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Chronique - Le Mai 68 de Jacques Chapsal

Il y a cinquante ans débutaient les premières actions étudiantes qui seront le point de départ du mouvement de Mai 68. L'occasion pour nous de réouvrir nos archives pour vous proposer de revenir, à travers des témoignages et des récits, sur les événements marquants de cette période. Nous commençons cette série par une chronique rédigée par Jacques Chapsal, directeur de Sciences Po depuis 1947. Le conseil étudiant proposera aux pouvoirs publics sa reconduction après Mai 68. Il quittera Sciences Po en 1979 et sera remplacé par Michel Gentot. 

Les événements de mai sont à peine terminés lorsque Jacques Chapsal, directeur de l’Institut, écrit cette chronique, le 5 août 1968, à la demande de l’Association des anciens élèves de Sciences Po, qui la publiera dans sa rubrique « La vie à l’École ». Nous la reproduisons ci-dessous.

 

La vie à l’École a été profondément secouée en mai-juin 1968 par la participation des Sciences-Po au « mouvement étudiant ». À la demande de l’Association des anciens élèves, je me propose de relater les événements qui se sont déroulés rue Saint-Guillaume. Il ne peut évidemment s’agir que d’une simple chronologie sans aucun jugement de valeur sur des faits auxquels nous avons été trop directement mêlés pour ne pas être accusés, en des sens d’ailleurs divergents, de manque d’objectivité.

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Les premières phases de la crise n’avaient pas eu de répercussion directe rue Saint-Guillaume : le 7 mai, les écrits de langues d’année préparatoire s’étaient déroulés normalement ; l’Amicale des élèves régulièrement élue en décembre 1967 et qui appartenait à la tendance « majo » de l’Unef (c'est-à-dire la tendance opposée à la direction actuelle de l’Unef) publiait encore le 6 mai, avec quelques autres associations de même tendance, un tract : « Refusons ensemble la grève avec les majo. »

(…) Tout changea après la nuit du 10 au 11 mai, la première « nuit des barricades » : les épreuves écrites de langues du diplôme qui devaient avoir lieu le 11 au matin ne purent se dérouler, devant l’opposition résolue d’un certain nombre d’étudiants refusant de composer et le très petit nombre d’élèves se décidant à pénétrer dans les amphithéâtres ; dans l’impossibilité de maintenir l’ordre et le silence nécessaires pour composer, la direction dut ajourner les épreuves. Le matin, puis l’après-midi, des meetings se tenaient dans le hall. En fin de journée, une des bibliothèques était occupée de force pendant une heure et demie, l’Amicale s’étant d’ailleurs ralliée au mouvement en tentant de le canaliser.

Après les deux jours de fermeture du dimanche 12 et du lundi 13 (jour de grève générale) l’Institut rouvrait ses portes le 14, après entretien avec les dirigeants de l’Amicale, un nouveau calendrier des examens avait été établi, reportant les épreuves de 8 à 15 jours suivant les cas. Il était décidé ce matin-là de maintenir le contrôle des cartes, d’ouvrir les bibliothèques pour les étudiants désireux de travailler, mais de laisser ouverts les amphithéâtres et salles de conférences pour de « libres discussions » des élèves. Les premières discussions s’organisaient sous la conduite effective des dirigeants des tendances opposées à l’Amicale. Une vive agitation régna toute la journée. Le hall était plein d’étudiants quand, vers 18 heures, l’arrivée d’un "commando" de la Sorbonne venant occuper Sciences Po était annoncée. À la demande des étudiants de toutes tendances, les grilles de l’Institut étaient alors fermées ; la colonne venue de la Sorbonne avec drapeaux rouges et drapeaux noirs tenta de forcer l’accès de l’Institut et les première bagarres éclatèrent dans la rue : il fut aussitôt évident, d’une part que les facultés ayant portes ouvertes et occupation permanente des manifestants venus de l’extérieur chercheraient à entrer de vive force dans l’Institut s’il était maintenu fermé, d’autre part que la police avait ordre de ne pas se montrer, fût-ce en cas de troubles dans la rue Saint-Guillaume.

