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Édouard Fillias : "Que l'on donne l'entrepreneur en exemple à suivre me pose problème."

À l’heure d’une parole politique qui érige, peut-être précipitamment, l’entrepreneur en nouveau modèle social, ce libéral, fondateur de Jin — une agence spécialisée dans l’influence digitale — nous explique pourquoi, selon lui, le modèle des start-up n’est peut-être pas l’avenir de notre économie… Un entretien qui détonne dans un air du temps si favorable à l’entrepreneuriat.

Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais et Laurence Bekk-Day

Edouard Fillias - Crédits photo : Elisabetta Lamanuzzi


Qui est Édouard Fillias ?

Formé à Sciences Po et à HEC, Édouard Fillias est un libéral, un vrai. Tout son parcours en témoigne. Encore étudiant, au début des années 2000, il fonde une association dont l’intitulé ne souffre aucune ambiguïté : « Liberté, j’écris ton nom ». En 2003, il publie, dans le droit fil des idées qui l’animent, Liberté, liberté chérie (éd. des Belles Lettres). Et en 2006, il fonde même un think tank à visée politique, « Alternative libérale », qu’il animera pendant quelques années. Côté vie professionnelle, Édouard Fillias passe une grande partie de sa carrière dans des start-up. Il continue à en conseiller certaines, lorsqu’il devient consultant au sein du cabinet Image & Stratégie, alors dirigé par Thierry Saussez. Puis, en 2012, il cofonde Jin, une agence spécialisée dans l’influence digitale.


Pour vous, le monde des start-up ne tourne pas rond. Il est même un anti-modèle, notamment à cause du venture capital, qui permet de lever des fonds très importants, grâce à des investisseurs qui prennent des participations dans des start-up qui ne sont pas encore rentables. Pourquoi êtes-vous hostile à ce système ?

Je pense que le venture capital, qu’on nous a vendu comme un modèle de financement idéal, est un modèle éminemment discutable. C’est même, selon moi, la racine du mal des start-up d’aujourd’hui. Cela fait 40 ans que ce système existe : il a été inventé après la guerre, il a connu son essor dans les années 1970 aux États-Unis, et il est aujourd’hui à son apogée avec la Silicon Valley. Voilà comment cela fonctionne : prenez une jeune entreprise qui n’est pas rentable, dont la moyenne d’âge des collaborateurs est de 27 ans, et qui tout à coup décroche une levée de fonds de trois millions d’euros. A-t-elle une chance de les dépenser d’une manière responsable ? C’est peu probable. C’est pour cela qu’une seule start-up sur 100 survit à ce processus. Petit à petit, au fil de l’eau, de levée de fonds en levée de fonds, la start-up se transforme en « junkie à cash » : comme son modèle n’est pas rentable – elle ne gagne pas d’argent et n’en gagnera jamais – sa façon de survivre, c’est de chercher toujours plus de financements auprès d’investisseurs, et au passage, d’abandonner à ces mêmes investisseurs une partie de son capital. Et dans le cas où la start-up réussirait – ce qui peut arriver, car il y a heureusement des success stories, notamment dans le domaine du logiciel en France –, que se passe-t-il ? L’entrepreneur, en général, est débarqué ! Parce qu’au fil des différentes levées de fonds réalisées, il a perdu le contrôle de son entreprise, il a perdu son indépendance. C’est un jeu perdant-perdant pour l’entrepreneur.

Un vrai patron, c’est finalement celui qui reste chef de sa structure ?

C’est ce que je crois ! Créer une boîte, suer 10 ans pour la développer et, au final, en être dépossédé un jour, parce que le conseil d’administration estime que vous n’êtes plus assez mature, et qu’il faut vous remplacer… C’est un non-sens.

C’est effectivement ce qui est arrivé à Steve Jobs, le cofondateur d’Apple, lorsqu’il a été débarqué par son conseil d’administration…

Steve Jobs, fondateur d’Apple.

Et ça arrive dans beaucoup de start-up. Quand le fondateur ne possède plus que 20 % de sa société, le conseil d’administration et les fonds d’investissement lui disent : « ce que vous faites marche trop bien, on va mettre quelqu’un de sérieux pour s’en occuper »...

Le problème, c’est que le venture capital est une sorte de « client de l’intérieur ». Quand un investisseur rentre dans l’entreprise en amenant quelques millions d’euros, il va vouloir tout contrôler, donner son avis sur la stratégie, valider les recrutements. Déjà qu’il faut gérer les clients et les collaborateurs, c’est comme si on ouvrait une nouvelle ligne de front ! De quoi rendre l’exercice managérial d’une complexité extrême.

L’autre problème du venture capital, dites-vous, c’est qu’il débouche sur une survalorisation des start-up.

Quand des réseaux sociaux d’une utilité discutable apparaissent, et qu’ils sont, d’un coup, valorisés des dizaines de millions d’euros, il y a de quoi tomber de sa chaise. On a aussi vu beaucoup de start-up dans la fintech [des start-up qui utilisent la technologie pour trouver de nouveaux débouchés liés à la finance, NDLR] qui se sont brutalement trouvées valorisées 30-40 millions d’euros. Le problème de cette survalorisation, c’est qu’il n’est plus possible de trouver de nouveaux associés, parce que les parts de l’entreprise atteignent un niveau trop élevé et que l’entrepreneur n’est pas prêt à les lâcher. Il vit dans la mythologie de la vente de son entreprise ou de l’introduction en bourse, qui est en réalité rarissime.

C’est le paradoxe du venture capital : pour les entrepreneurs, on pourrait se dire qu’il est très positif d’avoir facilement accès à de gros financements. Selon vous, ce serait plutôt une sorte de cadeau empoisonné ?

