Frédéric et Jean-Michel Beigbeder, l’impertinence de père en fils
En 2009, Frédéric Beigbeder a consigné l’histoire de sa famille dans Un roman français. Une décennie plus tard, Émile a réuni le père, chasseur de têtes reconnu, et le fils, écrivain, pour une séance de psychanalyse croisée. En prenant comme point de départ des citations de ce récit autobiographique, nous les invitons à revenir sur leur relation, leur héritage familial ou encore leur rapport à la littérature et à la politique.
Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais et Maïna Marjany
Photos : Manuel Braun
Un roman français débute sur ce que l’on pourrait qualifier de « grosse bêtise ». Frédéric, vous êtes arrêté pour avoir sniffé de la cocaïne sur un capot de voiture. Quel est le regard du père sur cet épisode ?
Jean-Michel Beigbeder : Aujourd’hui, ma génération n’est plus celle qui condamne. Depuis 1950, les modèles ont changé par rapport au pater familias d’origine. Il y a des romans comme Les Thibault, où le père ne communique pas avec ses enfants, il est autoritaire, il les reçoit dans son bureau. C’était une autre époque. Ça paraît inconcevable aujourd’hui. Bien évidemment, s’il tue quelqu’un, je ne vais pas lui dire « bravo, c’est bien joué ». En revanche, quand il ne s’agit pas de crimes, mais plutôt de bêtises, je pense qu’il faut être disponible pour écouter, aider et comprendre.
Frédéric Beigbeder : Lorsque je suis sorti de garde à vue, l’information était à la une du Parisien et dans les journaux. Tout le monde était donc au courant, mes amis, ma famille. C’était très embarrassant. Et je ne pouvais pas tellement mentir, j’étais obligé d’assumer cette connerie ! Avec mon père, nous nous sommes vus pour déjeuner. Il m’a dit : « Tu sais, il y a deux mondes : un monde où on est heureux, où on rigole, et le monde de la prison. Il vaut mieux éviter cet endroit-là, parce que quand tu y rentres, tu ne sais jamais quand tu en sors. » C’était un conseil assez simple, mais efficace.
Dans votre livre, vous écrivez : « Pas facile d’être un enfant prisonnier dans un corps d’adulte. » Avez-vous l’impression que cet épisode vous a fait perdre un peu de cette part d’enfant ?
F. B. : Il y a certainement un côté « enfant gâté qui fait une bêtise ». Beaucoup de gens enfreignent la loi un peu de manière infantile, puérile, par attrait pour l’interdit ou pour voir ce que ça fait, de franchir les limites. C’est sans doute un réflexe de bourgeois qui s’encanaille. Je n’ai jamais considéré que c’était une affaire très grave, mais disons que ça a été un bon déclencheur, comme la pomme sur le crâne de Newton ; le fait, en garde à vue, qu’on te mette dans un endroit très exigu, sans que tu saches ce qui va t’arriver. Tu n’as pas de montre, pas de lecture, pas de télé, pas de magazine, donc le temps passe très lentement, et c’est fait exprès. C’est fait pour que les gens parlent et avouent n’importe quoi, c’est une sorte de torture, en fait. Finalement, ça a marché puisque je me suis mis à écrire ce livre. Quand j’ai reçu le prix Renaudot, j’ai remercié immédiatement le procureur Jean-Claude Marin !
Vous mettez en parallèle votre arrestation par la police et la Légion d’honneur dont s’apprête à être décoré, au même moment, votre frère, et vous écrivez : « Comment deux êtres aussi proches dans l’enfance avaient-ils pu connaître des destins aussi contrastés ? » Que pense le père de cela ?
J.-M. B. : Je soutiens la thèse inverse – ils ne sont pas très différents. Simplement, ils appliquent leur caractère un peu paradoxal, rebelle, à des objets différents. Charles dans les affaires : il a voulu créer une banque, ça ne se fait pas en France, on achète des banques déjà établies ou des banques qui ne pratiquent plus depuis 30 ans. Frédéric, c’est le même genre, mais dans la littérature : il s’est senti libéré des contraintes. Pour lui, les conventions ne servent à rien. Je crois que leur liberté les définit. Après, ce n’est que mon point de vue… On ne connaît jamais vraiment ses enfants.
F. B. : Nous avons certainement ce point commun de vouloir désobéir…
Cette volonté de vos fils de vouloir se libérer des contraintes vient-elle de vous, Jean-Michel ?
