Émile Magazine

View Original

Le Louvre & Sciences Po : mêmes combats !

Benoît de Saint Chamas est directeur de cabinet du président du musée du Louvre ; Charline Avenel, ancienne secrétaire générale de Sciences Po. Deux postes clés qui leur ont permis d’être aux premières loges des récentes transformations de ces institutions. Internationalisation, développement rapide, délocalisation, budget, subventions et mécènes… Il est frappant de voir à quel point les enjeux sont similaires pour ces deux grands établissements de la culture et de l’éducation françaises.

Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais et Maïna Marjany

Charline Avenel et Benoit de Saint Chamas. Crédits photo : Elisabetta Lamanuzzi



Benoît de Saint Chamas, vous avez connu deux présidents-directeurs du Louvre depuis 2005 (Henri Loyrette et Jean-Luc Martinez) ; Charline Avenel, vous avez observé l’action de deux directeurs de Sciences Po (Richard Descoings et Frédéric Mion). Peut-on dire que les hommes passent et les institutions restent, ou bien les époques sont-elles fortement marquées par les directeurs ?

Charline Avenel : Sciences Po, comme le Louvre d’ailleurs, est une institution qui a une âme, une vie propre, mais qui est complètement portée et mue par les hommes qui la dirigent. Richard Descoings a fait prendre un tournant spectaculaire à cette maison avec l’ouverture sociale, l’ouverture internationale et les campus en région. Frédéric Mion, c’est une autre figure, à une autre époque : celle de la remise à plat, de la sérénité dans l’établissement, mais aussi du redémarrage vers de grands projets comme celui de l’Artillerie.

Benoît de Saint Chamas. Crédits photo : Elisabetta Lamanuzzi

Benoît de Saint Chamas : Je suis arrivé au Louvre après un passage en cabinet ministériel. Je suis donc passé d’un temps très court – celui de l’action politique souvent soumise à l’élection suivante – au temps long. Le Louvre se caractérise par sa profondeur historique et une certaine continuité des institutions, qui existent depuis deux siècles pour la partie muséale, et depuis huit siècles pour la partie palatiale. Il y a, de fait, une continuité dans la politique de direction, ce qui n’empêche pas qu’Henri Loyrette et Jean-Luc Martinez aient des priorités différentes dans leurs stratégies. Henri Loyrette était davantage tourné vers la programmation culturelle, les expositions, l’art contemporain, l’international. Jean-Luc Martinez accompagne et prolonge cette dynamique internationale ; en revanche, il a davantage mis l’accent sur les collections permanentes, qui font la richesse exceptionnelle de ce musée du Louvre.

En interne, vis-à-vis des salariés, avez-vous constaté des changements de gouvernance ?

C. A. : À Sciences Po, la manière de diriger le collectif n’est effectivement pas la même suivant les époques. L’ère Richard Descoings était une période d’expansion avec un cœur qui battait de manière rapide, presque trop rapide : 50 % d’étudiants supplémentaires en quelques années et le passage de 250 à plus de 1 000 salariés. Cette maison avait besoin de consolidation et de recréer, avec cette nouvelle échelle, une organisation. C’est d’ailleurs ce changement d’échelle qui explique, pour une bonne part, la crise institutionnelle qui a eu lieu à Sciences Po avant l’arrivée de Frédéric Mion. Ensemble, nous avons repensé la maison de l’intérieur afin de pouvoir lui donner un nouveau souffle. Sont venues ensuite les grandes réformes : la création de l’École d’affaires publiques, de l’École du management et de l’innovation et de l’École urbaine, la réforme du collège universitaire, le projet immobilier de l’Artillerie.

