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Ils étaient à Sciences Po en mai 68 : Hubert Védrine

Ils ont aimé la "révolution" un peu, beaucoup, passionnément...pas du tout. Ils ont accepté d'en parler. À l'occasion des 50 ans de Mai 68, Émile vous fait découvrir une sélection de témoignages d'Alumni, qui étudiaient rue Saint-Guillaume au moment des événements. 

Ainsi, après ceux d'Alain Juppé et de Françoise Bonnal, nous vous proposons de découvrir le témoignage d'Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, fondateur et associé-gérant d’Hubert Védrine Conseil, professeur à Sciences Po, qui avait 20 ans en mai 1968. 

Ces témoignages ont été publiés pour la première fois dans le numéro 150 du magazine de l'Association, à l'occasion des 40 ans de Mai 68.

Hubert Védrine lorsqu'il était étudiant à Sciences Po 

«Comme Fabrice à Waterloo, avec beaucoup d’excitation, d’amusement, mais comme une fête de printemps. Je n’ai pas vraiment pris Mai 68 au sérieux. J’avais déjà une distance amusée avec les choses. Mais j’étais content d’en être. Je me suis beaucoup baladé dans Paris, j’ai vu les barricades, les fumigènes, l’Odéon. Mon père était un ami de Maurice Grimaud (préfet de police de Paris lors des événements de Mai 1968, ndlr), qu’il avait connu dans un des cabinets de François Mitterrand du temps de la IVe République, et j’ai pu le croiser à la maison pendant cette période. Ce qui me donnait une autre vision des événements. J’avais également du respect pour le général de Gaulle que j’écoutais avec émotion même si je n’étais pas gaulliste au sens propre du terme, plutôt « catho de gauche ».

Je n’ai pas de souvenirs très marquants à Sciences Po. Je n’étais pas beaucoup dans les murs, car tout avait été arrêté. J’avais appris la suspension des cours et des examens, le matin de mon épreuve d’anglais. C’est le rêve des mauvais élèves d’apprendre que l’examen est reporté ! Je me souviens quand même de débats interminables à Boutmy pour organiser l’insurrection. C’était une parodie de moment révolutionnaire, avec le formalisme Sciences Po... Évidemment, chaque petit groupe gauchiste essayait d’instrumentaliser les choses à son profit, par toutes les techniques bien connues de manipulation d’assemblées générales. Il y avait des débats pour savoir qui serait président, vice-président, assesseur du bureau. Tout ça pour révolutionner l’institution !

Je me rappelle aussi d’un moment plus chaud, à la fin du mois de mai. Je faisais partie d’une équipe qui montait la garde pour déjouer… une éventuelle intervention des parachutistes ! Nous sommes montés une fois sur les toits pour scruter l’arrivée éventuelle de ces parachutistes… Déjà à l’époque, je voyais bien que ces tours de garde afin de nous protéger contre la « répression fasciste » étaient un jeu. Un jour un type m’a dit : « J’ai vu les chars au Luxembourg ! – Pour de bon, tu les as vraiment vus ? – Mais oui je les ai vus comme je te vois ! » Il était essoufflé, il arrivait en courant, il avait vraiment vu des chars au Luxembourg. Il en était sûr.

« Sous les pavés la plage » : c’était joli. La liberté ? Cela ne peut que plaire. Mais « CRS = SS » ? Non ! Je me souviens très bien ce que j’ai ressenti : des gens capables de crier cela commençaient leur vie sous le sceau de l’imposture. J’ai détesté d’emblée le charabia gauchiste, le bégaiement historique, l’outrance verbale qui fait que les mots n’ont plus de sens. Et la manipulation. Cela ne m’a pas étonné que tant de leaders de 68 aient fait, par la suite, carrière dans la politique, la publicité, le marketing, les sondages, la presse. C’était bien joué de leur part ! Il y a eu aussi une entourloupe historique : ce mouvement qui était censé aller contre la société de consommation a fait sauter tous les verrous hiérarchiques, académiques, institutionnels, moraux qui protégeaient la France contre les excès de cette même société de consommation. Peut-être était-ce inéluctable, le sens de l’histoire économique. Mais finalement ce mouvement a accéléré le triomphe de ce qu’il était censé combattre. Si l’on se réfère à l’histoire politique française, heureusement que la perspective d’union de la gauche était là pour structurer et canaliser, sans quoi une partie des soixante-huitards aurait pu verser dans le délire, comme en Allemagne et en Italie. Mais sur le moment, c’était une fête. Lorsque la fête a été finie, je suis parti en vacances. »