J.-M. B. : Certainement. Je viens de Pau, une petite ville très « anti-Paris », qui considère que le « parisianisme » ne vaut pas un clou. Quand on vit là-bas, on est rebelle vis-à-vis de cette superstructure, soi-disant intelligente, source de toute information et de toute science… Lorsque je suis arrivé à Paris, je me suis complètement moqué de ses codes et de ses conventions. Et tout ce qui pouvait justifier de les piétiner m’a toujours convenu. Cela dit, je ne suis pas non plus anarchiste. Je n’irais pas jusqu’à dire, comme Frédéric dans l’une de ses émissions, que « les vêtements sont une convention ».
Finalement, ne pensez-vous pas que c’est un privilège de « riche » de vouloir piétiner les conventions ?
J.-M. B. : Il me semble que chaque niveau économique a son sens de la liberté. Le « prolo » va mépriser l’Église, le « provincial » va estimer qu’on est beaucoup mieux en province qu’à Paris, et ainsi de suite. Ce n’est pas un privilège de riche. Il y a dans le bon sens populaire beaucoup d’anti-parisianisme.
Frédéric, dans Un roman français, vous expliquez que vous avez commencé à écrire lors de voyages effectués avec votre père, pour consigner vos souvenirs. Était-ce l’élément déclencheur ?
F. B. : Dans ce livre, je raconte des souvenirs d’enfance, mais je les ai écrits en 2009, donc 40 ans après les avoir vécus. Évidemment, c’est facile d’analyser a posteriori et de se dire « tiens, c’est bizarre, je me suis mis à écrire quand on voyageait avec mon père en Indonésie ou aux États-Unis, c’était pour immortaliser ces moments. » Sur le moment je prenais juste un cahier et je trouvais amusant de me moquer de mon frère, de noter qu’il était mauvais en ski nautique. Mais il est certain que c’est un réflexe curieux de s’enfermer avec un cahier au lieu d’aller nager ou jouer…
Vous écrivez aussi : « Repenser à mon invisibilité me fait encore enrager, j’en ai tant éprouvé de tristesse, de solitude, d’incompréhension. » Est-ce pour être visible et entendu que vous êtes devenu écrivain ?
F. B. : Je pense que les artistes sont de gros prétentieux, qui ont certainement envie qu’on les remarque. En même temps, je ne faisais pas qu’écrire, j’aimais bien me rendre intéressant, en faisant le clown, par exemple…
J.-M. B. : Il avait un vrai talent d’expression. Je l’ai remarqué très tôt. C’est la raison pour laquelle il était toujours le « chef de bande », il s’exprimait au nom de tout le monde. En ce qui me concerne, je n’ai, par exemple, jamais eu envie d’écrire, de raconter ma vie…
Vous êtes pourtant passionné de philosophie, ça ne vous a jamais amené à écrire ?
J.-M. B. : Non, car ce qui m’intéresse le plus dans la philosophie, c’est le solipsisme : l’école néoplatonicienne du IIIe siècle de Plotin. Il fallait détruire l’ensemble de son œuvre. Ce qui comptait, ce n’était pas d’écrire sur la philosophie, c’était de la vivre. On est donc loin du désir de communiquer. Comme chacun sait, dès qu’on communique, on trahit sa pensée. Les mots ne peuvent pas exprimer la pensée profonde, véritable.
Vous êtes-vous senti trahi par les mots de Frédéric dans ce récit familial ?
J.-M. B. : C’est une œuvre littéraire, donc il y a une partie vraie, authentique, qui traduit très bien l’ambiance, les lieux, l’histoire, etc. Après, il y a des choses plus romanesques ou que j’ai vécues sous un autre angle.
F. B. : Je suis assez d’accord avec ce que tu dis : à partir du moment où on met des mots, où on écrit une phrase pour décrire la vie, on la trahit, on la résume, on l’interprète d’une certaine façon.
J.-M.B. : C’est le paradoxe de la communication.
F. B. : C’est comme dans un procès. J’ai été, une fois, juré aux assises. Lorsque tu écoutes les récits de chaque protagoniste d’un crime ou d’un délit, chaque personne a une version différente du même événement. C’est précisément cette subjectivité qui est intéressante dans la littérature.
Et le livre n’a pas entraîné d’incompréhension, de conflit familial ?
