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L’art oratoire : effet de mode ou facteur d'égalité des chances ?

À la veille d’une importante réforme du baccalauréat incluant un « grand oral » et à l'heure où les concours d'éloquence se multiplient, l’art oratoire retrouve une place de choix au sein d’un enseignement français qui a longtemps privilégié l'écrit. Simple effet de mode ou profonde prise de conscience sur la façon dont cet « art » peut influer sur l'égalité des chances ? Éléments de réponse ce 5 février 2019 avec Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, et des spécialistes de l’art oratoire.

Par Olivier Esteban


les intervenants

Conférence organisée par le groupe Économie sociale et solidaire de Sciences Po Alumni, en partenariat avec Sciences Po.


Qu'est-ce que l'art oratoire ?

Oral, art oratoire, éloquence, rhétorique, prise de parole... la communication orale ne peut se résumer à une simple définition. Magie et complexité de la langue française, sûrement ; marqueur d’une discipline mouvante en pleine effervescence, certainement.

À la notion d'art oratoire, Agathe Chapalain, présidente de l’Association de Démocratisation de l'Art Oratoire (ADAO), préfère le terme de « prise de parole, pour son sens plus démocratique ». Un point de vue partagé par Bertrand Périer, avocat et auteur de La parole est un sport de combat. Selon lui, l’art oratoire sous-entend une notion esthétique et élitaire, au contraire de la « prise de parole » entendue comme véritable discipline. « L'artiste est considéré comme doué, doté d'un don. L'art est un don, un surcroît de vie ; or, la prise de parole, c'est la vie », insiste-t-il. Cyril Delhay, directeur des formations à l'art oratoire, reste quant à lui attaché à cette notion d'art, car « cela démontre une technicité, une méthode qui s'apprend ». Au-delà, le spécialiste met l'accent sur la dimension physique d'une prise de parole (coordination corporelle, respiration...), indissociable du fond. Une dimension déjà évoquée par les intellectuels du monde grec antique, Démosthène en tête.

Réforme du baccalauréat : vers un grand oral

La première version du baccalauréat en 1808, ne comportait qu'une seule épreuve… orale ! Au fil du temps, « une certaine tendance française à accorder une trop grande importance à l'écrit a fait perdre sa place à l'oral, même s'il existe encore des oraux au bac », explique Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Cette réforme visant à inclure une grande épreuve orale au baccalauréat a été influencée par les grandes écoles qui ont remis l'éloquence au goût du jour, mais a surtout été pensée comme un moyen pour l'élève de prendre toute sa place dans la société, à travers son expression orale. Cette « capacité à parler doit être dédramatisée, naturelle », ajoute-t-il.

Si, historiquement, l'oral a fait partie du bac à la française, le ministère s'est également penché sur les méthodes de nos voisins européens, notamment l’Italie et son « colloquio », un grand oral obligatoire et présenté devant un jury à la fin des études secondaires. Le futur grand oral durera 20 minutes, avec un temps de présentation et un temps d’interaction.

L’oral face à l’écrit

Stèle du Code d'Hammurabi

À tort ou à raison, l'histoire des civilisations a jugé celles-ci sur leur capacité à évoluer de l'oral à l’écrit, à travers notamment la diffusion de leurs lois. La stèle du Code de Hammurabi, gravée vers 1750 av. J.-C., fait référence en la matière. L'écriture s’était révélée être un tournant fondamental, faisant passer d'une société dite « barbare » à une société « civilisée ».

Mais faut-il pour autant opposer écrit et oral ? Pour Bertrand Périer, « les épreuves du bac ne sont aujourd’hui rien d'autre qu'une oralisation de l'écrit. On lit quelque chose que l'on a écrit alors que l'oral est une singularité, une improvisation. C'est un moment de parole entre un orateur et un public. » Ces deux vecteurs de communication mériteraient d’être dissociés plutôt qu’opposés.

Doit-on alors, durant un oral, privilégier la forme au fond ? Pour Cyril Delhay, « c'est une erreur d'opposer les deux », rappelant Victor Hugo pour qui « la forme, c'est le fond qui remonte à la surface ». Pour le ministre, les deux seront jugés lors du grand oral, de façon égale.

Quel enseignement pour l'art oratoire ?

Agathe Chapalain, explicitant les méthodes d’ADAO, décortique l'enseignement ainsi : « Le contenu peut être divisé en trois catégories : le verbal (les mots, le sens des mots...), le para-verbal (la voix, l'intonation...) et le non-verbal (l'expression du corps, le regard...). Et l'on se rend compte à quel point le non-verbal est fondamental. Au-delà, il faut que cette pratique soit ludique et demeure un plaisir. » Bertrand Périer se réjouit par ailleurs que la future épreuve du grand oral soit celle d’une « liberté de choisir un sujet » qui passionne l'orateur, démontrant par là-même l'importance de cette notion de plaisir.

Démocratiser la prise de parole : pourquoi et comment ?

« La parole est un marqueur social », rappelle Bertrand Périer, qui précise : « Dis-moi comment tu parles, je te dirai qui tu es. » L’enseignement de la prise de parole en public permet une meilleure insertion sociale, scolaire ou citoyenne. « Bien sûr que la prise de parole est inégalitaire. Mais les inégalités existent dans tous les domaines. C'est le rôle de l'école de compenser ces inégalités. Et cette réforme démontre que ce souci devient officiel et n'est plus laissé au cercle familial ou associatif. Une inégalité, ça se s'ignore pas, ça se traite », ajoute-t-il. Un constat partagé par Jean-Michel Blanquer : « La prise de parole est certes un marqueur social, mais il n'est ni indépassable ni absolu. » Il évoque notamment les expérimentations en cours dans diverses académies pour mettre en avant la pratique de la musique, du chant et du théâtre, ainsi que la formation des enseignants. Agathe Chapalain évoque l'inégalité entre les hommes et les femmes dans leur rapport à la parole : « Les femmes se brident, s'autocensurent. Et quand elles acquièrent une confiance dans la prise de parole, elles la transposent dans d'autres domaines de leur vie ». D’où l’importance de démocratiser l’apprentissage de la prise de parole : pour Cyril Delhay, « elle est l'une des clés de l'égalité des chances car, plus que les autres disciplines, elle s'adresse à toutes les intelligences ». ●


Revoir la conférence dans son intégralité :

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