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Enquête - Audiovisuel public : la révolution aura-t-elle lieu?

La charge sévère d’Emmanuel Macron à l’encontre de l’audiovisuel, en décembre dernier, s’est accompagnée d’une proposition de réforme de la gouvernance : un seul patron à la tête d’une holding regroupant toutes les entités pour former une « BBC à la française ». Mais cela ne doit pas faire oublier l’urgence d’une réflexion profonde sur ce que doivent être les médias de service public. Comment s’assurer qu’ils demeurent au service des citoyens ? Enquête sur les enjeux qui guettent ce secteur crucial du paysage médiatique français.

Crédit photo: Patrick Janicek


Quelques repères sur l'audiovisuel public

  • Il regroupe France Télévisions, Radio France, France Médias Monde, TV5 Monde, l'Ina et Arte
  • Il compte environ 18 000 salariés
  • Pour une enveloppe de 3, 8 milliards d'euros

Gouvernance : l’impossible indépendance ?

Être patron dans l’audiovisuel public, un Graal et un siège éjectable fortement tributaire des changements de gouvernement. Le vaisseau France Télévisions a connu pas moins de huit capitaines ces trente dernières années : les mandats durent entre trois et cinq ans, et ne résistent guère aux vents contraires. Depuis la Libération, l’audiovisuel public a fait l’objet de nombreuses réformes qui ont chacune suscité leur lot de controverses. Avec toujours cette même critique : l’étroite dépendance du secteur vis-à-vis de la puissance publique. L’explication est simple pour l’universitaire et spécialiste des médias Patrick Eveno : « Les politiques restent persuadés que les médias font l’élection, c’est un fantasme redoutable qui explique pourquoi on n’est jamais allé jusqu’à l’indépendance totale. »

Le lien avec le pouvoir politique était d’abord parfaitement assumé et remonte à l’après-guerre : en 1945, la Radiodiffusion Française (RDF), qui deviendra la RTF puis l’ORTF, est une administration publique qui dépend du ministre de l’Information. L’ORTF éclate en 1974, mais le monopole d’État demeure. Il faut attendre l’arrivée au pouvoir de la gauche pour que la loi Fillioud (1982) mette fin à cette situation et crée la Haute Autorité, l’ancêtre du CSA, effective quatre ans plus tard. L’objectif d’alors : garantir la liberté d’action de l’audiovisuel public en confiant notamment le pouvoir de nomination à une autorité indépendante. Reste que le CSA, dont le président est lui-même nommé par l’Élysée, n’a guère tenté le diable jusqu’ici. Et on voit mal pourquoi il s’aventurerait à nommer à la tête de l’audiovisuel public un patron ouvertement hostile au président de la République.

Vingt ans plus tard, en 2009, le mandat de Nicolas Sarkozy a donné au chef de l’État la responsabilité de nommer les présidents de l’audiovisuel public. Atteinte à l’indépendance des médias publics ou fin d’une hypocrisie ? Premier patron nommé, Jean-Luc Hees, président de Radio France a dû faire face à de très vives critiques lors de sa refonte de la grille de France Inter, accusé d’agir pour le compte de l’Élysée. On se rappelle notamment du limogeage de deux humoristes (Stéphane Guillon et Didier Porte) connus pour leurs pamphlets au vitriol du monde politique, que beaucoup avaient interprété comme une directive du Palais. Depuis, le quinquennat de François Hollande a permis de revenir à la situation antérieure, en redonnant au CSA son pouvoir de nomination.

Emmanuel Macron (Crédit photo: Kremlin)

Quelles sont les intentions de l’exécutif ?

Dans son programme de campagne, le candidat Emmanuel Macron a annoncé une vaste réforme de l’audiovisuel public, un véritable big-bang. Suppressions de chaînes, regroupements des différentes structures au sein d’une holding, mais aussi révision de la gouvernance ou encore changement du mode de nomination des présidents. L’automne dernier, des fuites dans Le Monde ont révélé l’ampleur de la révolution sur laquelle travaille le ministère de la Culture. Début décembre 2017, le sénateur André Gattolin concrétise l’ambition de l’exécutif sur la gouvernance, avec une proposition de loi qui met fin à la nomination des présidents de l’audiovisuel public par le CSA, procédure qu’il juge « complexe et opaque ». Le parlementaire LREM suit les préconisations d’un rapport qu’il a coécrit avec Jean-Pierre Leleux, élu LR, en 2015. Mais il a aussi bien sûr l’aval de l’exécutif. Son texte propose une nomination par le conseil d’administration de chaque entité, après avis conforme des commissions de la culture du Parlement, et une refonte du conseil d’administration avec moins de représentants de l’État et plus de personnalités indépendantes désignées… par le Premier ministre.