B. de S.C. : On peut voir un parallèle avec ce qu’on a vécu au Louvre. Les années 2000 ont été une période d’expansion, liée au tempérament du président de l’époque, mais aussi à une hausse spectaculaire de la fréquentation du musée : elle a presque doublé, passant de 5-6 millions par an à 9,7 millions en 2012 (une année record). Il y a eu des recrutements, de nouveaux métiers ont été créés et les liens avec l’international se sont renforcés. Quand Jean-Luc Martinez est arrivé, il fallait accompagner cette dynamique, car lorsqu’on ouvre une fouille archéologique en 2010, elle continue à exister en 2020, en 2030 ; de même, quand on décide d’organiser une exposition, elle aura lieu dans cinq ans. Mais il fallait également consolider ce qui avait été entrepris. Par exemple, le premier projet que Jean-Luc Martinez a pris à bras-le-corps a été l’accueil des visiteurs sous la pyramide, conçue dans les années 1980-90 pour seulement quatre millions de visiteurs, contre près de 10 millions aujourd’hui.

Comment définiriez-vous respectivement vos missions professionnelles au Louvre et à Sciences Po ?

Louvre Abu Dhabi

B. de S.C. : Le poste de directeur de cabinet du président-directeur est une fonction nouvelle que j’ai créée en arrivant à un moment particulier où se développait l’international, avec de plus en plus de sujets d’ordre diplomatique et institutionnel. Par exemple, l’une de mes premières réunions, à mon arrivée, en 2005, concernait le début des négociations pour le Louvre Abu Dhabi avec nos partenaires émiriens. Maintenant, à vitesse de croisière, je dirais que mon rôle est de conseiller le président sur la stratégie, de coordonner l’action internationale et diplomatique et de gérer les relations institutionnelles avec les tutelles.

Charline Avenel - Crédits photo : Elisabetta Lamanuzzi

C. A. : J’ai eu la chance de créer, avec Frédéric Mion, ce poste de secrétaire générale que l’on a façonné à notre manière. Mon champ d’action comprenait les fonctions support (finances, RH, égalité femmes-hommes, handicap et relations institutionnelles), le pilotage stratégique de l’établissement et le pilotage d’un certain nombre de grands chantiers, notamment le projet immobilier du campus parisien, mais aussi la refonte du modèle économique de Sciences Po. Des chantiers transversaux qui nécessitent une action coordonnée des directions.

Le point commun dans vos fonctions est sans doute les relations institutionnelles. Quel est le poids de la tutelle lorsque l’on veut développer, moderniser ou transformer une institution ? Avez-vous de bonnes relations avec vos ministères référents ?

B. de S.C. : Nous avons plusieurs tutelles : le ministère de la Culture et celui des Finances. En pratique, nous sommes également très connectés avec le ministère des Affaires étrangères pour les développements internationaux. Outre les visiteurs étrangers, qui composent 70 à 75 % du public du Louvre, nous avons plus de 600 visites officielles par an, souvent en présence de chefs d’État ou de ministres. Globalement, les relations avec nos tutelles se passent bien, même si nous sommes parfois confrontés aux merveilles de notre organisation administrative française… À mes débuts, je devais communiquer sur les visites officielles, et je me souviens qu’une fois, 12 personnes m’ont posé la même question pour qu’au final, elle n’aboutisse pas dans le dossier du ministre le jour dit ! Progressivement, le Louvre a atteint une certaine autonomie de gestion et maintenant, c’est plus facile qu’avant pour développer des projets.

« Autonomie », c’est un mot qui correspond aussi à Sciences Po ?

C. A. : Absolument. Sciences Po est une institution hybride entre le public et le privé, ce qui entraîne une grande autonomie de gestion. Cela a été renforcé par le développement de ressources propres qui atteignent aujourd’hui 60% du budget de Sciences Po. Les conditions d’une autonomie pédagogique et scientifique sont ainsi réunies et nous avons gagné en rapidité : quand on a un projet, il peut être fait en trois mois. Or, la liberté des acteurs et la possibilité de mettre en œuvre de nouveaux projets sont, à mon sens, ce qui manque cruellement au reste du secteur universitaire. Mais cette autonomie ne va pas sans un dialogue avec l’État, qui s’est d’ailleurs renforcé ces cinq dernières années. La complexité dont parle Benoît de Saint Chamas, je l’ai aussi éprouvée avec le dossier de l’Artillerie, dossier interministériel, mais qui a dû passer dans les mains de tous les ministres, de tous leurs services, de tous les cabinets…

D’une histoire française, vos deux institutions sont devenues des marques internationales. À quel moment s’est effectuée cette bascule pour le Louvre ?

