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Pierre Rabhi : "Dans la société actuelle, il n'y a plus de vrai bonheur."

« Pierre Rabhi, c’est 51 kilos tout mouillés ! Ce n’est pas grand-chose, mais je me sens porteur de quelque chose qui est bien au-dessus de moi-même… » Finalement, que dire de plus ? Que pour certains, Pierre Rabhi est un sage des temps modernes, qui se bat depuis 55 ans contre l’agrochimie et le gaspillage. Que pour d’autres, c’est un Don Quichotte un peu fou. Que pour d’autres encore, c’est un auteur à succès qui a fait de son discours sur la « sobriété heureuse » un business florissant.

En fait, Pierre Rabhi est un peu de tout cela. Il faut quand même savoir que rien ne prédisposait ce simple paysan d’origine algérienne à devenir l’écrivain et le penseur qu’il est actuellement. En France, il est considéré comme l’un des pionniers de l’agriculture écologique. Entretien avec cet homme frêle de 80 ans, autour de sa conception de l’écologie et des manières modernes de consommer.

Propos recueillis par Laurence Bekk-Day et Maïna Marjany

Crédits photo : Franck Bessières


Votre démarche de retour à la terre, dans les années 1960, était-elle une quête de sens ?

Tout à fait. C’est venu à un moment où je me posais plein de questions sur le sens de la vie, sur la société dans laquelle je vivais. J’habitais à Paris et travaillais comme ouvrier spécialisé. Je fréquentais beaucoup les philosophes, ce qui m’a amené à réfléchir à ce qu’on entendait, à l’époque, par « progrès ». Dans ces années-là, c’était le paradigme de l’industrialisation, avec une nouvelle organisation sociale qui l’accompagnait. Je pense que ce système broie et gaspille l’être humain en l’enfermant dans un cycle production-vente-achat. Je me suis positionné dans une sorte de scepticisme par rapport au bonheur qui émanerait de cette démarche-là.

Avez-vous l’impression d’avoir trouvé le bonheur dans votre nouvelle vie ?

Vous savez, le bonheur, c’est quelque chose de très volatil… En tout cas, à 80 ans, je ne regrette pas le choix que j’ai fait, il y a 55 ans, qui m’a permis de répondre à mes aspirations profondes. Je vis avec ma famille dans un lieu magnifique, mon habitat est un espace naturel de 25 hectares. En même temps, je ne suis pas dans un état de complète béatitude ; le monde est compliqué, et nous sommes aussi des êtres compliqués.

En parlant de famille, comment votre mode de vie est-il perçu par vos enfants ? Ont-ils suivi votre exemple ?

Lorsque nous avons fait le choix d’un retour à la terre, nous nous sommes bien sûr demandé si nos enfants n’allaient pas en souffrir. Pas du tout ! Ils ont grandi au sein de la nature, dans un lieu, certes isolé, mais qui a attiré quantité de gens intéressants. Nous avons reçu le violoniste et chef d’orchestre Yehudi Menuhin, l’ancien ministre Edgard Pisani, et bien d’autres. Nos enfants ont donc été nourris de cette société extérieure. Je pense que ça n’aurait pas marché s’ils avaient été confinés seulement avec leurs parents.

Vous êtes partis vous installer en Ardèche quelques années avant Mai 68, qui a entraîné des mouvements de retour à la terre. Quelques décennies plus tard, l’agriculture bio a commencé à prendre de l’ampleur. Avez-vous l’impression d’avoir été un précurseur ?

Oui. Nous avons quitté Paris en 1961, donc bien avant l’impulsion soixante-huitarde. Et, à l’époque, peu de gens posaient la problématique de la nature comme fondamentale. Avant de cultiver ma propre terre, j’ai travaillé dans des exploitations agricoles au sein desquelles on passait toute l’année à utiliser des engrais, des pesticides, à malmener la terre et donc à polluer les environnements. Cela me paraissait absolument terrifiant. Je voulais faire différemment, en essayant d’appliquer des méthodes qui seraient en conformité avec les lois que la nature a mises en place depuis des millénaires.

Ne pensez-vous pas que la mécanisation de l’agriculture et l’utilisation d’engrais, qui ont permis d’augmenter les rendements, peuvent être une avancée ?

