Émile Magazine

View Original

Mille sabords, Tintin a 90 ans !

Tintin fête ses 90 ans ce mois de janvier ! L’éternel petit reporter continue de séduire les foules avec quelque quatre millions d’exemplaires vendus chaque année. Traduites en 120 langues, ses aventures ont traversé le temps sans prendre une ride. Renaud Nattiez (promo 76), auteur de l’ouvrage Le mystère Tintin : Les raisons d'un succès universel et plus récemment de Les femmes dans le monde de Tintin, décrypte pour Émile le succès de la série tout en évoquant l’avenir de l’œuvre d’Hergé.

Propos recueillis par Anaïs Richard et Lucile Pascanet


Comment expliquer cette pérennité du succès de Tintin, face à une offre de divertissement devenue considérable ?

Renaud Nattiez : C’est d’autant plus impressionnant que le dernier Tintin (Tintin et les Picaros) date de 1976. Cela fait 42 ans ! Contrairement à Astérix ou Spirou qui reparaissent, Tintin n’a plus d’inédits et on en vend pourtant toujours 3 à 4 millions par an.

Ce succès s’explique, selon moi, par cinq grandes raisons. La première, c’est une grande lisibilité, du graphisme déjà, mais également des scénarios. Cela rend Tintin compréhensible par tous.

La deuxième, c’est que l’objectif de Tintin est assez clair — la victoire du bien sur le mal, une idéologie un peu « boy-scout » en somme. On prend partie pour une équipe.

Comme troisième raison, j’avancerais la grande diversité des niveaux de lecture de l’oeuvre. Dans Tintin, vous trouverez à la fois de l’humour, du suspense, de la politique, de l’histoire, de l’amitié : tout un tas d’aspects qui se recoupent et intéressent des publics variés.

La quatrième raison, fondamentale selon moi, est la liberté de Tintin. C’est un personnage sans attaches, sans famille, sans contraintes matérielles. À partir de la moitié de l’œuvre, il habite dans un château qui n’est pas à lui, il n’a pas de voiture, il n’a pas d’idéologie politique affirmée. On a du mal à le déterminer, à saisir son âge. Il est blanc, il est Européen, mais tout le monde peut se l’approprier, peut s’y identifier. Tintin a beau être situé dans un contexte géographique et historique, il est intemporel. Une des clés de la pérennité de Tintin, c’est en effet qu’il ne suit pas la mode. C’est une différence avec Astérix, où vous retrouvez des caricatures de Chirac, de stars du show-biz. Hergé n’a jamais collé à l’actualité et c’est une de ses forces; ce qui est trop lié à l’actualité se démode.

La cinquième raison, développée dans mon livre, est la structure très rigoureuse qui relie un album à l’autre. On remarque des phases dans le récit, un peu comme dans un conte pour enfants. Un lecteur lisant plusieurs fois Tintin est ainsi rassuré. Par exemple, dans tous les albums, au moment du déclenchement de l’aventure, lorsque Tintin se met à courir, c’est le signal du début de l’action. Cet ensemble de raisons explique selon moi ce succès international.

À travers ses périples autour du monde, Tintin fut l’un des reporters de fiction les plus célèbres. Quel regard poserait-il sur le monde d’aujourd’hui ?

C’est vrai que Tintin était initialement reporter, pour un journal belge qui s’appelait Le Petit Vingtième. Au bout de trois ou quatre albums, il ne fait cependant plus réellement référence à son métier de journaliste. Il devient plutôt détective, malgré son surnom de « petit reporter ». Il est avant tout motivé par des énigmes personnelles ou par le fait de sauver des amis en difficulté, comme le professeur Tournesol ou la Castafiore. Je pense que Tintin, comme son créateur, continuerait de poser un regard sceptique sur le monde. Hergé aimait ainsi reprendre une phrase de Nietzsche : « Les convictions sont des prisons. » On a initialement beaucoup accusé Hergé de travailler pour un journal d’extrême-droite, mais il a évolué en s’en affranchissant, en étant plus sensible aux questions des droits de l’homme. Il avait fait de Tintin un partisan de causes individuelles plutôt que collectives. Je crois qu’aujourd’hui, il continuerait à être très sceptique vis-à-vis des utopies collectives de type révolutionnaire. Tintin est en fait très individualiste. D’ailleurs, à la fin de ses aventures, il n’a plus envie de courir le monde. Il souhaite plutôt vivre tranquillement au château, avec ses acquis et son chien.

Aucun album de Tintin n’est paru depuis la mort de son auteur. Peut-on espérer une publication ou une vente aux enchères de l’album inachevé Tintin et le Thermozéro, comme le préconise l’éditeur Casterman ?

Je ne suis pas contre le fait de faire quelque chose avec Le Thermozéro car l’album était déjà bien avancé. Le point de tension est qu’Hergé ne souhaitait pas publier cet album : il n’était pas satisfait du scénario. Il a toujours dit qu’il ne souhaitait pas qu’on fasse un Tintin après lui : « Ça serait peut-être mieux, ça serait peut-être moins bien, mais ça ne serait plus mon Tintin. » Il s’y est opposé et sa veuve l’a toujours respecté. C’est pour cela qu’on n’a pas refait de nouveaux Tintin.

Couverture d’une édition non autorisée du Thermozéro, album inachevé d’Hergé.

On pourrait pourtant l’imaginer pour des raisons commerciales. Ce serait immédiatement un des records de vente, comme le sont les nouveaux Astérix. Personnellement, je n’y suis pas favorable du tout : je crois qu’il faut préserver l’œuvre d’Hergé. Le monde de Tintin se résume aux 24 albums construits par Hergé, et il faut respecter cela. Ce serait amoindrir le « mythe » de Tintin que de faire autrement. C’est un peu différent avec le Thermozéro car c’est lui qui a conçu le scénario. Pour les personnes s’intéressant à Tintin, il serait intéressant d’avoir cette version en précisant qu’Hergé n’avait pas voulu la publier.

Qu’en est-il des adaptations cinématographiques ?

L’adaptation de Tintin à d’autres supports est très difficile. Je crois que la bande dessinée a une spécificité qui la rend difficile à adapter : ce qui s’en rapprocherait le plus serait le dessin animé, qui a déjà été fait. Il est pratiquement impossible de faire un Tintin au cinéma : on n’y retrouve pas la magie des dessins. Comme diraient des enfants en regardant des dessins animés : « C’est bizarre, Haddock, il ne parle pas comme dans les albums. » Les dessins permettent la construction d’un imaginaire. Au risque de paraître conservateur, quand je vois le film de Spielberg, ce n’est plus vraiment Tintin : c’est autre chose.


De Bianca Castafiore à Peggy Alcazar : découvrez les femmes dans le monde de Tintin

Grand admirateur du travail d’Hergé, Renaud Nattiez signe ici son troisième ouvrage consacré au héros à la houppette. L’auteur s’attaque à l’une des critiques les plus répandues, bien que peu traitée par les experts : la possible misogynie d’Hergé. À travers des sujets comme la rareté des femmes, l’importance de leur rôle ou leur ancrage dans la société de Tintin, le tintinologue propose une analyse souvent drôle de la présence féminine et de son impact dans la célèbre bande dessinée.

Les femmes dans le monde de Tintin, Renaud Nattiez (promo 76), Sépia Éditions, 15 euros