Émile Magazine

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La duchesse de Galliera, première mécène de la rue Saint-Guillaume

Si Sciences Po doit sa fondation à la volonté d’un homme, Émile Boutmy, l’École doit sa pérennité au don d’une femme, Maria Brignole-Sale, duchesse de Galliera. Le diplômé de la rue Saint-Guillaume connaît vaguement son nom et son profil sculpté, le Parisien sait que le musée de la mode s’appelle le palais Galliera. Et l’on n’en sait guère plus. Pourtant, la vie de la duchesse mérite d’être contée, même si faute de biographie publiée, on doit en glaner les éléments dans les notices en ligne et les dictionnaires.

Par Emmanuel Dreyfus (promo 91)

Maria Brignole-Sale de Ferrari, duchesse de Galliera, avec son fils Filippo. (Crédits : Léon Cogniet, huile sur toile, 1856)

Les Brignole, dont les Brignole-Sale sont la branche aînée, forment au XVIIIe siècle la première famille de la République de Gênes. S’ils ne sont devenus patriciens qu’en 1520, leur fortune est immense et quatre Brignole ont été doges de Gênes, dont le dernier.

La grand-mère de Maria, ralliée à Napoléon, devient à Paris dame d’honneur de l’impératrice Joséphine, puis de l’impératrice Marie-Louise et sert d’émissaire entre Napoléon et le pape.

Le père de Maria, Anton Brignole-Sale, faute de république de Gênes à gouverner – elle a été annexée par la France – entre au service de l’empereur et devient maître des requêtes au Conseil d’État, puis préfet de Montenotte, ce qui lui vaut d’être le gardien, gêné et attentionné, du pape. Il entame une carrière diplomatique au service de son nouveau souverain, le roi de Sardaigne. Il devient notamment, en 1836, ambassadeur à Paris, suivant en cela l’exemple de nombre de ses aïeux. Il a épousé la marquise Artemisia Negrone, descendante d’une autre famille patricienne génoise.

La vie de château

Buste de la Duchesse de Galliera, par Vittorio Lavezzari. (Crédits : Andrzej Otrębski)

La jeune Maria, née en 1811, semble avoir eu une enfance choyée et une éducation soignée et, entre deux missions diplomatiques de son père, grandit au Palazzo Rosso, la demeure familiale de Gênes, où l’on parle le français aussi bien que l’italien. Elle épouse à 17 ans le descendant d’une autre grande famille génoise, moins ancienne mais tout aussi riche, Raffaele de Ferrari.

Le marquis de Ferrari augmente encore la fortune familiale en engageant ses capitaux dans les grandes entreprises de la révolution industrielle : il siège au conseil d’administration de grandes banques et des compagnies de chemin de fer, Paris-Orléans, Paris-Lyon-Méditerranée. Il a acheté en 1836 au roi de Suède le duché de Galliera – héritage de la reine, fille d’Eugène de Beauharnais. Le pape et le roi de Sardaigne l’autorisent à en porter le titre.

Un fait divers tragique, la mort accidentelle d’un domestique causée par le marquis, pousse le jeune couple à quitter Gênes pour s’installer à Paris, auprès du père de la duchesse. L’ambassadeur, marquis Brignole, et ses enfants sont devenus des familiers du couple royal français et le jeune Andrea, fils unique du couple – une petite fille n’a vécu qu’un an – né en 1831, est élevé avec les jeunes princes d’Orléans.

Mais une vie calme et heureuse à l’ombre du trône ne peut durer longtemps dans la France du XIXᵉ siècle. En 1847, le jeune Andrea est emporté par une maladie. Puis en 1848 la révolution balaye la monarchie de Juillet. La famille d’Orléans part en exil. Le père de la duchesse, par fidélité amicale, quitte sa charge d’ambassadeur.

Le duc et la duchesse, eux, restent à Paris et témoignent de leur attachement à la famille royale. Un second fils, Filippo, naît en 1850 et ses parrain et marraine sont le comte et la comtesse de Neuilly, les souverains en exil. Les Galliera achètent certains biens des Orléans, ce qui permet de les mettre à l’abri et de fournir de l’argent à la famille en exil. Ainsi, après en avoir refait l’aménagement et la décoration, qui sont encore ceux d’aujourd’hui, le couple s’installe à l’hôtel Matignon, dont le jardin est déjà le plus grand de Paris. Là, parmi les tableaux de maîtres de la collection familiale, la duchesse reçoit les hommes d’État et les hommes de lettres du parti orléaniste, Guizot, Thiers, Sainte-Beuve, Mérimée, le duc de Broglie.

