Émile Magazine

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Panorama des penseurs de la fin du monde

L’imaginaire de l’effondrement ne cesse d’être repris, transformé et diffusé par des courants qui n’ont parfois pas grand-chose en commun. La prolifération de ces discours n’est pas sans effet sur les sociétés qu’ils traversent : désillusions, inquiétudes fatalistes ou motivation à agir.

Par Judith Chetrit

Le Triomphe de la mort, du peintre Brueghel l’Ancien, est une allégorie de 1562 qui met en scène le caractère inéluctable de la mort sous toutes ses formes.

Esquissé dès les années 1960, le constat n’en est pas moins glaçant aujourd’hui. Plus les scientifiques accumulent des savoirs sur l’accélération de la dégradation de l’état de la planète, plus il est difficile de fermer les yeux sur l’épuisement des ressources et la disparition quasi aboutie d’espèces de la biodiversité. Le déni, l’apathie et le sentiment d’impuissance sont autant d’indicateurs cognitifs qui pourraient expliquer les ratés de mobilisation à une plus grande échelle.

Parallèlement, on observe une recrudescence d’écrits et d’ouvrages, plus ou moins pédagogues et plus ou moins désabusés, sur la fin des civilisations. Ces poètes des temps de détresse s’inscrivent dans une longue tradition d’alertes, de description des mécanismes, des causes et des conséquences d’un effondrement. Les Limites à la croissance (dans un monde fini), ouvrage plus connu sous le nom de Rapport Meadows, publié en 1972 par le Club de Rome, est l’exemple d’une discipline en plein essor : l’étude de la finitude de notre planète et les conséquences de notre modèle industriel. L’ouvrage est lu par plus de 12 millions de lecteurs qui découvrent la modélisation d’une dégradation des conditions de vie à partir de l’évolution de la population, des ressources, de la croissance et de la production alimentaire.

Ce type de projections, qui a connu un essor ces dernières années avec les penseurs de la collapsologie, interroge les vulnérabilités et les responsabilités dans la disparition ou le repli de modes de vie, d’infrastructures, d’institutions ou de sociétés. Ces études renvoient bien souvent aux propres craintes de ceux qui les énoncent et posent des questions vertigineuses : le monde peut-il avoir une fin ? Peut-on dater l’inéluctable ? Quel impact peut avoir cet affect alliant parfois peur et fascination effervescente dans l’imaginaire collectif ?

Les décalques de cas passés

Jared Diamond, biologiste évolutionniste américain, figure aujourd’hui parmi les chefs de file des anthropologues comparatistes les plus souvent cités, après une première réception mitigée de son analyse. Dans Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Gallimard, 2005), il développe une grille de cinq facteurs décisifs dans l’échec de populations à se montrer suffisamment résilientes et inventives pour faire face à des bouleversements.

Dans Effondrement, Jared Diamond utilise l’exemple des tribus de l’île de Pâques afin de montrer le manque de résilience de certaines sociétés face aux bouleversements.

En cause : le changement climatique, un voisinage hostile, la baisse des échanges commerciaux, des dommages environnementaux et des réponses des élites qui s’avèrent inadaptées. Il prend comme exemple central le sort des tribus de l’île de Pâques au sud-est de l’océan Pacifique qui ont abîmé leur environnement à cause du déboisement d’une forêt initialement luxuriante, à l’inverse des Islandais qui ont fait preuve de rigueur en changeant leur modèle agricole. Trop préoccupée par l’approvisionnement en troncs d’arbres nécessaire à l’acheminement d’énormes statues signes de puissance, la société pascuane n’en aurait plus eu assez pour la poursuite d’autres activités comme la pêche au gros qui exige la construction d’embarcations. Cette chronologie a servi à étayer le scénario d’une croissance couplée à un appauvrissement successif, même si elle a été remise en cause par des archéologues et des anthropologues qui ajoutent d’autres facteurs comme le poids du temps long, le développement de virus, une invasion de rats ou la colonisation européenne. Sans dresser un diagnostic arrêté, Jared Diamond estime toutefois que « le parallèle entre Pâques et l’ensemble du monde moderne est d’une dramatique évidence ».

L’heure du jugement dernier

Plutôt que de pointer l’incidence des déterminismes environnementaux, l’anthropologue américain Joseph Tainter préfère insister sur des caractéristiques liées à l’efficacité et à la complexité d’organisations sociales devenues ingérables pour expliquer l’effondrement d’une société. « L’image des civilisations perdues est fascinante : des cités enfouies sous des amoncellements de sable ou une jungle enchevêtrée ; ruines et désolation, là où jadis se trouvaient des gens et l’abondance », écrit-il dans L’Effondrement des sociétés complexes (paru en 1988 aux États-Unis, et en français en 2013 chez Le Retour aux sources). Le lecteur contemporain pourrait ainsi chercher dans les vestiges des sociétés une motivation pour trouver des solutions à un domino de désastres.

Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse figurant dans une enluminure du manuscrit Beatus de Facundus (1047).

