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Conférence - Les nouveaux défis de l'Union européenne avec Pierre Moscovici

Le 11 avril dernier, la rédaction d'Émile a reçu Pierre Moscovici, Commissaire européen aux affaires économiques et financières, pour une conférence centrée sur les nouveaux défis que doit relever l’Union européenne. De la montée des populismes, à la crise migratoire, en passant par le Brexit et l’adhésion de la Turquie, Pierre Moscovici propose un diagnostic de la situation actuelle de l’Union, et livre ses perspectives d’amélioration. Retrouvez ici ses propos sous la forme d'une interview. 

Pierre Moscovici lors de la conférence organisée par la rédaction d'Émile

L’Union européenne : centre administratif ou instance politique ?

La Commission européenne est une instance politique et non un centre administratif.
 

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Les commissaires européens ne sont ni des bureaucrates ni des fonctionnaires, mais bien des responsables politiques, responsables devant le Parlement européen. Je me définis moi-même comme l’un des huit commissaires sociaux-démocrates. En ce sens, la Commission ressemble plus à un gouvernement qu’à une administration : ce sont certes 33 000 fonctionnaires qui  travaillent au service de 500 millions de citoyens européens, mais le ratio fonctionnaire/citoyen est bien moins élevé qu'à la Marie de Paris ou au Ministère des Finances. La Commission européenne a un rôle d’analyse et de proposition politique, plutôt que de gestion administrative.

Notre première mission consiste d'ailleurs à accompagner les États dans la mise en place de leur politique budgétaire. Je dresse un bilan positif de notre action : 1,5 % de croissance par an à l’échelle européenne, un déficit de la zone euro réduit à 0,8%, contre 6% en 2011. Parmi nos succès se trouvent aussi la mise en place de dispositifs tels que l’échange automatique d’informations bancaires et la publicité des données comptables des entreprises pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscales. Cependant, il y a des sujets sur lesquels nous avons moins réussi, comme la question de l’immigration où nous devons intensifier nos efforts.

Nous sommes dans un monde où la plupart, la quasi-totalité des défis environnementaux, migratoires, sécuritaires économiques, financiers, sont globaux. La réponse est européenne et politique, et certainement pas bureaucratique.

À propos justement de la crise migratoire qui frappe l’Europe, le politologue bulgare Ivan Krastev parle d’un « 11 septembre de l’Union européenne », un événement qui a profondément bouleversé et remis en cause le modèle politique, économique et social européen. Quel est votre point de vue sur ce constat, et sur la capacité actuelle de l’Europe à contrôler ses frontières ?

Je ne suis pas d’accord avec la formule du « 11 septembre européen » ni avec le diagnostic qui l’accompagne, même si je mesure l’impact politique considérable qu’a eu cette crise migratoire, et qu’elle a encore, notamment au niveau du vote populiste en Hongrie, au nord de l’Italie et en France. Donc minimiser l’impact de la crise migratoire serait une erreur. Cependant, la comparer au 11 septembre reviendrait, à mon avis, à confondre la cause avec la conséquence. Je crois, en revanche, que cette crise migratoire a révélé deux imperfections du modèle européen actuel. Premièrement, nos difficultés à construire une culture commune : il y a eu un malentendu initial entre les pays de la « vieille Europe », pour qui le projet européen était une sorte de dépassement de la Nation, et les pays de l’Est qui, à travers l’Union européenne, voulaient retrouver une identité nationale confisquée par l’Union soviétique (voir vidéo)

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La deuxième limite, c’est que nos sociétés sont profondément minées par les inégalités. Certes, l’économie va mieux, la croissance est là, mais la perception des inégalités est extrêmement forte. Peut-on trouver une solution ? Oui, et nous le devons. Je ne désespère pas qu’en juin, nous serons capables de définir un projet de politique d’asile commune. Néanmoins, le mécanisme de décision est très clair. La Commission est une partie du gouvernement de l’Europe avec deux pouvoirs très importants : proposer (elle a le monopole de l’initiative législative) et exécuter les directives qui ont été décidées. Cependant, le pouvoir décisionnel ne revient pas à la Commission. Les décisions sont toujours prises par les États membres, et la crise des réfugiés représente la faillite des décisions intergouvernementales.

Tandis que la Commission a proposé un ensemble d’outils juridiques en droit d’asile pour réguler le contrôle de la frontière, les États ont fait preuve de divergence entre ceux qui voulaient accueillir et ceux qui ne le voulaient pas. Les pays en première ligne comme l’Italie et la Grèce ont ainsi été livrés à eux-mêmes face à cette question, d’où leur perméabilité aux arguments populistes. C’est exactement ce qu’il ne faut pas faire : il est crucial de définir une position commune, sans égoïsme. Cette tâche incombe aux États membres, à nos chefs d’États et à nos gouvernements. 