Exactement. Le plus grave, c’est qu’en lieu et place d’un système où l’entrepreneur doit gagner de l’argent, on l’encourage à se projeter dans un futur mythologique qui est celui de la levée de fonds. On la voit comme une baguette magique, alors que cela apportera en réalité probablement plus de problèmes que de solutions. Il faut se souvenir de l’essentiel : pour une entreprise, c’est le résultat ! Gardons en mémoire ce que disait l’économiste américain Milton Friedman : « La responsabilité sociétale de l’entreprise est d’accroître ses profits. »

Heureusement, il y a d’autres façons de financer son entreprise que la levée de fonds ! Il y a la dette : le levier bancaire, qui est quand même une façon très efficace de le faire. Il y a la bourse : à partir de huit-10 millions d’euros de chiffre d’affaires, on peut être coté. Il y a des investisseurs industriels : des partenaires qui rentrent dans le capital des entreprises pour les aider à se développer, pour construire des partenariats.

Cette pensée magique entrepreneuriale, Emmanuel Macron y contribue avec sa volonté de voir la France devenir une « start-up nation ». Que penser du langage entrepreneurial qu’il utilise lorsqu’il dit, au sujet de sa campagne électorale, « j’ai pivoté le business model » ?

Le fait que l’on donne aujourd’hui l’entrepreneur en exemple me pose problème. Pendant les années 1960-70, le modèle héroïque, c’était le haut fonctionnaire. C’était la reconstruction des Trente Glorieuses : il fallait faire de grands projets, conduire la modernisation du pays. Aujourd’hui, on nous donne comme modèle l’entrepreneur, ce nouveau héros un peu nietzschéen. Et on nous le dépeint dans son uniforme typique : hipster, cool, avec des baskets… Ce qui fait que, souvent, les jeunes confondent être entrepreneur avec le mode de vie qui va avec. Ils créent des boîtes pour se bâtir un statut social, plutôt que pour réellement créer de la valeur.

Édouard Fillias - Crédits photo : Elisabetta Lamanuzzi

Pour moi, être entrepreneur, c’est comme être un homme politique : c’est un moment dans la vie. On s’engage pour un projet – ou pour des idées, quand on fait de la politique. Ce n’est en aucun cas un rôle héroïque que l’on devrait donner en exemple à la société ; pas plus d’ailleurs que l’entreprise et la start-up ne sont des modèles de fonctionnement exportables pour tout. Les hommes politiques ont la bouche pleine d’économisme, même quand ils parlent de sujets qui ne sont pas à proprement parler économiques. Et le macronisme, c’est vrai, s’échoue un peu sur cette caricature… on peut avoir une pensée plus complexe que celle qui consiste à mimer les codes de la Silicon Valley ! Mieux vaut une « job nation » qu’une « start-up nation ».

 

Mais alors que penser du socle d’une « start-up nation » à la française : la French Tech ?

La French Tech, c’est une initiative politique. Mais il faudrait que le leadership politique définisse son périmètre. Nous ne pouvons pas être bons partout : il faudrait se concentrer sur quelques sujets où la France peut vraiment être leader. J’en vois deux. Premier sujet, l’imagerie. Avec l’école des Gobelins et les ingénieurs image dont nous disposons, nous avons une avance certaine en matière de réalité virtuelle. Ou encore Dassault Systèmes ; ils ne sont pas du tout dans le battage médiatique de la French Tech, mais ils construisent des usines en 3D où il est possible de changer jusqu’au boulon de la chaîne de montage d’un Airbus !

Le second sujet, c’est tout ce qui relève de l’algorithme et donc de l’intelligence artificielle. Je suis tout à fait en accord avec le rapport Villani : on a des informaticiens de qualité, des mathématiciens hors pair, une vraie excellence dans les mathématiques statistiques. Mais impossible de recruter des data scientists, ces scientifiques des données dont tout le monde parle. Pourquoi ? Ils sont immédiatement embauchés à prix d’or…

Le problème ne vient-il pas du fait que les meilleurs scientifiques français se retrouvent à travailler pour des entreprises américaines ?

Bien sûr. J’ai beaucoup d’amis très bons techniquement qui sont partis chez Google. Mais si le président français disait clairement que certains sujets seront prioritaires, et que tous les investissements seront focalisés dessus, alors là, on aurait une vraie stratégie. La French Tech ne doit pas se contenter de n’être qu’une sorte de caravane sympathique avec Mounir Mahjoubi à sa tête. Sans cela, nous courrons le risque, comme le dit Cédric Villani, de devenir une nation colonisée numériquement, vassalisée par les États-Unis et la Chine.

Édouard Fillias - Crédits photo : Elisabetta Lamanuzzi

D’autant qu’il y a beaucoup de fausse monnaie technologique. Prenez l’intelligence artificielle : certains prestataires vendent des services d’IA de type bot, pour les réservations en ligne ou l’assistance à distance. Dans les coulisses, ce sont en fait des humains en Inde qui répondent aux questions que l’IA ne sait pas trier ! Il y a énormément de bullshit, comme disent les américains, dans ce qui est proposé aujourd’hui.

Cela concourt, de même que les valorisations excessives, à créer une bulle qui va exploser. Finalement, a-t-on besoin de licornes [start-up valant plus d’un milliard d’euros, NDLR] à tout prix ? Je ne crois pas. On a besoin d’avoir des entreprises rentables, même avec seulement deux ou trois employés. Je pense que dans les années qui viennent, on va revenir à une forme de rationalité économique. Beaucoup de start-up vont disparaître, et beaucoup de jeunes vont se réinterroger sur leur avenir professionnel, sur ce qu’ils font, sur le sens de leur métier. ●