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Lanceurs d'alerte, deux ans après la loi Sapin 2

Les différents scandales financiers et sanitaires ayant émaillé l’actualité de ces dernières années ont abouti à la création de la loi Sapin 2 en 2016, qui encadre le statut des lanceurs d’alerte pour tenter de mieux les protéger. Deux ans plus tard, le pari est-il gagné ? Premier bilan avec Michel Sapin, qui, lorsqu’il était ministre de l’Économie et des Finances, a défendu le texte face aux parlementaires, ainsi qu’avec plusieurs experts du droit et du monde de l’entreprise.


Les intervenants

Elvire Fabry
Directeur des Affaires juridiques et Affaires publiques de Microsoft

Mathias Vicherat
Directeur général adjoint du groupe SNCF

Antoine Boilley
Directeur délégué de France 2


Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte ?

Affiche du film Snowden, sur l’un des lanceurs d’alerte les plus célèbres au monde.

Michel Sapin le rappelle : « Tout le monde n’est pas un lanceur d’alerte : il ne suffit pas de se déclarer pour l’être. » Un lanceur d’alerte doit remplir une mission d’intérêt général, en faisant des révélations ou des signalements en ce sens. Il doit agir de bonne foi et le faire de manière désintéressée.

Un lanceur d’alerte ne peut également être qu’une personne physique et non une personne morale. Généralement, il s’agit d’un salarié ou d’un collaborateur extérieur, qui travaille pour une entreprise ou une administration dans laquelle il constate une malversation. Yann Paclot, avocat, précise que la loi a pour but d’« inciter le lanceur d’alerte à jouer un rôle de vigile, et à faire primer l’intérêt général sur toute autre considération ». Pour autant, le lanceur d’alerte n’a pas le droit de transgresser tous types de secrets : sont entre autres exclus le secret de défense nationale, le secret professionnel de l’avocat et le secret médical.

Outre-Atlantique, le lanceur d’alerte a vu sa cote de popularité monter en flèche ; même Hollywood s’en est emparé en adaptant au cinéma l’affaire Snowden. Mais ce blockbuster ne doit pas faire oublier que l’autorité judiciaire a pu, dans un premier temps, « considérer les lanceurs d’alerte avec suspicion, voire comme des délinquants s’étant procurés frauduleusement des documents appartenant aux employeurs », explique Yann Paclot.

Comment la loi Sapin 2 s’applique-t-elle ?

À l’origine, la loi devait principalement permettre de lutter contre la corruption internationale. Michel Sapin rappelle par ailleurs que s’il n’y avait pas de texte protégeant le lanceur d’alerte de manière générale, des lois le consacrant dans des domaines spécifiques existaient déjà. Mais à la suite d’un rapport du conseil d’État, les parlementaires ont souhaité élargir le champ de la protection des lanceurs d’alerte : « C’était très modeste au départ ; nous avons ensuite voulu toucher à l’ensemble », précise-t-il.

La loi Sapin 2 a ajouté dans le code du travail une disposition protectrice ; elle interdit que le salarié puisse faire l’objet d’une mesure de rétorsion, puisse être licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire à la suite d’un signalement. Au-delà de l’obligation qu’ont désormais les entreprises de plus de 50 salariés de mettre en place des codes de conformité, la loi a également établi une responsabilité personnelle des dirigeants. Véronique Magnier, agrégée des facultés de droit et directrice de l’IDEP (Institut Droit Éthique Patrimoine), explique : « Quand bien même la loi ne le précise pas directement, l’interprétation qu’a fait la cour de cassation des exigences du conseil d’administration implique qu’il a une responsabilité alourdie dans son ensemble. » La mise en place de la loi Sapin 2 dans les entreprises n’est pourtant pas encore pleinement généralisée : à cet effet, Transparency International France met à disposition un guide pratique pour aider les entreprises à s’y conformer.

La loi précise que le lanceur d’alerte ne doit pas obéir à une volonté lucrative : contrairement à l’usage aux États-Unis et en Royaume-Uni, il est interdit en France de lui verser de l’argent. Michel Sapin précise que le lanceur d’alerte doit être « protégé mais non rémunéré », ajoutant : « Je tiens beaucoup à la notion de désintéressement, car un lanceur d’alerte doit avoir une vraie capacité à faire valoir l’intérêt général. »

Quel premier bilan tirer des effets de cette loi ?

Pour Marc-André Feffer, président de Transparency International France, le chemin à parcourir reste encore long : « Nous sommes très heureux de la loi de 2016, qui nous place parmi les meilleurs pays au monde en termes de protection. Mais il faut la mettre en œuvre ; et sa mise en œuvre est difficile. » En effet, la loi oblige le lanceur d’alerte à respecter un chemin de signalement en trois paliers : il faut d’abord faire un signalement auprès de sa hiérarchie, puis auprès d’une ligne dédiée et anonyme dans son entreprise, et seulement ensuite auprès du Défenseur des droits en cas d’échec. Ce parcours peut avoir un effet paralysant : dans leur majorité, les salariés ne croient pas à l’existence d’une ligne pleinement anonyme.

Pourtant, comme le précise Marc-André Feffer, « l’anonymat est essentiel, car il garantit la protection du lanceur d’alerte. Une hotline n’est efficace que si une confiance est établie, et elle ne peut l’être qu’avec la garantie de l’anonymat. Il faut donner confiance au salarié pour qu’il parle. » Au-delà du risque encouru, se pose également un problème d’ordre plus culturel, lié à l’idée même de signalement : « En Allemagne et en France, pour des raisons historiques, l’alerte a longtemps été assimilée à de la délation. C’est donc un lien de confiance plus impalpable qu’une loi qu’il faut établir entre dirigeants et salariés, ce qui suppose un changement de perspective. Ce lien de confiance permettra, in fine, de savoir si la loi Sapin 2 sera efficace. »

L’absence d’aide financière apportée aux lanceurs d’alerte est également source de problèmes. Marc-André Feffer le rappelle sans ambages : « Tous les lanceurs d’alertes se mettent en grand danger : c’est rare que cela se passe bien. » À la suite d’un signalement, le lanceur d’alerte est souvent licencié et doit supporter le poids d’une procédure judiciaire souvent longue et coûteuse. « Je regrette qu’il n’y ait pas de soutien financier pour les lanceurs d’alerte », précise Marc-André Feffer. « L’alerte, une fois donnée, n’est que le début pour le lanceur d’alerte et non la fin. » Transparency France International vient ainsi en aide aux lanceurs d’alerte en leur apportant soutien et conseil juridique, et a même créé avec 16 autres ONG une maison des lanceurs d’alerte.


Revoir la conférence dans son intégralité :

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