Pensez-vous que la poussée populiste mette sérieusement en danger le fonctionnement, voire l’existence de l’Union européenne ? 

Je prends cette poussée très au sérieux, car elle présente des dangers de court terme mais également de moyen et long terme. À mon sens, le danger immédiat n’est pas que les populistes deviennent majoritaires en Europe, du moins au regard de leurs résultats aux élections nationales, le risque, c’est plutôt que l’Europe devienne ingouvernable. À la Commission, nous fonctionnions jusque-là au consensus, entre trois formations pro-européennes. Avec le nouveau collègue polonais, le nouveau collègue italien et sans doute le futur collègue hongrois, nous aurons à travailler avec des gens qui ne seront pas dans la même mentalité. Au parlement européen, nous aurons beaucoup plus de difficultés à constituer une majorité pro-européenne, d’autant plus que les liens gauche-droite se sont un peu distendus. En ce sens, le message de François Mitterrand devant le parlement européen en 1995 résonne toujours : « Le nationalisme, c’est la guerre ».

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C’est la raison pour laquelle les pro-européens, qu’ils soient de droite ou de gauche doivent être à l’offensive, car il y a trop de tolérance vis-à-vis des événements qui menacent l’Europe. À ce propos, j’ai été très frappé par la manière dont la presse a traité l’élection de Viktor Orbàn, comme si, tout d’un coup, il était devenu normal et légitime. Ne banalisons pas la diffusion de programmes politiques illibéraux en Europe, mais ne la dramatisons pas pour autant : combattons-la.

Pour revenir au contexte français, pensez-vous que la décomposition de la dynamique droite-gauche qu’a entraînée l’élection d’Emmanuel Macron soit en réalité favorable aux mouvements populistes ? 

Oui, je le crois, mais je pense qu’on finira par atteindre la limite de ce modèle.

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C’est la raison pour laquelle je plaide beaucoup pour la coalition. Je crois plus à une coalition qu’à une confusion. 

Le gouvernement formé par Emmanuel Macron, ce n’est pas une forme de coalition ?

Non, ce n’est pas une forme de coalition. Emmanuel Macron a aggloméré, dans un même parti, des gens qui n’avaient pas initialement les mêmes idées. On lui a proposé une coalition, il a fait une absorption.

En Marche, c’est un parti discipliné, tandis qu’une coalition, ce sont des affiliations politiques différentes qui décident de s’associer sur un programme commun. Je ne critique pas notre République en tant que telle, mais je pense qu’à terme, il faudra dépasser cette situation. Le Président a besoin d’une droite modérée et d’une gauche démocrate dignes de ce nom.

Comment renforcer la coopération entre les États membres de l’Union européenne ?

Il est très important que, pour les prochaines élections européennes, il y ait un vrai débat entre les plateformes politiques et que la méthode communautaire soit respectée.

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En ce sens, deux efforts sont à entreprendre : le premier, c’est d’introduire des compétences européennes au niveau de la zone euro. C’est un sujet sur lequel je rejoins tout à fait Emmanuel Macron, avec qui j’ai étudié la question lorsqu’il était conseiller au cabinet de François Hollande. Il faut un Ministère des Finances de la zone euro et un Parlement de la zone euro pour le contrôler.

Dans le domaine fiscal, je soutiens ce qu’on appelle les « coopérations renforcées » : en cas de blocage d’une mesure par un des États membres, il faut que les autres soient capables d’avancer. En matière de défense, il existe d’ailleurs des « coopérations structurées » : c’est un droit et un cadre opérant. La coopération renforcée la plus imminente à mettre en œuvre, c’est donc l’euro. L’euro n’est pas une union dans l’union, mais assurément un des éléments de coopération les plus forts entre des pays qui ont choisis d’adopter la monnaie unique

La vocation de la plupart des pays de l’Union européenne est de rejoindre la zone euro, donc il faut que la Commission mette en place des instruments de pré-adhésion à l’euro. Après le Brexit, l’euro zone va représenter 85 à 90% du PIB de l’Union, en plus des nombreux atouts qui accompagnent la monnaie unique. C’est d’ailleurs un des facteurs déterminants de la victoire de Macron contre Le Pen : les scores du deuxième tour de la présidentielle correspondent aux chiffres pour/contre sur la question de l’euro, soit 65/35. Même si certains rejettent la construction européenne, de nombreux citoyens, notamment en France, demeurent attachés à l’euro. Il faut donc inciter plus de pays à l’adopter, dans une optique inclusive.

