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De quoi Boris Johnson est-il le nom ?

Boris Johnson a officiellement lancé mercredi 6 novembre sa campagne pour les élections législatives du 12 décembre. L’enjeu de ce scrutin anticipé est crucial pour le Premier ministre britannique qui ne veut pas quitter le 10, Downing Street sans avoir parachevé le Brexit. En cette période agitée outre-Manche, Émile vous propose de prendre un peu de recul et de philosopher. De quoi Boris Johnson est-il le nom ? Que dit-il de notre époque et de la vie politique contemporaine ? Hocine Rahli, diplômé de Sciences Po et agrégé de philosophie, vous propose des pistes de réflexion.

Boris Johnson (crédits : Shutterstock)

Animal politique, voire bête de scène, « BoJo le clown » n’a pas son pareil pour tenir l’opinion en haleine. L’excentricité kitsch, le narcissisme outrancier, les mensonges éhontés de l’ancien maire de Londres ne cessent pas d’étonner sur le continent, comme détonnent les rodomontades de Donald Trump ou les coups de semonce de Jair Bolsonaro. Est-ce à dire que nos démocraties ont changé ? Comment comprendre cette alternative qui se pose aux électeurs occidentaux, entre libéralisme bon-teint et illibéralisme subversif, entre tiédeur de comptable et vulgarité affichée ?

Remontons dans le temps pour comprendre ce qui se joue : comme ces tsunamis dont l’épicentre est à des milliers de kilomètres, les vagues populistes puisent leurs dynamiques dans une rupture de confiance, rupture ancienne, entre le peuple et ses dirigeants. Le premier à sonner le tocsin fut Christopher Lasch, dans The Revolt of the Elites. Voilà près de 30 ans, il diagnostiquait les pathologies de la démocratie : le politiquement correct frustre les milieux populaires de l’expression de leurs souffrances ;  la pseudo-objectivité journalistique, sous la férule des experts, substitue les faits plats aux analyses tranchées ; les espaces publics se privatisent, les services publics s’amenuisent, l’individualisme finit d’achever tout sentiment de communauté, par-delà les différences sociales.

Face à ces bouleversements civilisationnels sans précédent, l’homme ordinaire est tenu de s’adapter, sans quoi il est moqué pour son archaïsme, tancé d’être un plouc, un rustre. « Les Américains du milieu, dans l’idée que s’en font ceux qui fabriquent l’opinion cultivée, sont désespérément minables, ringards et provinciaux ». En toute logique, les élites délaissent le terrain de la nation, ayant « perdu la foi dans les valeurs de l’Occident, ou ce qu’il en reste ». Une place est à prendre. Dès lors, rien de plus rationnel, rien de plus malin pour un dirigeant politique que de mimer cette image déplorable que les élites se figurent de leur propre peuple ; lequel, en la brandissant comme un étendard, en a moins honte.

Reste à savoir comment les électeurs peuvent se laisser convaincre par ces guignolades. Ce « grotesque politique », Michel Foucault en avait mis au jour les ridicules dans l’un de ses cours au Collège de France intitulé Les Anormaux. « La terreur ubuesque, la souveraineté grotesque ou, en d’autres termes plus austères, la maximisation des effets de pouvoir à partir de celui qui les produit » est « l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes de pouvoir ». Ces gimmicks, ces trucs, nous les connaissons tous : la coupe de cheveux improbable et la beauferie surjouée, le plaisir subversif et vantard à parler de sexe, à jouer les fiers-à-bras, à tonner contre l’entre-soi des médias, leur condescendance et leur partialité. Le carnavalesque de Boris Johnson, Ubu moderne, n’est donc pas un handicap, mais une force, car il fait accroire une innocence des intentions, une sincérité du discours, celle de la folie à l’état sauvage : au « parler vrai » de Michel Rocard aura succédé le « parler cru ». O tempora, o mores.