F. B. : J’ai proposé à mon père, ma mère et mon frère de relire le manuscrit, en leur disant : « Vous n’avez droit qu’à une correction chacun. » Mon père a corrigé son poids, en me disant : « Non, là je ne suis pas aussi gros que ça ! » [Rires]. Mon frère n’a rien touché et ma mère, pas grand-chose non plus… Mais ce qui est drôle, c’est que les vexations viennent toujours de là où on s’y attend le moins. Et dans le cas de ce livre, ce fut une affaire de famille, à Vaugoubert, le château familial du côté de ma mère. Je ne devrais d’ailleurs peut-être pas en reparler [sourire]… Une tante avait trompé son mari avec un maître-nageur, je ne savais pas que c’était secret, j’écrivais ça plutôt en plaisantant, de manière frivole, mais c’est très mal passé et cela a fait de la peine aux enfants et aux petits-enfants qui ignoraient cette histoire.
À l’inverse, ce livre a-t-il suscité des rencontres ou des retrouvailles ?
J.-M. B. : Il y a l’histoire de cette aquarelliste qui avait fait ton portrait, Madame Ratel. Elle avait refait sa vie avec un autre homme, son mari ne l’a pas supporté, il l’a assassinée et s’est suicidé après. C’est le fils, qui devait être âgé de 12 ou 13 ans à l’époque, qui les a découverts dans l’appartement. Je t’ai raconté cette histoire quand tu étais petit et ça t’a marqué, tu l’as écrite dans ton livre. Et quand il a été publié, le fils, qui était parti vivre en Angleterre, a lu le roman et ça l’a aidé à faire son deuil…
F. B. : En fait, cela va encore plus loin : il n’avait jamais raconté cette histoire tragique à ses propres enfants. Ils savaient simplement que leurs grands-parents étaient morts. Le livre lui a permis de leur en parler. Publier un livre, surtout un livre autobiographique, provoque des rencontres, des réactions. L’histoire continue et l’ouvrage a une vie presque autonome.
Dans votre récit, vous citez François Mauriac : « Je ne parlerai pas de moi pour ne pas me condamner à parler de vous. » Juste après, vous vous demandez : « Pourquoi n’ai-je, moi aussi, pas eu la force de rester coi ? » Au final, êtes-vous heureux ou regrettez-vous de ne pas vous être tu ?
F. B. : Je pense que mon livre est pudique et respectueux, malgré tout, enfin j’espère ! Ce n’est pas un exercice de déballage ou d’exhibitionnisme comme il en existe beaucoup dans la littérature contemporaine. C’est tellement violent d’écrire sur sa vie et d’impliquer celle des autres, que j’ai fait très attention.
J.-M. B. : Dans quelques années, ses enfants vont lire le livre et se dire : « Il a fait ça ! »
F. B. : Je suis obligé d’assumer, maintenant !
Frédéric, vous écrivez que la génération de votre père est celle qui a vécu « l’âge d’or du matérialisme ». Aujourd’hui, Jean-Michel, comment qualifieriez-vous la génération de votre fils ?
J.-M. B. : C’est une génération inquiétante. Nous, nous étions dans l’optimisme total : tout pouvait se réaliser, c’était l’équivalent du rêve américain, mais en Europe.
F. B. : Il ne faut pas oublier que c’était la période de l’après-guerre…
J.-M. B. : Exactement. À l’époque, j’ai failli faire une thèse d’économie, avec Raymond Aron, ayant comme sujet que le chômage n’existait pas. Aujourd’hui cela paraît très paradoxal ! Il me disait : « 20 millions de femmes sont arrivées sur le marché du travail depuis 1900, 20 millions d’étrangers, les agriculteurs sont allés à Paris… On a absorbé tout ça. » À l’époque le taux de chômage était de 6 % environ, ce qu’il faut pour assurer les transitions. Nous étions dans une ambiance très optimiste.
F. B. : Ce qui est amusant, c’est le surnom que Macron a donné à notre génération : la génération du prince Charles. Avant nous, il y avait la génération des Trente Glorieuses, qui a eu le pouvoir, qui l’a gardé, qui n’a pas connu le chômage, ni l’endettement massif. Après nous, il y a Emmanuel Macron, qui nous est passé devant. On a attendu d’être au pouvoir et on ne l’a jamais été. Macron a d’ailleurs déclaré une guerre des générations, en se vengeant de celle des baby-boomers.
Vous êtes-vous senti en guerre contre la génération de votre père ?
