Auto-édition : tous écrivains ?
En moins de 10 ans, l’auto-édition a pris une place majeure dans l’économie du livre et bouleversé en profondeur le travail des maisons « traditionnelles ». Les auteurs ont-ils encore besoin d’éditeurs ? Émile a mené l'enquête et est allé à la rencontre d'écrivains qui pratiquent l'auto-édition pour en savoir plus.
Par Arthur Cerf (promo 16)
Il écrit et elle édite. Au moment de se lancer dans leur aventure littéraire, les époux Vandroux s’étaient choisi des pseudonymes sans prétention : Jacques et Jacqueline. Pour ces deux ingénieurs, tout a commencé par deux feuilles noircies de notes éparses, griffonnées dans un wagon de train, en 2003. Cinq ans plus tard, Jacques mettait le point final à son premier polar, un « pavé de cinq kilos » intitulé Les Pierres couchées. « On a commencé à se renseigner pour le faire éditer », explique Jacqueline. « Mais on a vu que c’était la croix et la bannière pour être publié, que les services de manuscrits ne répondaient pas, alors on n’a même pas tenté notre chance. »
Puis en 2012, Jacqueline entend parler de Kindle Direct Publishing (KDP), la plateforme d’auto-édition du groupe Amazon, et décide de ressortir le manuscrit. Les Vandroux tentent alors leur chance et éditent Les Pierres couchées, « pour s’amuser ». À leur grande surprise, au bout de quelques semaines, le livre se hisse au sommet du classement des 100 meilleures ventes. « Les gens aimaient l’histoire, mais ils trouvaient qu’il y avait beaucoup de fautes d’orthographe », se souvient Jacqueline. « Pour les suivants, on a fait appel à deux relecteurs professionnels. » Les thrillers s’enchaînent : Au cœur du solstice, Projet Anastasis, Le Sceau des sorcières. Les Vandroux fidélisent une communauté de lecteurs à mesure que leur affaire se professionnalise. Ils revendiquent aujourd’hui près de 420 000 ventes numériques.
La manne Amazon
En France, Jacques et Jacqueline sont des pionniers. Selon une étude de la Bibliothèque nationale de France, le nombre de titres auto-édités ayant donné lieu à un dépôt légal a triplé entre 2005 et 2015. En une dizaine d’années, l’auto-édition a pris une place majeure dans la chaîne du livre et elle attire aujourd’hui de plus en plus d’auteurs. Des plumes échauffées par le destin d’E.L. James, l’auteur de Cinquante Nuances de Grey, ou celui d’Agnès Martin-Lugand, auteur du best-seller Les gens heureux lisent et boivent du café, autopublié sur Amazon, en 2012. « Certains veulent garder le contrôle total sur leur œuvre, d’autres sont motivés par le lectorat potentiel que représente Amazon, d’autres encore n’ont pas osé proposer leurs manuscrits à des éditeurs, ou ont essuyé des refus », précise Ainara Ipas, responsable de KDP à Amazon France.
L’année dernière, l’écrivain Marco Koskas décide de publier sur la plateforme son texte Bande de Français, refusé partout ; il s’attire les foudres des libraires quand le livre est annoncé dans la liste du prix Renaudot. Pour Pierre Dutilleul, directeur du Syndicat national de l’édition, l’arrivée d’un ouvrage auto-édité dans le temple sacré de la rentrée littéraire n’a rien d’anecdotique. « Il y a 20 ans, Stephen King avait tenté cette aventure en solitaire et essuyé un échec cuisant », s’amuse-t-il. « Aujourd’hui, l’auto-édition est un phénomène de société que l’édition ne peut pas ignorer. »
Après avoir essuyé plusieurs refus de la part des « grandes maisons », Serge Farnel a décidé de présenter son roman, Ouverture en lamineur, à un concours littéraire organisé par Amazon. Ce jour-là, il est colauréat. Son livre sera mis en avant sur la plateforme. Le professeur de sciences physiques arrête d’envoyer son manuscrit, planche sur une couverture et publie son premier ouvrage numérique. « Il commençait à bien marcher sur Amazon, puis Fayard m’a contacté », raconte aujourd’hui l’auteur. « J’étais méfiant, je me disais que c’était un coup marketing parce que j’avais remporté le prix, qu’ils voulaient juste profiter de ma visibilité. Mais quand j’ai rencontré l’éditrice, elle connaissait toute l’histoire et tous les personnages ; ils voulaient vraiment me publier. »
Les époux Vandroux, eux aussi, ont signé un contrat avec Robert Laffont. « Quand on a commencé, les auteurs auto-édités étaient inconnus et méprisés par le monde de la “vraie” littérature », décrit Jacqueline. Mais les choses ont changé. L’auto-édition semble être devenue le vivier de talents des éditeurs. « Il y a cinq ans, on était très sceptiques, on a vu arriver plein de romans à 1,99 euro, on avait peur et on considérait l’auto-édition avant tout comme un concurrent », se souvient Aurore Mennella, directrice du développement chez Michel Lafon. « On pense désormais que ce sont deux environnements complémentaires et que l’auto-édition est un magma dans lequel il y a quelques pépites. Notre boulot est de les trouver et de les éditer. » Certains éditeurs sont donc chargés d’écumer le top des ventes Amazon et d’éplucher les commentaires, à la recherche de la perle rare.