« Donc ce conseil d’administration serait un simple paravent, il serait à la botte de l’exécutif » juge David Assouline, sénateur PS et autre fin connaisseur du dossier qui fustige « les faux semblants » de la réforme annoncée. Le socialiste s’interroge sur les véritables intentions du gouvernement : pourquoi cette petite loi sur la gouvernance de l’audiovisuel ? Pourquoi ne pas attendre le grand chambardement annoncé pour résoudre la question de la gouvernance ? David Assouline a vu trop d’ambitieuses refontes repoussées aux calendes grecques. François Hollande n’avait-il pas annoncé une grande réforme qui s’était réduite à un changement de mode de nomination en 2013 ? Le socialiste a son interprétation de la stratégie présidentielle : pour lui, Emmanuel Macron veut avant tout « reprendre le contrôle politique du pouvoir de nomination des patrons de l’audiovisuel public. Son raisonnement, c’est l’État est actionnaire majoritaire donc il est normal qu’il ait le pouvoir de nomination » comme il le fait à la SNCF ou dans n’importe quelle autre entreprise publique. Problème : l’audiovisuel public n’est précisément pas une entreprise publique comme une autre et doit pouvoir avoir les garanties de son indépendance à l’égard du pouvoir politique. Le pluralisme, la liberté et l’indépendance des médias sont d’ailleurs inscrits dans la Constitution. Certains parlementaires ont demandé ses intentions au président de la République qui assume vouloir prendre le contrôle politique de l’entreprise, mais qui rassure : l’indépendance des rédactions sera totale. L’indépendance d’un média ne passe-t-elle que par l’indépendance des journalistes ? Vaste débat.

Radio France (Crédit photo: Architecture-Studio)

Dans ce contexte, l’éviction de Mathieu Gallet de la présidence de Radio France n’est-elle qu’un « épiphénomène » comme veut le croire l’universitaire Patrick Eveno ? Ou sert-elle le dessein de l’exécutif en jetant le discrédit sur l’indépendance du CSA ? Mi-janvier, Françoise Nyssen, la ministre de la Culture, a jugé que la condamnation pour favoritisme de l’ex-président de l’INA rendait « inacceptable » son maintien à la tête de Radio France. Une sévérité directement dictée par l’exécutif, murmure-t-on. Olivier Courson, ex-patron de StudioCanal devenu conseiller culture d’Édouard Philippe, serait à la manœuvre avec Claudia Ferrazzi, elle-même conseillère d’Emmanuel Macron. Le CSA avait le choix entre deux mauvaises solutions : soit garder Mathieu Gallet à une responsabilité publique objectivement bien difficile à exercer dans sa situation, soit le révoquer et donner l’impression d’être aux ordres du gouvernement. Il a choisi la deuxième option et son indépendance est aujourd’hui remise en cause.

Pour le sénateur LREM André Gattolin, cette crise est la démonstration du bien-fondé de sa proposition de loi : « Il faut dissocier qui nomme et qui contrôle. C’est très compliqué de contrôler quelqu’un que vous avez vous-même nommé. Et l’on voit bien que la décision du CSA de démettre Monsieur Gallet, n’a pas été quelque chose de facile. » Interprétation diamétralement opposée pour David Assouline : « Le retrait du mandat de Mathieu Gallet par le CSA montre au contraire que le CSA a démis quelqu’un qu’il avait nommé ! Le CSA est donc doublement indépendant, indépendant de ses décisions passées et indépendant du pouvoir politique. » Après tout, le président du CSA Olivier Schrameck, grand proche de Lionel Jospin, n’avait pas hésité à nommer Mathieu Gallet, proche de Frédéric Mitterrand et catalogué à droite. À l’époque, cela en avait étonné plus d’un…

Le big-bang, pour quoi faire ?

A minima, la crise de gouvernance à Radio France retire du jeu un P.-D.G. qui paraissait bien accroché à sa place alors que le ministère de la Culture planche sur un possible regroupement des entités en une holding avec un seul patron pour diriger l’ensemble. D’ailleurs, de nombreux parlementaires sont d’accord, notamment au Sénat : Catherine Morin-Desailly, présidente (UDI) de la commission de la culture, André Gattolin (LREM) et Jean-Pierre Leleux (LR). Dans leur rapport de 2015, tous deux faisaient cette proposition. S’il dit ne pas avoir été en contact direct avec le gouvernement, Jean-Pierre Leleux confirme : « On sent dans les rumeurs, les messages subliminaux du président de la République que notre rapport de 2015 a été lu. » Frédérique Dumas, députée LREM en charge du dossier, clame quant à elle que l’urgence n’est pas de revoir la gouvernance, mais d’avoir « un service public fort. On veut redonner du sens. On veut relégitimer le sens et ensuite on s’intéressera à la gouvernance ».

Coulisses télévision/Shutterstock

Tout le monde a retenu que le chef de l’État avait qualifié l’audiovisuel public de « honte pour nos concitoyens » lors d’une violente charge rapportée par Télérama, ensuite démentie par l’Élysée. Mais lors de cette allocution, le président de la République a détaillé ses griefs : le coût de l’audiovisuel public jugé « très cher », le manque de synergies ou encore des productions de qualité variable. Emmanuel Macron a enfin raillé une télévision qui n’a pas su s’adapter aux nouveaux usages et qui délaisse les classes populaires et les jeunes, ces derniers ayant massivement investi Internet. Une critique à modérer : les contenus audiovisuels (publics comme privés) ont aujourd’hui une seconde vie sur la Toile, les jeunes n’ont donc pas arrêté de regarder tous les programmes télévisés, mais les consomment autrement.

