à la mission fondamentale de la médecine, ces mêmes technologies peuvent aussi permettre de constituer des « bébés à la carte ». Impensable en France pour des raisons éthiques. Aux États-Unis, le brevet est déjà déposé.
Le modèle de bioéthique français repose sur un certain nombre de principes, rappelle le Conseil d’État dans un rapport rendu à l’été 2018 : « La place prééminente du principe de dignité qui se traduit par une protection particulière du corps humain, la prise en compte du principe de liberté individuelle qui s’exprime à travers l’obligation de consentement, le droit au respect de la vie privée, l’autonomie du patient, et l’importance accordée au principe de solidarité, avec une certaine conception du don altruiste... » Ces principes intangibles sont aujourd’hui confrontés à trois évolutions : les avancées scientifiques, les aspirations sociales qui réclament l’assouplissement de certaines règles, et enfin la confrontation aux modèles d’autres pays.
Début 2013, la Chine a lancé un programme de séquençage de l’ADN des surdoués. L’objectif à terme : permettre aux couples qui ont besoin de la fécondation in vitro d’avoir recours aux embryons les plus intelligents, pour améliorer le niveau général de QI de la population. Il y a cinq ans, la presse internationale s’est fait l’écho de ces travaux. Ce programme du Beijing Genomics Institute (BGI) n’a suscité aucun débat éthique en Chine, mais a provoqué de très vives réactions des médias étrangers. Depuis, le BGI poursuit ses recherches, mais dans la plus grande discrétion.
Encore plus puissants que les États, les GAFA s’intéressent aussi aux progrès de la génétique. La santé est un nouveau cheval de bataille pour la Silicon Valley ; à coups d’investissements de centaines de millions de dollars, informatique rime désormais avec génétique. Bref, sans les garde-fous de la bioéthique, on imagine les dérives que pourrait nous réserver l’avenir, dignes du Meilleur des mondes cauchemardé par Aldous Huxley. Ne dit-on pas que le mieux est l’ennemi du bien ?