La grogne des auteurs
Pour les accompagner dans cette ruée vers l’or, de nouvelles maisons d’édition comme JePublie, Bookelis ou Librinova jouent le rôle d’entremetteuses. Librinova fonctionne comme une plateforme de dépôt de manuscrit : au-delà de 1 000 exemplaires vendus, elle se transforme en agent de ses auteurs auto-édités et démarche son répertoire d’éditeurs traditionnels. « L’auto-édition restera un relais de croissance et un outil de détection de talents dans les années à venir », analyse Charlotte Allibert, fondatrice de Librinova, qui a eu l’idée de sa plateforme en voyant les manuscrits s’amonceler sur son bureau d’éditrice. « L’auto-édition ne fera pas disparaître l’édition, mais elle oblige les éditeurs à plus “cajoler” leurs auteurs et à montrer la valeur ajoutée d’un éditeur. »
Après son expérience dans l’auto-édition, Serge Farnel a été convaincu par son passage chez Fayard. « Je n’étais pas à l’aise sur la plateforme d’Amazon. Il en ressortait beaucoup de merchandising ; tout le monde veut comprendre l’algorithme pour être plus visible », explique-t-il. « Travailler avec un éditeur m’a permis de mieux structurer mon roman, de progresser et de me sentir plus légitime en tant qu’auteur. » Les époux Vandroux, eux, n’ont toujours pas décidé comment ils publieront leur prochain ouvrage. Sur Amazon, ils touchent 70 % sur les ventes contre 25 % sur le numérique en passant par une maison d’édition… et 8 % sur les ventes papier. « Il est important de souligner que les deux modèles ne peuvent pas être mis en concurrence, car ils sont très différents, et le plus souvent complémentaires », estime Ainara Ipas. « Outre la distribution, les éditeurs proposent aux auteurs un vrai service incluant la relecture et la promotion de leurs livres. Nous proposons aux auteurs un “self-service” dans lequel ils gèrent entièrement leur œuvre comme de véritables entrepreneurs. »
L’an dernier, le mouvement #PayeTonAuteur pointait du doigt les meilleures rémunérations des écrivains faisant appel à l’auto-édition. « Je pense que l’auto-édition va pousser la rémunération des auteurs à évoluer », prédit Aurore Mennella. « De mon côté, j’essaie toujours d’expliquer que l’édition traditionnelle fait travailler toute la chaîne du livre. Pas Amazon. » Certains libraires et éditeurs accusent le géant du web de concurrence déloyale. « Nous nous concentrons uniquement sur notre vocation, qui est d’offrir aux auteurs le meilleur service pour leur permettre de faire connaître leurs livres au plus grand nombre et au meilleur prix », répond Ainara Ipas. Pour l’heure, les époux Vandroux ont décidé d’être des auteurs « hybrides ». « On joue dans les deux cours, ça nous amuse », sourit Jacqueline qui, elle aussi, a écrit un livre (sous le nom de Jacques-Line Vandroux) : Grimpez vers le top 100 – Publiez sur Amazon ou ailleurs – Pour bien débuter dans l’auto-édition numérique. Un guide pratique qu’elle actualise régulièrement. Indisponible en librairie. ●