Un système trop cher, manquant de synergies ? L’une des solutions pourrait donc être la mise en place d’une holding. Jean-Pierre Leleux, qui préconise cette solution dans son rapport, précise : « Contrairement à la fusion, elle permet à chaque opérateur de conserver son identité. Mais le patron commun est aussi synonyme de plus de symbiose et de mutualisation, dans le contexte de l’affrontement contre le numérique », ajoute-t-il. Des mutualisations et une meilleure gestion des dépenses, voilà qui rassurerait la Cour des comptes qui a dévoilé récemment que l’audiovisuel public coûte de plus en plus cher à la nation : 3,7 milliards d’euros en 2015, soit 17 % de plus qu’en 2010. Début février, les patrons de l’audiovisuel public ont remis leurs pistes de réforme à la ministre de la Culture et face à la crainte d’une future fusion, ils ont tout misé sur des « synergies » nouvelles, avec la mise en place d’une matinale d’information commune à France 3 et France Bleu, la mise en commun de certains bureaux en régions ou à l’étranger ou encore la mutualisation d’une partie des achats…

Il faut dire que niveau budgétaire, le projet de loi de finances 2018 avait donné le ton avec une baisse de 36 millions d’euros des crédits alloués. Le manque à gagner est de 50 millions d’euros pour France Télévisions en y ajoutant les effets de la suppression de la publicité dans les programmes jeunesse, réforme entrée en vigueur en janvier 2018. À cela, il faut ajouter un vrai problème à venir : la redevance, qui fournit l’essentiel de ses ressources à l’audiovisuel public, va petit à petit se restreindre, puisque seuls les foyers en possession d’un poste y sont assujettis. Or, les nouveaux écrans sont en train de les remplacer. Alors que faire ? Assujettir les nouveaux écrans à l’impôt ? Ou s’inspirer du modèle allemand qui a instauré une taxe universelle payée par chaque foyer ? Jean-Pierre Leleux penche pour la seconde solution, mais va encore plus loin. Le parlementaire propose une suppression totale de la publicité : « Cela représente 10 à 12 % du financement de France Télévisions, 350 millions d’euros alors que la redevance représente elle 3,5 milliards d’euros. » L’objectif : opérer une véritable différenciation avec la télévision privée et déconnecter la programmation des contraintes de l’audimat.

Qu’est-ce que le service public audiovisuel ?

C’est là le problème principal pour Patrick Eveno : « Est-ce que l’on veut un audiovisuel public qui concurrence les services privés ou un service public différent, mais qui ne fait pas d’audience ? Tant que l’on n’a pas résolu cette question, on donne le pouvoir à l’inertie. » Patrick de Carolis, qui a dirigé pendant cinq ans France Télévisions, s’exprime ainsi dans les colonnes du Figaro : « Informer, divertir, cultiver, ce trépied fondateur de l’audiovisuel public, est devenu bancal, fragilisé par ces trente années de concurrence avec la télévision privée. » Les programmes de France Télévisions sont-ils une référence, ont-ils une identité marquée qui les différencie des chaînes privées ? La réponse est clairement non pour Jean-Pierre Leleux qui appelle de ses vœux une BBC à la française (il était le premier, mais il n’est pas le seul, l’expression étant très en vogue dans les rangs de LREM). Le mastodonte britannique – 21 000 personnes travaillant dans neuf chaînes de télévision et une cinquantaine de radios, sans compter un site Internet très populaire – brille par la qualité de ses programmes et revendique une audience globale de 372 millions de personnes. Les Britanniques sont par ailleurs viscéralement attachés à la Beeb qu’ils surnomment aussi Auntie (Tata).

Rien de la sorte en France, où la qualité des programmes de France Télévisions est très variable, mélangeant programmes commerciaux (jeux en tous genres, séries américaines) à des émissions dont le service public peut s’enorgueillir, tels que des documentaires inédits, des émissions d’investigation ou certaines créations de fiction. Le citoyen peut de façon légitime s’interroger sur les spécificités de l’audiovisuel public, financé pour l’essentiel par sa redevance. En 2018, les Suisses ont simplement choisi de voter pour savoir s’il fallait ou non maintenir cette redevance, parmi les plus élevées d’Europe (390 euros contre 139 euros en France). L’idée de la votation a bien sûr été lancée par les opposants à l’impôt. Dans l’Hexagone, le débat n’en est pas là, mais l’attachement des Français à leur audiovisuel public reste à démontrer. Et il faudra plus qu’une réforme, aussi ambitieuse soit-elle, pour que les Français se reconnaissent dans leur radio ou leur télé. 

Par Tâm Tran Huy (promo 06)