F. B. : Non, mais je pense que nous sommes un peu envieux, évidemment. Nous aurions aimé vivre les années 1960, une période qui nous apparaît bénie. À l’époque où j’ai fait Sciences Po, on vivait dans l’ère de la dérision, de l’ironie et du deuxième degré. On se moquait de la politique, c’était la fin des idéologies, la chute du mur de Berlin… J’étais presque un peu nostalgique, voire jaloux, de la génération d’avant, celle de Mai 68 qui refaisait le monde pendant des nuits entières, avec des discussions enfiévrées.
Et que pensez-vous de la situation politique actuelle en France ?
F. B. : J’ai eu l’impression qu’à partir de l’âge de neuf ans – au moment du premier choc pétrolier, en 1974 – jusqu’à l’année dernière, mon pays était totalement immobile. 1975, 1977, 2003, 2004 ou 2012 : les mêmes informations passaient au JT – le chômage, la crise économique, pas de changement. Ce pays est incroyable ; quelle que soit la couleur politique des gouvernements, on a la sensation de ne pas être capable de bouger. Je ne dis pas que nous sommes passés « de la nuit au jour », comme l’avait dit Jack Lang avec l’arrivée de François Mitterrand, mais tout de même, là, il y a un petit frémissement.
J.-M. B. : Personnellement, je pense que la politique n’a pas pour but d’exprimer des idées, mais de gérer la majorité du pays. Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les candidats qui ont des idées fantastiques et seulement 10 % des gens derrière eux, ce sont ceux qui réussissent à entraîner 60 % de la population. Des hommes politiques comme Bayrou ou Juppé auraient pu avoir une carte à jouer, mais elle a été loupée lors des primaires. La force de Macron est d’avoir réussi à foncer dans le tas.
La politique faisait-elle partie de vos discussions familiales ?
J.-M. B. : Pas vraiment, ça n’avait pas un grand intérêt pour moi.
F. B. : Récemment oui, parce qu’avec mon frère nous sommes souvent en désaccord ! Il est plutôt de droite, donc on se chambre, ce ne sont pas des conversations politiques de très haut niveau…
J.-M. B. : Frédéric croit encore à la vérité. Il pense qu’il y a une doctrine qui est vraie. C’est passionnant, c’est intéressant, c’est utile je suppose, mais ce n’est pas avec ça qu’on gouverne !
Vous avez une vision très pragmatique de la politique, en fait…
J.-M. B. : Bien sûr ! La politique, c’est l’art de gouverner, ce n’est pas l’art d’imaginer le gouvernement idéal, laissons cela aux professeurs.
Frédéric, comment résumeriez-vous l’héritage de votre père, ce qu’il vous a transmis de fort ?
F. B. : La liberté de penser, l’impertinence, le sens de l’ironie et l’amour de la littérature. C’est une chance, pour un petit garçon, de grandir dans une maison pleine de livres. C’était le cas aussi de ton père, mon grand-père, qui avait une énorme bibliothèque.
Jean-Michel, si vous deviez qualifier Frédéric quelques mots, lesquels choisiriez-vous ?
F. B. : Le génie, déjà, et la beauté physique… [Rires]
J.-M. B. : Je crois qu’il est très heureux dans sa vocation, il écrit très bien, ce qui est tout un art, et il communique très bien. C’est un leader tranquille. Pas comme Emmanuel Macron lorsqu’il avait hurlé à l’un de ses meetings de campagne. Savez-vous ce que Frédéric lui avait dit après ce discours enflammé ? « Soyez gentil de me donner le nom de votre dealer. » Le futur président de la République avait très bien répondu, en disant : « Je ne prends rien, c’est totalement naturel. » Fillon a eu moins d’humour…
F. B. : En effet. À l’époque, François Fillon disait partout « Emmanuel Hollande » pour qualifier Macron. Je lui avais donc dit : « Mis en examen, vous êtes François Sarkozy. » Il avait répondu : « Je suis sans voix. » D’ailleurs, c’est ce qui est arrivé après, il n’a pas eu beaucoup de voix !
J.-M. B. : Pour revenir à Frédéric, j’espère que sa littérature va évoluer et s’orienter vers de nouveaux sujets. Je suis curieux de voir l’évolution des 30 prochaines années de sa production littéraire. Peut-être qu’il ira vers la poésie, qui sait ?
Frédéric, vous avez d’ailleurs choisi un vers de Ronsard comme épigraphe au début d’Un roman français…
F. B. : Il s’agit d’un extrait d’un poème dédié à mon arrière-arrière-arrière-grand-père. En écrivant cela, je voulais crâner, car c’est tout de même la classe d’avoir un aïeul qui était pote avec Ronsard !