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Avec Tiphaine Guerout, dégustez votre cuillère

Créer sa start-up n’a rien d’un long fleuve tranquille. Tiphaine Guerout, diplômée de Sciences Po en 2015, peut en témoigner. Après un premier échec, cette écologiste convaincue a décidé de mettre son ambition entrepreneuriale au service de la cause environnementale. Elle a fondé la start-up Koovee qui propose une alternative aux couverts jetables en plastique et ambitionne d’inonder les marchés français et européens dans les prochaines années. Rencontre.

Par Justine Le Rousseau

Tiphaine Guerout (© D. R.)

Une Alumna sachant coder

« J’ai eu l’idée de monter Youni, ma première start-up, en suivant le cours d’entrepreneuriat de Jacques-Henri Eyraud, à Sciences Po. J’y faisais un master de communication après un séjour en Angleterre, où j’avais étudié les sciences politiques et l’histoire pendant trois ans.

Au Royaume-Uni, j’ai réalisé que j’étais pratiquement la seule Française à n’avoir fréquenté ni les lycées internationaux ni les lycées parisiens. J’ai trouvé dommage que nous soyons si peu nombreux à partir faire l’intégralité de nos études à l’étranger. J’ai alors créé un blog où j’expliquais comment monter un dossier pour partir étudier en Angleterre. Une fois à Sciences Po, j’ai pensé qu’une start-up permettrait à plus de gens d’en profiter puisque, dotée d’un business model, elle pourrait grandir et se développer. J’ai donc créé Youni, une plateforme en ligne où les étudiants pourraient partager leur expérience de l’étranger et expliquer les démarches de départ. Incubés à Sciences Po Entrepreneurs et récompensés par le prix des Alumni, nous voulions devenir le Trip Advisor des universités.

Cependant, comme il est très difficile de monétiser un site web, au bout de deux ans, nous n’avions pas d’argent, ce n’était pas tenable. L’affaire s’est donc arrêtée là.

Pour me remettre de cet échec, en sortant de Sciences Po, j’ai pris des cours de code pendant six mois. Avec Youni je m’étais rendu compte que, quand on ne sait pas coder alors que l’objet de sa boîte est un site web, il y a une réelle asymétrie de pouvoir. On n’a aucun contrôle et aucune vision. C’était mon associé, un ingénieur, qui se chargeait seul de coder la plateforme.

Ensuite, pour me refaire une santé financière, j’ai cherché un emploi. Comme il existe très peu de profils ayant fait Sciences Po et du code, j’ai trouvé facilement. Je suis entrée dans une start-up Edtech, 360Learning, où je suis restée trois ans. J’y ai découvert ce qu’est une entreprise qui grandit très vite : en trois ans, l’équipe est passée de 10 à 140 personnes. Je conseille cette expérience à tous les Sciences Po désireux de savoir ce qu’est une start-up : tu es là depuis un an et tu fais déjà partie des anciens, tu dois recruter des équipes, structurer le travail… Ça m’a beaucoup appris et je suis contente d’avoir fait ce choix. Après ces trois années très formatrices, je me suis relancée avec Koovee. »

Les couverts Koovee

Idée simple mais casse-tête technique

« En 2016, une loi interdisant les couverts en plastique est passée. L’idée de Koovee m’est venue de là. J’ai commencé par me renseigner sur la maturité du marché : je suis allée voir des grands groupes en leur présentant mon concept. Une idée,

même bonne, ne marchera pas si le marché n’est pas prêt. Par exemple, il y a 10 ans, les couverts et sacs en plastique étaient un non-sujet. Voir que l’antiplastique devenait une des priorités des entreprises m’a confortée dans l’idée qu’il y avait une affaire à lancer.

J’ai consacré l’année 2018 à la R&D [Recherche et développement, NDLR]. Un budget de la Banque publique d’investissement (Bpifrance) m’a permis de faire travailler deux ingénieurs agronomes sur le produit. Cette étape était nécessaire car, pour faire des couverts comestibles, il faut qu’ils soient résistants : ils doivent tenir dans l’eau chaude, ne pas casser au transport… Si le couvert n’est pas solide, le projet n’a aucun intérêt car les clients ont besoin que leur fourchette et leur cuillère résistent tout au long du repas.