Au soir du 14 mai, les grilles étaient rouvertes et l’Institut était immédiatement occupé. Cette occupation ne devait cesser ni de jour ni de nuit jusqu’au 29 juin. Elle était le fait d’éléments divers : un certain nombre d’élèves de l’Institut, des étudiants appartenant à d’autres établissements, des éléments n’appartenant pas au monde étudiant. Les dirigeants du Mouvement étudiant de Sciences Po déclareront avoir le contrôle de ceux qui occupaient l’école, mais il sera toujours impossible d’obtenir que l’occupation se fasse exclusivement par les étudiants de Sciences Po.

Demeuraient en dehors de l’occupation toutes les salles autres que les amphithéâtres et les salles de conférences, et notamment l’intégralité des bibliothèques et des locaux administratifs, y compris standard téléphonique et ronéo ; cette « ligne de partage » fut clairement signifiée par la direction dès le début comme la condition sine qua non du maintien d’une autorité régulière à l’Institut : plusieurs fois menacée au cours de l’occupation, elle fut en définitive respectée jusqu’au bout. Pendant ces sept semaines, les membres de la direction, plusieurs professeurs et le personnel des services intérieurs assureront, de nuit et de jour, la protection des locaux administratifs ; un standard téléphonique sera maintenu 24 heures sur 24.

L’incident le plus marquant de la première semaine d’occupation fut l’attaque, le 20 mai, d’un commando du mouvement Occident qui, entré par l’ÉNA, traversa le jardin, blessa plusieurs étudiants et saccagea le hall. Un des agresseurs, arrêté par les élèves, fut, non sans difficulté, remis aux mains d’un commissaire de police.

Jacques Chapsal dans son bureau (Photo: Daniel Legendre)

Cependant, dès le début, la préoccupation commune des dirigeants du Mouvement comme de ceux qui n’y étaient pas spontanément favorables avait été la mise en place d’organismes vraiment représentatifs des étudiants.

Les débats furent intenses, mais l’assemblée se déroula très régulièrement et elle se termina non moins régulièrement par un vote, surveillé par les représentants des deux motions en présence, vote dont personne ne discuta le résultat : 1 426 voix en faveur de la motion J présentée par les dirigeants du Mouvement, contre 1020 à la motion E, émanant en fait de l’Amicale et de ceux qui s’y étaient ralliés.

La motion J prévoyait notamment :

1) la suppression des examens et leur remplacement par un diplôme obtenu sur dossier, la décision étant prise par une commission paritaire étudiants-enseignants ;

2) l’institution d’un organisme paritaire de gestion chargé « d’assurer un contrôle démocratique sur la direction et cela à tous les niveaux ».

Les 17 et 18 mai, les étudiants mettaient en place les structures prévues par la motion J : les élèves se réunissaient par conférences, chacune d’elles élisant un délégué et la réunion des 175 délégués devant constituer le « conseil étudiant » investi « d’attributions souveraines » par la motion. Les conditions d’élection ont pu varier de conférence à conférence et assurer une représentation inégale suivant les cas, mais dans l’ensemble et compte tenu des habitudes des étudiants comme des circonstances que l’on traversait il était vrai d’affirmer, à cette date et dans ces conditions, la représentativité du conseil étudiant ; la direction la reconnaissait le 21 mai, tout en rappelant son rôle d’arbitrage et la gestion administrative de l’Institut.

Sans attendre ces élections, de multiples commissions d’études étaient constituées sur les sujets les plus divers et pour traiter de tous les problèmes de l’Institut ; plus tard, leur activité était réglée par le conseil étudiant auquel elles présentaient leurs rapports : jusqu’à fin juin, ces commissions allaient fournir un travail considérable. À ces commissions, dès le début vinrent participer un grand nombre de professeurs et de maîtres de conférences qui désiraient garder le contact avec leurs élèves. La direction encouragea ces initiatives qui répondaient au grand désir de dialogue des étudiants, et elle diffusa le 16 mai une première liste des membres du corps enseignant ayant exprimé leur désir d’y participer.

Or, une assemblée générale de 450 enseignants était à ce moment impossible rue Saint-Guillaume ; il fallait également tenir compte de la très grande hétérogénéité du corps enseignant de l’Institut. Du 20 au 23 mai, la direction convoquait des réunions successives de maîtres de conférences, par année et par section ; ils désignaient 55 délégués chargés d’abord d’assurer plus spécialement les contacts avec les étudiants et ensuite de désigner, au second degré, les dix représentants des maîtres de conférences à tout organisme paritaire de discussion avec les étudiants ; les professeurs et chargés de cours étaient à leur tour réunis et choisissaient directement leurs six représentants. Malgré le caractère hâtif et improvisé de cette procédure, on doit affirmer que la représentativité de cette délégation était très réelle et ce fut un des éléments déterminants de la suite des événements.