Deuxièmement, il faut se défaire du fonctionnement à deux vitesses de l’Europe. L’union doit rester une structure ouverte, où ceux qui veulent aller plus vite en matière gouvernementale, notamment sur la question de l'harmonisation fiscale, voire de l'harmonisation sociale, ne doivent pas être entravés. Pour cela, nous devons nous défaire de la règle de l’unanimité. Le problème, c’est que pour instituer une telle réforme, il faut un vote à l’unanimité. Il faudra donc une volonté très forte pour faire avancer ce sujet !

En somme, on peut conserver l’équilibre institutionnel actuel tout en accroissant la capacité de coopération des États membres. Plus d’intergouvernmental, c’est nécessaire, et plus de communautaire, si c’est possible. Néanmoins, je pense qu’il faut accroître considérablement la dimension démocratique qui manque à l’Europe – c’est en ce sens que je soutiens l’introduction de listes transnationales aux élections européennes.

Comment réduire l’écart qui semble séparer l’Europe de ses citoyens, ainsi que le sentiment que l’Union européenne ne bénéficie qu’aux plus riches ?

Ces questions n’en font qu’une : le sentiment d’inégalité est la cause première de la montée des populismes. Ainsi, je pense que la meilleure façon de regagner la confiance des citoyens, c’est par le résultat, par la preuve. Sans doute, une mobilisation politique, intellectuelle, idéologique est nécessaire pour défendre cette grande idée qu’est l’Europe, mais elle doit être aussi étayée par des résultats, d’où l’importance de la zone euro. Il faut absolument travailler sur des instruments de convergence. Par exemple, l’introduction d’une taxe GAFA est le genre de mesure qui ferait de l’Union européenne la première institution au monde à avoir contré la stratégie des multinationales, qui profitent des disparités de législation d’un État à l’autre pour payer peu (ou pas du tout) d’impôts en Europe, là où les contribuables paient énormément d’impôts pour résorber la crise et les déficits. Voilà typiquement le genre de mesures qu’il faut multiplier et qui pourraient nous rendre populaires.

Quels moyens économiques l’Union européenne met-elle en place pour éviter que le Brexit se répète ?

Je pense qu’il faut déjà qu’on ait un petit peu de recul sur le Brexit, mais une chose est sûre : le Brexit, ça ne marche pas. C’est une situation « perdant-perdant », surtout perdant pour ceux qui ont fait le choix de partir. Il y a 4 ou 5 ans, la croissance du Royaume-Uni, hors de la zone euro et membre de l’Union, était d’environ 2,5%, contre 1,2% pour la zone euro. Cette année, c’est la croissance de la zone euro qui est à 2,5% et celle du Royaume-Uni qui est à 1,2%. Des rapports du Trésor britannique montrent que le Brexit a engendré un appauvrissement considérable pour le pays, donc je crains moins l’effet de contagion aujourd’hui. 

Quel est l’intérêt pour l’Union européenne d’intégrer la Turquie (membre associé depuis 50 ans) ?

J’ai été ministre des Affaires européennes de 1997 à 2002, période pendant laquelle le conseil européen de 1999, à Helsinki, a retenu la candidature turque. Le pari était avant tout économique et sécuritaire. Il y avait aussi un autre enjeu, celui du rapprochement des valeurs des sociétés. Près de 20 ans plus tard, ce pari, que j’avais fait à l’époque, est manifestement perdu : la Turquie n’est pas en situation politique d’intégrer l’Union européenne, et la perspective d’adhésion de la Turquie demeure largement théorique.

Faut-il pour autant rompre les négociations d’adhésion ? Ma réponse est non, car je crois qu’il y a encore toute une partie de la Turquie qui croit en l’Europe. Si nous rompions les négociations, nous tournerions le dos à cette population. Souvenons-nous qu’il y a eu un vote en Turquie, au sujet du maintien ou non d’un régime présidentiel. Le résultat a été contesté, mais en tous cas le résultat était largement négatif dans les grandes villes – Istanbul, Izmir, Ankara, là où vit la jeunesse éduquée, les hommes d’affaires. Pourquoi ? Parce qu’ils ne voulaient pas du régime de l’AKP. Si nous arrêtons les négociations, nous reconnaissons la victoire d’Erdogan contre l’Europe. Donc nous sommes maintenant dans un entre-deux, où la perspective d’adhésion est reportée dans le temps, mais où la perspective européenne ne doit pas être écartée. Après tout, la Turquie est le premier pays associé  de l’Union européenne au sein de l’OTAN. Il n’est pas interdit d’espérer.

Conférence animée par Anne-Sophie Beauvais.
Propos recueillis par Nesma Merhoum.