B. de S.C. : Le Louvre était, effectivement, un lieu très parisien, fortement lié à l’histoire de France. Mais il s’est beaucoup internationalisé au cours des dernières décennies et les publics des musées ont beaucoup changé. Avant, ces derniers étaient plutôt réservés aux amateurs d’art. Comme le disait Henri Loyrette quand il a commencé à travailler dans le monde des musées : on se préoccupait de l’heure d’ouverture et de l’heure de fermeture, mais on ne se préoccupait pas de ce qui se passait entre-temps. Aujourd’hui, ça a énormément évolué : les musées ne sont plus des mausolées enfermés sur eux-mêmes. Ils sont devenus à la mode entre les années 1980 et 2000. Le projet Grand Louvre, avec la construction de la pyramide qui inscrivait le musée dans la modernité, a sûrement contribué à l’engouement pour cette maison. Tout comme le fait d’accepter des tournages, comme celui du film Da Vinci Code. Récemment, on a autorisé le tournage d’un clip de Beyoncé, déjà vu par près de 150 millions de personnes ; il s’agissait de nous adresser à un autre public. En parallèle de cette culture grand public, le Louvre s’est imposé au fil des siècles comme une référence ; on reçoit, par exemple, beaucoup de demandes d’expertise.

Et à Sciences Po, comment s’est passée la construction de la marque ?

C. A. : Les années 2000 ont été absolument déterminantes, avec l’ouverture internationale et l’ouverture sociale. Des mesures comme le dispositif des Conventions d’éducation prioritaire ont provoqué des débats très vifs, au sein de l’institution et dans la société. Le deuxième temps se produit en ce moment. Ces cinq dernières années, la communication de Sciences Po a beaucoup travaillé sur cette question de la marque. Ce n’est plus un tabou, on l’assume, et c’est tant mieux. Nous sommes également en train de mettre en place une politique de promotion et de marketing, notamment à l’international. L’idée est de « stratégiser » nos recrutements d’étudiants, en ciblant les profils que nous souhaitons attirer. Le projet du nouveau campus parisien, construit autour de l’Artillerie, nous aide par ailleurs à renforcer notre marque et notre attractivité internationale.

Au Louvre, ressentez-vous une forme de compétition avec les autres grands musées mondiaux ?

B. de S.C. : Nous ne sommes pas vraiment dans une logique de compétition. Nous ne cherchons pas, à tout prix, à augmenter le nombre de visiteurs. Évidemment, nous étions inquiets quand la fréquentation a baissé après les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre 2015. Mais notre thermomètre, c’est plutôt la satisfaction du public, le bénéfice qu’il tire de sa visite. Et nous avons développé toutes sortes d’outils – mesures, sondages, baromètres mensuels – pour la mesurer au mieux. Enfin, le fait que nous ayons des actions très développées en faveur des publics éloignés des pratiques culturelles, ça ne rentre pas dans une logique marchande, par exemple. C’est parce que nous sommes un service public.

Avez-vous le sentiment de devoir pousser les murs pour accueillir un public de plus en plus nombreux ?

B. de S.C. : Cela fait 200 ans que le Louvre pousse les murs ! L’une des dernières grandes étapes a été le déménagement du ministère de l’Économie, qui était, il y a moins de 30 ans, dans l’enceinte du palais du Louvre. Plus récemment, nous avons construit, entre 2008 et 2012, le département des Arts de l’Islam. Je pense que nous avons désormais pris possession de l’ensemble du palais.