Absolument pas. La terre est un organisme vivant, composé de bactéries, de vers de terre, d’insectes, qui travaillent pour donner une terre fertile. Quand vous mettez vos plantes dans cet univers vivant, vous avez de la nourriture vivante. Si vous faites pousser votre nourriture dans un organisme mort, parce que détruit et pollué par des techniques chimiques, vous aurez une alimentation morte. Avec l’alimentation moderne que nous avons dans nos assiettes, nous devrions plutôt nous souhaiter bonne chance que bon appétit quand on se met à table. Il faut que les citoyens prennent conscience que la société moderne a détruit la terre. À partir du moment où on a industrialisé l’agriculture, on a tué le paysan que l’on a remplacé par un exploitant agricole. 

Que pensez-vous de l’agriculture urbaine ? Ces nouvelles techniques qui consistent à cultiver sur les toits, dans des jardins partagés, dans des friches… Est-ce un système qui pourrait être efficace à grande échelle ?

Il y a, en effet, une mode de la production urbaine. Je n’ai rien contre, mais ce n’est pas simplement en produisant sur une terrasse et dans des petits espaces urbains qu’on va nourrir les millions de personnes concentrées dans les villes. Ça peut être une phase, qui n’est pas inintéressante, mais il faut surtout s’intéresser aux hectares de terre qui sont à notre disposition et qui sont abîmés par l’agriculture moderne. Pour trouver un équilibre entre le système urbain et le système rural, il faudrait que les agglomérations puissent s’approvisionner avec de la nourriture de proximité, en créant, par exemple, des ceintures nourricières autour des villes, plutôt que d’aller chercher à des milliers de kilomètres des denrées alimentaires qu’on peut parfaitement produire là où nous sommes.

La problématique du manque de place est par ailleurs étroitement liée à notre mode d’alimentation, fondée sur les protéines animales. D’ailleurs, aujourd’hui, on ne dit pas gagner son pain, on dit gagner son bifteck ! On mobilise des superficies énormes pour produire la nourriture destinée aux animaux de façon à ce que nous puissions les consommer. Il faut à peu près six à sept protéines végétales pour obtenir une protéine animale, c’est un déséquilibre énorme.

Vous parlez comme un végétarien, pourtant vous ne l’êtes pas vous-même ?

Je ne suis pas végétarien, en effet. Mais je suis très sensible à la cause animale. Je ne peux pas souscrire au fait que l’on confine des animaux par milliers dans des poulaillers industriels, qu’on leur inflige une grande souffrance, en oubliant qu’ils sont des êtres vivants qui doivent être respectés. Avoir industrialisé la production animale, c’est une erreur très grave.

Pierre Rabhi s’exprime à Solan.

Souvent, quand on parle d’habitat petit et déplaisant en ville, on parle de cage à poules…

C’est l’impression que ça donne quand on voit des humains confinés dans des espaces très restreints, vivant superposés, jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Finalement, l’être humain est traité comme on traite nous-mêmes les animaux. Aujourd’hui, l’itinéraire d’un être humain est une forme d’incarcération, puisque de la maternelle à l’université, il est enfermé, et qu’ensuite, il travaille dans une boîte… et même pour s’amuser, il va en boîte ! Sans parler de la dernière « boîte » dans laquelle il finit et que je vous laisse deviner…

L’homme urbain n’est pas heureux, finalement ?

Comment voulez-vous qu’il le soit ! Certains passent 11 mois de l’année à penser au mois de vacances qui va leur permettre de quitter cette sorte de prison. Je pense que la société du divertissement, qui s’est développée d’année en année, permet de compenser, en quelque sorte, la privation de liberté qu’on inflige à des êtres humains toute l’année, enfin… qu’ils s’infligent eux-mêmes. Allez voir les statistiques de la consommation des anxiolytiques, des substances euphorisantes et du divertissement, et vous vous rendrez compte que ça ne va pas. Il n’y a pas de vrai bonheur.

En réaction à ça, il y a tout de même le développement d’un minimalisme urbain. Les gens cherchent à posséder moins, à faire des choix signifiants, à se contenter d’une sorte d’ascétisme de luxe. Pensez-vous qu’il puisse y avoir une sobriété heureuse en ville ?

Cette question-là est absolument fondamentale. Il y a aujourd’hui ce qu’on appelle la société civile, composée de nombreux individus qui innovent, qui cherchent des solutions alternatives pour se nourrir, éduquer leurs enfants, créer un autre rapport social, etc. La société civile est devenue un vaste laboratoire et cela me donne de l’espoir ; nous ne serons pas sans alternatives le jour où le modèle dominant s’effondrera, ce qui finira forcément par arriver.

Vous parlez beaucoup d’éveil des consciences, mais pensez-vous vraiment que l’éveil individuel soit suffisant ? Ne faut-il pas un éveil collectif, un mouvement politique, par exemple, pour changer les choses à grande échelle ?