En effet, l’une des demandes fondamentales des étudiants, contenues dans la motion J, était la constitution d’un organisme paritaire étudiants-enseignants et 12 délégués avaient été élus par le conseil étudiant à cette commission paritaire, conçue comme un comité de gestion. Le 21 mai, le conseil étudiant votait un texte sur la cogestion, aux termes duquel : « L’organe souverain de décision à l’Institut d’études politiques est la commission paritaire qui est l’instrument de la cogestion. Tout autre organisme a un rôle consultatif… Le directeur est l’exécutif de la commission paritaire ; il peut lui soumettre des propositions. Il assiste à ses réunions sans voix délibérative. » Pour les membres du corps enseignant au contraire, il ne pouvait s’agir de participer qu’à un organisme paritaire de discussion : suivant les termes de l’un d’entre eux : (…) « étant dépourvus, individuellement et collectivement, de tout pouvoir ou autorité propre (…) ils ne sauraient en aucun cas accepter de prendre part à un comité de gestion prétendant se substituer à la direction ou au conseil de perfectionnement de l’Institut », qui demeuraient les seuls organes compétents pour apprécier ce qui pourrait être retenu des propositions d’un tel organisme et en saisir les pouvoirs publics.

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Les discussions furent souvent difficiles, les étudiants rendant continuellement compte de leur action au conseil étudiant, devant lequel ils étaient révocables ; malgré des réunions quasi-quotidiennes, elles durèrent près de trois semaines ; on commença par discuter sur la base du projet du conseil étudiant du 21 mai, puis sur un contre-projet élaboré par les enseignants le 5 juin : l’accrochage le plus sérieux se produisit autour du « droit de véto » des étudiants.

Réunion de la commission paritaire au dernier étage du 30, rue Saint-Guillaume, en 1972. De gauche à droite : François Goguel, Jacques Chapsal, René Henry-Gréard, Claude Jourdan, Paul Delouvrier et un représentant étudiant. (Photo : Daniel Legendre)

Le 6 juin, le conseil étudiant posait ce « préalable » : « Aucune décision ne pourra être prise par un organe où les étudiants sont représentés si la totalité des représentants étudiants s’y oppose. » Le 8 juin, une assemblée générale du corps enseignant groupant les deux tiers de ses membres, entendait les rapports de ses mandataires et décidait un vote par correspondance sur la question du « préalable ». Clos le 14 juin, le scrutin (auquel avaient participé 83 % des enseignants) donnait une majorité des deux tiers à celle des trois motions qui condamnait de la manière la plus catégorique le droit de veto, tout en souhaitant ne pas rompre les discussions.

De fait, les discussions reprenaient et finalement, le 17 juin, la commission paritaire se mettait d’accord sur deux textes.

Le premier « statut de la cogestion », établi sur la base générale des propositions des membres enseignants, avait l’accord unanime de la commission paritaire ; le conseil étudiant le ratifiait le jour même, à une majorité de 63 % (76 voix pour, 43 contre et 1 abstention), les opposants étant ceux qui trouvaient le texte insuffisant par rapport aux demandes initiales des étudiants.

Le second texte, sur les « libertés syndicales et politiques », n’avait pas obtenu l’accord de tous les membres enseignants de la commission paritaire, mais il était ratifié à l’unanimité par le conseil étudiant.

Le 22 juin, le conseil de perfectionnement de l’Institut, qui s’était déjà réuni le 18 mai, en même temps que le conseil de la Fondation, pour discuter de la situation, procédait à un premier examen des textes adoptés par la commission paritaire ; il décidait naturellement d’attendre l’avis du corps enseignant et le jugement que celui-ci portait sur l’œuvre de ses mandataires. Le conseil prenait connaissance d’une motion du conseil étudiant exigeant la participation de représentants des étudiants à la réunion du corps enseignant envisagée à cette fin, et il décidait d’organiser la consultation par correspondance. La complexité des textes et la nécessité d’aller vite imposaient une procédure de style "référendaire" et un vote sur l’ensemble sans amendements. Les membres du corps enseignant étaient toutefois invités par le conseil à commenter par écrit les motivations ou réserves de leur vote, de façon à transmettre au ministère de l’Éducation nationale le dossier le plus complet possible. Les instructions officielles, tout au long de cette période, recommandaient en effet :

– de ne pas rompre avec le mouvement étudiant,

– de ne pas accepter « ce qui paraîtrait inacceptable »,

– de consigner dans le dossier qui serait transmis au ministère les points d’accord et de désaccord.