Au contraire, le philosophe Pierre-Henri Castel estime que la prise de conscience de l’anéantissement de notre monde s’accompagnera d’une « ivresse extatique de la destruction ». Dans Le Mal qui vient (Les Éditions du cerf, 2018), ce psychanalyste décrit un « temps de la fin » où les hommes profiteront des ultimes ressources du monde, puisqu’il ne peut pas être sauvé. « Plus la fin sera certaine, donc proche, plus la dernière jouissance qui nous restera sera la jouissance du Mal. »

Cette pensée peut résonner avec des parallèles plus hétéroclites comme l’apocalypse représentée dans la science-fiction, les mythes du déluge voire l’eschatologie biblique. « L’effondrement a été une façon de mobiliser autour d’un futur inquiétant qui pourrait être évité ou a minima, la possibilité de sauver les meubles », nous explique Laurent Testot, auteur de Cataclysmes (2017) et coordinateur d’un essai collectif sur le sujet, à paraître prochainement. « La fin du monde dans les récits religieux a, a contrario, quelque chose d’inéluctable puisque ce qui doit advenir est déterminé par la volonté divine. » Ainsi, il ne faudrait pas renoncer à sa foi dans l’attente de la catastrophe car elle doit révéler la présence de Dieu dans le monde. Raison de plus pour renforcer notre cohésion sociale selon Jean-Paul Engélibert, professeur en littérature comparée à l’université Bordeaux-Montaigne. L’auteur de Fabuler la fin du monde (La Découverte, 2019) explique : « Aujourd’hui, il ne faudrait pas renoncer à vivre et à faire société puisque ce qui est en train de se passer révèle en quelque sorte les liens qui nous unissent au monde. »

Quand l’hypothèse se transforme en certitude

L’exercice d’analyse de l’extinction de la vie humaine et de son environnement est loin d’être inédit, ne serait-ce que dans les premiers écrits retentissants issus des voyages en Italie d’intellectuels européens venus réfléchir aux problèmes de l’Empire romain. Au XVIIIe siècle, cela se manifeste par exemple avec la passe d’armes au sujet de l’optimisme et du mal sur Terre entre Voltaire et Rousseau, à l’issue du séisme de Lisbonne, en 1755.

Une nouvelle dimension apparaît au XXe siècle avec l’avènement de la bombe atomique : les hommes modifient irrémédiablement leur rapport collectif au présent, à l’avenir et à l’inconcevable. Dans Le Temps de la fin, le philosophe allemand Günther Anders qualifie le monde après Hiroshima d’« apocalypse sans royaume ». La religion chrétienne nous promettait un royaume divin après l’apocalypse ; les Lumières laissaient entrevoir un royaume terrestre sans apocalypse, tandis que la bombe atomique engendre l’apocalypse sans salut possible.

L’explosion nucléaire d’Hiroshima.

À l’aube du XXIe siècle, l’angoisse d’un conflit nucléaire mondial a été supplantée par la crainte de la destruction progressive de la planète par l’homme. Le « catastrophisme éclairé » du philosophe Jean-Pierre Dupuy a longtemps été interprété comme l’annonce certaine d’un avenir apocalyptique. Il s’en est défendu : « Il est parfois utile de faire comme si la catastrophe était nécessaire ou, si vous voulez, comme si elle était notre destin. “Nécessaire” et “certain”, ce sont deux catégories qui n’ont rien à voir. Je ne sais pas plus que vous si la technique va nous faire plonger dans l’abîme. Mais si je présente cette chute comme nécessaire, c’est pour qu’on la prenne enfin au sérieux. » Sans changement de paradigme, difficile de mobiliser les individus et de changer la trajectoire destructrice de nos sociétés industrielles.

« Quand on a vécu dans un grand récit déterministe du progrès où les personnes deviennent plus autonomes et puissantes et où la mort est escamotée, les récits de l’effondrement réintroduisent une pensée cyclique », estime Laurent Testot.

L’ère de l’homme

Ces deux dernières décennies, la notion de l’Anthropocène a connu un véritable essor dans le monde universitaire depuis sa popularisation par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen. L’Anthropocène met fin à l’Holocène, cette période qui a caractérisé les 10 000 années précédentes, modifié de façon considérable la faune et la flore et permis le développement de l’humanité. Ce nouveau concept théorise qu’avec la révolution industrielle, une nouvelle ère géologique, l’« ère de l’homme », s’est ouverte à partir du moment où les activités humaines ont eu un impact global sur le « système Terre ». À partir du milieu du XXe siècle, la Terre n’a jamais connu une période de changements aussi massifs et des conséquences aussi lourdes sur un temps si court. Ce qui conduit les penseurs de l’Anthropocène à exclure toute idée de dépassement, de progrès vers une étape supérieure.

Les historiens des sciences Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, auteurs de L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, veulent repenser les récits de l’effondrement et réintroduire une dimension politique. « Le risque avec un discours homogénéisant et dépolitisant de l’effondrement ou de l’ère Anthropocène est de fermer les espaces de discussion et de ne pas poser la question de la délibération des choix politiques qui ont été faits ou sont à faire », souligne Jean-Baptiste Fressoz. Ensuite, nuancent les auteurs, il ne faudrait pas faire de cette prise de conscience de l’impact humain sur son environnement un fait neuf et inédit des dernières décennies mais plutôt une « longue sédimentation de l’alerte climatique » qui remonte à la fin du XVIIIe siècle.

Autre perspective intéressante, celle de l’évolution du sens des mots. L’historien François Jarrige cite, par exemple, une recherche bibliographique effectuée dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France : « Sur 164 ouvrages publiés en France depuis 1841 dont le titre contient le mot “effondrement”, 50 l’ont été après l’an 2000 », écrit-il. Quand le XIXe siècle envisage l’effondrement comme l’affaissement d’immeubles, le siècle suivant l’associe à la « chute d’un régime politique », à la « défaite militaire », au nucléaire ou bien à la « civilisation occidentale ». Comme si le spectre rêvé et cauchemardé de l’effondrement devenait un miroir qui nous renseigne sur notre présent… depuis toujours.