Le problème est que cette exigence est quasi inexistante dans le domaine de l’agroalimentaire. Quand on fait un biscuit, on attend juste qu’il soit bon et ne casse pas au transport, pas de pouvoir manger avec. Ça a été un vrai challenge technique : les ingénieurs agronomes m’ont aidée à élaborer la formulation, la composition et le procédé de fabrication, mais ils ne pouvaient rien faire quant à la résistance mécanique des couverts. Il a donc fallu que je trouve des compétences par moi-même, ailleurs que dans l’agroalimentaire, ce qui m’a pris beaucoup de temps et a été très compliqué. J’ai aussi dû trouver des fabricants de machines : mon projet étant industriel, je ne peux pas résoudre mes problèmes avec une imprimante 3D et des pièces en plastique. Il faut qu’elles soient robustes, avec un niveau de complexité supérieur.

Le fait de ne pas avoir une formation en agronomie a compliqué les choses, car j’ai eu du mal à identifier les bons prestataires. Par ailleurs, étant donné que très peu de start-up font de l’industrie, je n’ai pas trouvé les compétences techniques dont j’avais besoin dans les incubateurs. Quand le problème est un jeu de 3 mm dans une machine, difficile de trouver quelqu’un qui maîtrise suffisamment le sujet.

Après cette année de R&D, au cours de laquelle un grand nombre de prototypes ont été conçus, j’avais enfin la bonne formule, la machine et le produit. En février 2019, nous avons procédé au lancement avec trois clients pilotes : un grand groupe du secteur ferroviaire, API Restauration et Chefing. Cette période de test étant concluante, nous avons ouvert à tout le monde en avril. Depuis, nous doublons le chiffre d’affaires chaque mois. »

Start-up : derrière le rêve, la dure réalité

« L’objectif d’une start-up est qu’elle n’en soit plus une. C’est même une obsession. Si ça marche, l’entreprise devient une PME : là, on a un salaire, des horaires, des salariés, et on n’est plus tout seul. Mais les créateurs de start-up ayant réussi ont tous, au départ, passé plusieurs années dans leur cave à ne pas gagner d’argent. Pour moi, une start-up est une entreprise qui n’a pas encore trouvé son marché et qui propose un produit nouveau : on ne sait donc pas comment elle va être reçue. C’est le cas avec les couverts comestibles : comme le concept est inédit, les clients ont beaucoup de questions. Il faut donc faire tout un travail d’évangélisation expliquant pourquoi c’est la meilleure solution, comment ça fonctionne, pourquoi c’est solide… Mon métier est d’expliquer tout ça. Plus que d’être commercial, ça implique d’avoir une vision et d’être très persuasif.

En ce qui concerne Koovee, il est important de souligner que l’année de R&D a été une période très longue, décourageante et surtout solitaire. On présente souvent l’entrepreneuriat comme quelque chose de sexy : moi, pendant un an, je n’avais pas d’argent, je ne savais pas si ça allait marcher et j’étais toute seule. Je ne parlais qu’avec des industriels qui négociaient les prix au maximum et ne faisaient pas forcément un travail de qualité. Je n’y connaissais rien, personne ne se préoccupait de ce que je faisais, personne n’y croyait et j’y avais mis toutes mes économies personnelles. Aujourd’hui, le projet a l’air sympa et amusant – il l’est – mais la période de R&D n’a été ni sympa ni amusante.