Les débuts de la Troisième République coïncident avec un nouveau tournant de la vie de la duchesse. Le duc meurt en 1876, à l’âge de 73 ans. Son fils Philippe, parvenu à l’âge adulte, se révèle excentrique, on le dit socialiste, il paraît peu sûr de lui et mélancolique, en conflit avec son père, il n’est de toute façon pas intéressé par les femmes, les enfants, le mariage et la transmission. Il annonce sa volonté de refuser l’héritage de ses parents, se réservant modestement les quelques millions nécessaires à une vie confortable, et un logement dans les dépendances de l’hôtel Matignon-Galliera.

La duchesse de Galliera. (Crédits : Félix Tournachon, dit Nadar)

La grande affaire de la duchesse est dès lors d’organiser la donation de son immense fortune, pour faire briller encore les noms de Brignole, Ferrari et Galliera, créer des œuvres utiles et pérennes et servir ses patries et ses causes, tout en protégeant encore, dans la mesure du possible, son fils.

La duchesse fonde d’importants établissements charitables dont les noms et les bâtiments témoignent encore : l’hôpital Galliera à Gênes, le principal de la ville ; l’orphelinat Saint-Philippe à Meudon ; l’asile Ferrari pour les gens de maison à Clamart.

Le don de la duchesse pour l’École libre des Sciences Politiques

On peut comprendre que la duchesse de Galliera ait apprécié Émile Boutmy, encore jeune, de l’âge d’être son fils, intelligent, cultivé, décidé et de tempérament politique modéré, ainsi que son projet. Le million donné à l’École libre des Sciences Politiques lui permet de s’installer rue Saint-Guillaume, avec quelques salles de cours et une bibliothèque. Après les hésitations des débuts, c’est le moment où l’École trouve son modèle : la préparation aux concours des Grands Corps et à l’administration des grandes entreprises, l’emploi de hauts fonctionnaires et d’universitaires payés à la vacation. La somme donnée par la duchesse, à laquelle s’ajoutent des fondations de chaires, permet à l’École de vivre pour l’essentiel de ses droits de scolarité jusqu’au milieu du XXᵉ siècle.

Les archives de Sciences Po demeurent discrètes sur la duchesse : on y trouve, outre le reçu d’un banquier ou d’un notaire du million donné, quatre lettres de celle-ci au directeur. Elle le félicite du succès de son école, l’assure de son soutien quand sa nationalisation est envisagée, et le remercie de l’attention qu’il porte à son fils. Philippe de Ferrari a en effet été recruté comme enseignant en histoire diplomatique. Il en a certainement les qualités intellectuelles, ayant été reçu au concours de l’École normale supérieure – il en avait démissionné aussitôt, n’ayant guère besoin du traitement d’élève fonctionnaire. Madame de Galliera se félicite de « l’intérêt et la satisfaction d’amour-propre qu’il trouvera de plus en plus dans les cours que vous voudrez lui confier, qui développeront et utiliseront les capacités de son esprit ».

Dans la tourmente de l’histoire

Un grand projet de la duchesse est le don de ses collections. Elle fait construire sur la colline de Chaillot un musée des beaux-arts pour les abriter, le palais Galliera. Mais une tempête politique vient bouleverser ses projets. Au rez-de-chaussée de son hôtel de la rue de Varenne, Madame de Galliera loge le comte de Paris, petit-fils du roi Louis-Philippe et prétendant au trône depuis la mort, en 1883, du comte de Chambord.

L’ancien palais Galliera et désormais musée de la mode de la ville de Paris, légué à la municipalité par la duchesse de Galliera. (Crédits : Joe de Sousa)

Le mariage de sa fille Amélie avec le prince héritier du Portugal, célébré à l’hôtel Matignon le 6 mars 1886 en présence de membres de toutes les maisons régnantes d’Europe, fâche et inquiète les républicains au pouvoir. Les assemblées votent la loi d’exil, promulguée le 23 juin, qui bannit du territoire les aînés des maisons ayant régné sur la France. Furieuse, la duchesse décide de donner à la ville de Gênes ses collections qui, logées dans les Palazzi Rosso et Bianco familiaux, constituent le musée des beaux-arts de la cité. Le bâtiment parisien, achevé, sera donné à la ville de Paris. L’hôtel Matignon sera donné à la maison d’Autriche et deviendra son ambassade en France à la condition de laisser jusqu’à sa mort l’usage de son appartement à son fils, devenu sujet austro-hongrois par adoption et qui porte désormais le nom de Philippe de La Renotière von Ferrary. Le duché de Galliera, lui, va au duc de Montpensier, le plus jeune des Orléans et le plus proche de son fils défunt, qui a épousé l’infante Luisa-Fernanda et fonde la branche d’Orléans-Galliera. La duchesse meurt en 1888.

Le palais Galliera deviendra et demeure le Musée de la mode de la Ville de Paris, malgré son inadéquation architecturale. L’hôtel Matignon, saisi après la guerre et la fin de l’empire austro-hongrois, sera affecté dans les années 1930 au chef du gouvernement.