C. A. : Le nouveau campus parisien que nous sommes en train de créer n’a pas vraiment vocation à pousser les murs. Après une période de forte croissance, nous sommes plutôt dans une phase de stabilisation et de diversification des profils. Sciences Po a pour ambition d’être davantage partie prenante de la ville : nous devons ouvrir notre maison sur de nouveaux publics, avec des espaces paysagers pour les étudiants et les Parisiens, revoir la manière dont on circule entre les différents sites. La London School of Economics est un exemple en la matière : en 15 ans, ils ont réinventé la ville. Pourquoi pas un arrêt de bus au nom de Sciences Po, sur le boulevard Saint-Germain, afin de gagner en visibilité, comme la LSE a pu le faire à Londres.

B. de S.C. : Il y a quelques années, les visiteurs qui voulaient venir au Louvre se perdaient, parce qu’ils descendaient à la station de métro Louvre-Rivoli ; à l’époque, la station Palais-Royal n’avait pas été renommée Palais-Royal-Musée du Louvre. S’il pouvait y avoir l’équivalent à Sciences Po, ça serait bien !

La délocalisation en province est un point commun frappant entre les deux institutions : qu’est-ce qui la justifie ?

B. de S.C. : Pour le Louvre, cela répond à une vocation très ancienne, qui remonte à la Révolution française et au décret Chaptal du début du XIXᵉ siècle. Les collections du Louvre composaient alors le muséum central et étaient au service de toute la nation. Il y a eu des politiques de dépôt, ce qui a donné les musées de région. À la fin du XIXᵉ siècle, cette tradition d’aide « grand frère-petit frère » s’est progressivement étiolée. Elle a été relancée au début du XXIᵉ siècle par le ministre de la Culture et de la Communication, Jean-Jacques Aillagon. Il y a eu un appel à projets, remporté par Lens. Ce qui est intéressant, c’est que l’essentiel des villes candidates étaient dans le Nord et le Pas-de-Calais, assez peu dans le Sud.

Sciences Po, campus de Reims - Ancien collège des Jésuites. Crédits photo : Paul Rentler

C. A. : Pour Sciences Po, l’objectif était de répondre à la hausse des effectifs, de permettre l’internationalisation de nos contenus et de nos étudiants, mais aussi d’offrir des conditions de vie et d’études remarquables aux élèves. Reims, par exemple, est un ancien site jésuite, qui a été rénové en un grand campus, agréable et moderne. Le logement, à Reims, est aussi beaucoup moins cher qu’à Paris…

Au Louvre comme à Sciences Po, le sujet de la recherche de fonds privés et du mécénat a pris de l’importance ces dernières années. Comment l’avez-vous intégré à votre organisation ?

C. A. : À Sciences Po, nous briguons clairement des compétences en la matière et recherchons des professionnels de la levée de fonds. Nous louchons parfois sur les compétences du Louvre ! Cela a vraiment commencé à se développer dans les années 2007 et 2008. Aujourd’hui, une quinzaine de personnes travaillent sur le sujet.

B. de S.C. : Ce qui a beaucoup aidé au développement du mécénat pour le Louvre, c’est la loi Aillagon de 2003. Elle a mis en place un dispositif fiscal très incitatif : jusqu’à 90 % de déduction pour l’acquisition, par exemple, de trésors nationaux. À l’époque, nous avons beaucoup investi, notamment en recrutant ce qui est devenu une sous-direction du mécénat, composée d’une vingtaine de personnes.

Certains projets doivent également être plus mobilisateurs que d’autres…

C. A. : Tout à fait, on le voit notamment avec le projet autour de l’Artillerie. L’immobilier, le patrimoine, c’est extrêmement mobilisateur. Mais également l’ouverture sociale ou le numérique.

B. de S.C. : Certains sujets sont en effet plus facilement vendeurs ; si vous voulez restaurer un Léonard de Vinci, c’est plus facile que de changer toutes les climatisations du musée ! ●