Clos le 1er juillet, le vote par correspondance du corps enseignant donnait des résultats numériques assez différents suivant les deux projets : sur la « cogestion » il y avait 55 % de oui, 31 % de non, 14 % de votes blancs ; sur les « libertés politiques et syndicales », le corps enseignant se coupait par moitié, avec 184 oui, 155 non et 31 votes blancs. De nombreux enseignants répondaient à la demande du conseil de perfectionnement et motivaient leur vote. On peut dégager de ce dossier le sentiment que la majorité du corps enseignant considère le texte sur la cogestion comme une base acceptable, mais ayant besoin d’être sérieusement amendé sur des points importants : un même jugement portant à voter « oui » ou à voter « non » selon qu’on entend mettre l’accent sur l’ouverture aux aspirations des étudiants ou sur la nécessité de sauvegarder les « libertés nécessaires » de la direction et des enseignants.

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Entre-temps cependant, le problème des examens s’était posé à l’Institut comme dans tous les établissements universitaires. La motion J du 16 mai avait affirmé que la session de juin devrait être remplacée par le seul examen des dossiers par une commission paritaire professeurs-étudiants. Cette position ne fut à aucun moment adoptée par la direction, garante de la valeur du diplôme de l’Institut. Il était par ailleurs évident qu’aucune session d’examens ne pourrait être organisée dans des locaux occupés, dont la direction n’avait plus la libre disposition.

Par contre, un décret du 29 mai 1968 donnait aux doyens et directeurs d’établissements la possibilité d’aménager et d’alléger les épreuves des sessions de 1968 et la direction était résolue à faire usage de cette possibilité.

Les 15, 17 et 19 juin, trois circulaires de la direction – aux membres du corps enseignant, aux étudiants du diplôme et aux élèves d’année préparatoire – rappelaient ces données fondamentales et exprimaient le souhait de pouvoir organiser les sessions d’examens après le 20 août, suivant des modalités qui ne pourraient être précisées qu’après la cessation définitive de l’occupation de locaux.

Ces circulaires contribuaient à hâter la cristallisation des attitudes des étudiants sur la poursuite de l’occupation des locaux qui, dans les circonstances générales, et au fur et à mesure que le temps passait, devenait plus difficile. La semaine du 24 juin fut encore marquée par quelques difficultés, notamment la demande de certains éléments tentant d’obtenir la communication des adresses des élèves pour leur envoyer directement une « contre-circulaire » opposée à celles de la direction. Mais le 27 juin, le conseil étudiant, avec des motivations différentes suivant les tendances qui s’y exprimaient, décidait d’évacuer les locaux le samedi 29, ce qui fut effectivement réalisé.

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Le mois de juillet fut marqué par la mise en œuvre des procédures définies précédemment.

D’une part, sur le plan des examens, le directeur, usant des pouvoirs que lui donnait le décret du 29 mai, et après deux entretiens avec les représentants des étudiants, arrêtait un « régime 1968 » assoupli mais maintenant aux examens leur cadre général et une valeur qui ne puisse pas être contestée ; les modalités de ce régime étaient communiquées à chacun des candidats dans la première quinzaine de juillet, les examens devant s’échelonner à partir du 27 août.

D’autre part, le projet de statut adopté par les étudiants et les membres du corps enseignant était soumis au conseil de perfectionnement de l’Institut. Celui-ci, après plusieurs séances, l’audition de membres – enseignants et étudiants – de l’organisme paritaire, adoptait le 30 juillet, après avis du conseil de la Fondation nationale des sciences politiques, un projet dont le ministère de l’Éducation nationale était aussitôt saisi, avec toutes les autres pièces du dossier.

Les lignes qui précèdent ne constituent évidemment pas un récit complet. Quand elles paraîtront dans le Bulletin, d’autres développements se seront produits. C’est pourquoi il convenait, semble-t-il, de « photographier » cette période en laissant aux historiens de l’avenir, qui auront l’avantage de « connaître le mot de la fin », le soin de l’interpréter.