Être une femme jeune et entrepreneure n’est pas non plus un avantage dans un projet aussi technique. Par le passé, le fait que je n’y connaisse rien et que je sois une femme a probablement encouragé mes prestataires à se montrer moins sérieux. De la même façon, on me demande souvent mon âge en rendez-vous commercial. C’est surprenant quand on est en pleine négociation et qu’on vient présenter son produit de devoir aborder ces sujets-là. Mes interlocuteurs ne se rendent probablement pas compte de ce que cette question reflète. On rigole aussi plus facilement d’une femme qui a beaucoup d’ambition et qui veut monter une grosse boîte. Mais ça ne m’empêche pas d’avancer. »

Écologie et gros appétit

© D. R.

« J’ai à cœur de dédier ma vie professionnelle à l’écologie. Cela se reflète dans mon quotidien : je suis végétarienne, je ne me déplace qu’à vélo, j’évite l’avion, j’achète en vrac… Pour moi, créer une entreprise écologiste avec un business model pérenne était un moyen d’exercer une forte influence rapidement. Je pense que c’est un bon compromis jusqu’à ce qu’on arrive à la conclusion qu’il faut stopper la croissance et sortir de la course au profit. Koovee a l’avantage d’être une alternative écologique joyeuse. Je pense qu’il faut être dans la joie pour faire face au changement climatique, et ne pas voir les solutions alternatives comme des contraintes. L’objectif est de montrer que l’écologie est une opportunité. Ce n’est pas possible pour tout, mais pour les couverts, ça l’est.

Les alternatives aux couverts en plastique étiquetées « écologiques » le sont en réalité beaucoup moins que mes couverts comestibles. Par exemple, les couverts en bois, moins chers que ceux de Koovee, sont faits de bois récolté à l’autre bout du monde sans aucune traçabilité des matériaux. Les couverts sont importés par bateau, fabriqués dans des conditions de travail compliquées et incomparables avec ce que nous avons en France, et contribuent à la déforestation. Le bioplastique ne fait pas mieux : il est biodégradable, certes, mais dans un compost industriel à 65°C. Personne n’a ça chez soi et il n’existe pas de filière de recyclage du bioplastique en France. Les couverts Koovee sont faits en France, par des professionnels de l’alimentaire, et ils se mangent. Effectivement, ils sont plus chers, mais la qualité à un prix.

Il est vrai que la solution la plus écologique réside dans les couverts lavables. Mais on n’a pas toujours des couverts sur soi ou il est parfois délicat de les sortir. Sans oublier que la majorité des gens ne sont pas prêts à avoir des couverts dans leur sac, à les emmener partout et à les laver eux-mêmes.

Un an et demi après sa création, ça y est, Koovee sort la tête de l’eau : le marché est trouvé et le produit plaît. Les capacités de production augmentent sans cesse : aujourd’hui, on produit 7 000 couverts par jour. Mais c’est tout nouveau, donc encore fragile ! La suite directe est le lancement de gammes sucrées et salées, la création d’un couteau et le développement de différentes tailles. Nous allons aussi entreprendre une levée de fonds et agrandir l’équipe en recrutant un directeur d’opérations.

À terme, la vision de la boîte est un projet écologiste, il s’agit de stopper le plastique. Notre objectif est grand : on veut remplacer les couverts en plastique en France et en Europe. Nous voulons nous attaquer aux fast-foods, pas seulement aux petits restaurants bio du coin. D’ici cinq ans, on veut 14 % du marché européen des couverts à usage unique. Ça représente des milliards de couverts. C’est énorme, mais nous avons de l’ambition ! »


Les cuillères et les fourchettes de Koovee ont l’aspect des couverts en bois et le goût des gressins. Fabriqués en France à base de farine de blé, d’huile de colza et de sel, ces « biscuits » ont la particularité d’être suffisamment résistants pour que l’on puisse manger avec. À titre d’exemple, ils peuvent tenir six minutes dans l’eau chaude avant de se désagréger. Même s’il peut paraître contre-intuitif de croquer dans sa fourchette en fin de repas, le pas est vite franchi : « 85 % des utilisateurs finissent par dévorer leur couvert », nous assure la fondatrice de Koovee.

Pour toute proposition de collaboration, vous pouvez contacter Tiphaine Guerout par mail : tiphaine@koovee.co