Ce que l’affaire Carlos Ghosn révèle de nos différences culturelles
Après deux mois passés derrière les barreaux, l’ancien patron de Renault et de Nissan continue de clamer son innocence alors que l’affaire patine. Valérie Moschetti (promo 1991), senior advisor pour diverses entreprises, revient pour nous sur ce feuilleton médiatico-judiciaire et sur ce qu’il révèle du monde du travail au Japon.
Propos recueillis par Lucile Pascanet
La méthode Carlos Ghosn, c’est quoi ?
Valérie Moschetti : Pour relever Nissan, Carlos Ghosn, qui était souvent considéré en France comme un cost killer, n’a pas hésité à fermer des usines et à supprimer 20 000 emplois. Cela représente 8,5 % de l’ensemble du personnel de Nissan, dans un pays qui, traditionnellement, récompense la loyauté envers l’entreprise par un emploi à vie. Il a aussi radicalement transformé la manière de fonctionner du constructeur automobile japonais. Seul un étranger pouvait mettre en œuvre des mesures aussi drastiques ! Elles se sont, fort heureusement, traduites par des résultats remarquables et ont conféré à Carlos Ghosn un statut de héros.
Dans son interview du 30 janvier pour le quotidien japonais Nikkei, celui-ci assure qu’on l’accuse d’être un « dictateur » ; mais lui avance qu’il a plutôt mis en place un « leadership fort » au sein de l’Alliance. Cela met en lumière une différence fondamentale entre les cultures du management en France et au Japon. Selon le contexte culturel, le leadership ne s’exprime pas de la même manière : un « leadership fort » accepté en France ne l’est pas naturellement au Japon et peut même conduire à de fortes incompréhensions dans l’entreprise. C’est notamment le cas en ce qui concerne le mode de prise de décision. En France comme au Japon, le poids de la hiérarchie est important. Si, en France il est normal qu’un président prenne les décisions seul, au Japon, elles le sont le plus souvent le fait d’un consensus. Dans un tel contexte, des prises de décision « à la française », acceptées en période de crise, peuvent susciter du ressentiment et nourrir des malentendus dans un contexte économique plus dynamique.
Quelles différences culturelles cette affaire révèle-t-elle lorsqu’on compare les entreprises européennes et japonaises ?
Une différence de taille entre le Japon et la France est la manière de manifester un refus. En France, même si elle est parfois adoucie par le choix du vocabulaire, une opposition se manifeste souvent de manière frontale. Ce n’est pas le cas au Japon où l’harmonie doit dominer. Le refus se traduit en phrases plus floues, assez imprécises, comme « Nous allons y réfléchir… » ou encore « C’est un peu compliqué… ». Un Japonais comprend immédiatement : c’est bien plus difficile pour un Français. Certains cependant profitent de cette « zone grise » pour forcer la décision. Leurs partenaires japonais ne manifesteront pas leur opposition ouvertement, mais si cette façon de faire se répète, le ressentiment s’accumule au fil des mois, des années, pour peut-être exploser un jour.
Dans l’affaire Ghosn, les épisodes qui s’enchaînent depuis le mois de novembre 2018 ont mis à jour la faiblesse de la gouvernance d’entreprise chez Nissan. C’est une constante au Japon. Depuis 2002, pour lever certains verrous, les sociétés japonaises cotées en bourse sont incitées à mettre en place au sein de leurs conseils d’administration des comités spécialisés pour les audits, les rémunérations et les nominations.
Sur ces quelques points — et encore beaucoup d’autres —, le monde des affaires au Japon et en France possèdent leurs propres codes. Depuis la création de l’Alliance, l’internationalisation de Renault comme de Nissan, avec des salariés venus d’horizons variés, a été une des clés du succès et il serait dommageable de revenir en arrière.
Quel futur pour l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi ?
Aujourd’hui, l’Alliance est considérée comme essentielle au succès des trois constructeurs. Les réglementations environnementales se renforcent, les nouvelles technologies (conduite autonome, voiture connectée…) se développent et de nouveaux modes de transport et de mobilité apparaissent (autopartage, covoiturage…). L’Alliance ne pourra relever les défis du futur que dans le cadre d’une étroite coopération. Elle ne pourra exister que s’il y a interpénétration des cultures d’entreprise japonaise et française de manière acceptable de part et d’autre. C’est peut-être la principale leçon de l’affaire Ghosn.
L’affaire Carlos Ghosn en bref
Le 19 novembre 2018, Carlos Ghosn, alors PDG de Renault et président du conseil d’administration de Nissan, est arrêté à Tokyo. Il est accusé d’abus de confiance et de minoration de revenus auprès des autorités boursières sur la période 2010 - 2018. Dans le même temps, le groupe Nissan est inculpé pour publication de fausses déclarations financières.
Le 30 janvier 2019, dans la première interview qu’il a accordée depuis son incarcération, après deux mois d’incarcération, Carlos Ghosn parle de « complot et trahison » à son égard, qui aurait pour but de faire échouer son projet de renforcement de l'intégration entre Renault et ses partenaires japonais, Nissan et Mitsubishi Motors. Il y dénonce également ses conditions de détention.