L’éveil des consciences se fait et va augmenter, parce que le système qu’on a établi est lui-même en échec. L’un des grands symptômes de cet échec est le chômage, c’est-à-dire l’exclusion humaine : l’humain n’a plus de rôle social, il est en quelque sorte rejeté. En France, l’interventionnisme de l’État permet encore de pallier le désastre. Mais cela pourra-t-il durer ? Pour maintenir le tout, il faut créer de la richesse. Or, la géopolitique actuelle, avec la revanche des nations pauvres, comme la Chine, crée une nouvelle concurrence internationale qui va déstabiliser la logique du capitalisme strict ayant prévalu pour le moment.

Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose d’irrépressiblement humain à exploiter au maximum les ressources, à en vouloir toujours plus, à être dans une démarche de progrès permanent ?

Il existe, en effet, une avidité permanente, instaurée comme système dynamique du toujours plus. Mais je pense que cela dépend des cultures et des peuples. Le monde occidental a instauré le PNB et cette insatiabilité programmée. On a ce qu’il faut – bien que ce ne soit pas garanti pour tous – et je dirais même qu’on a plus que ce qu’il faut puisque nous produisons 30 à 40 % de déchets. On devrait être satisfait : eh bien non ! La publicité ne vous dit pas : « Vous avez tout ce qu’il faut, dormez bien, braves gens, reposez-vous. » Elle vous dira que vous avez toujours des besoins insatiables…

En 2002, je m’étais présenté à l’élection présidentielle, dans le but d’appeler à l’insurrection des consciences. L’idée n’était pas de faire des promesses aux gens pour qu’ils votent pour moi, mais d’ouvrir un grand débat public : quelle planète laisserons-nous à nos enfants et quels enfants laisserons-nous à la planète ? J’avais notamment mis en avant la notion de décroissance. Certains économistes, à l’instar de Nicholas Georgescu-Roegen, avaient prévenu que si on n’arrêtait pas la croissance, on allait vers un désastre mondial. J’ai ensuite continué à réfléchir à ce concept et j’ai théorisé cette logique de la satisfaction dans l’essai Vers la sobriété heureuse. Plus de 350 000 exemplaires se sont vendus, ce qui signifie qu’un certain nombre de personnes comprennent que la vie n’est pas une accumulation d’objets, d’électroménager, de voitures… Cette sérénité profonde ne se trouve pas dans une simple satisfaction passagère, le vrai bonheur est ailleurs.

Pierre Rabhi au Burkina Faso.

Croyez-vous à une sortie par le haut, permise par un progrès technologique plus respectueux de la nature (panneaux solaires, électricité plus propre, recyclage, consommation durable…) ?

Il ne faut pas s’illusionner en pensant que le destin humain changera parce qu’on installera des panneaux solaires… Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un quelconque changement positif de l’humanité, si l’être humain ne travaille pas sur son propre changement.

Marcel Pagnol écrivait dans Topaze que « le secret, le vrai, c’est que les hommes ne sont pas bons ». Est-ce qu’on ne butera pas toujours sur le problème de la nature humaine ?

Vous avez raison de soulever le problème, mais je n’accepte pas qu’on ait pour alibi « c’est notre nature, nous sommes comme ça, on n’y peut rien ». Non, non, non. Nous avons véritablement un travail à faire, chacun d’entre nous : nous devons mettre de l’esprit et de la bienveillance dans ce que nous faisons.

Vos ouvrages se vendent très bien. Est-ce que ce succès participe quand même, d’une certaine façon, à votre bonheur ?

Je n’en fais pas une espèce de vanité ou d’orgueil. Je me suis toujours mis au service de certaines valeurs. Ma petite personne… Pierre Rabhi, c’est 51 kilos tout mouillés ! Ce n’est pas grand-chose, mais je me sens porteur de quelque chose qui est bien au-dessus de moi-même. Ce que je fais me nourrit et donne sens à ma vie. Si j’ai encore de l’énergie, je la dois à cette mobilisation de mon âme et de mon esprit pour que des valeurs nouvelles s’instaurent. Pour ne pas trahir les futures générations, il faut tout faire pour que l’avenir leur soit vivable. Si nous ne faisons rien aujourd’hui pour modifier l’ordre du monde, les générations futures vont en pâtir terriblement. Car finalement, la plus grande catastrophe écologique, c’est quand même nous-mêmes. ●


Pour en savoir plus sur l’action et le parcours de Pierre Rabhi, consultez son site Internet, ainsi que celui de son association, Les Colibris.