Émile Magazine

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Rétro : 1979, année charnière

La fenêtre de son bureau surplombe Sciences Po… Il n’y a pas meilleur poste d’observation. En avait-il besoin pour tout nous raconter ? Pas vraiment. Sciences Po est une maison qu’il connaît bien : David Colon y a été élève, puis enseignant après son agrégation d’histoire, avant de diriger le campus parisien, il y a quelques années. Il nous propose ici de remonter le temps pour nous faire découvrir un tournant humain et immobilier dans la vie de l’École libre des Sciences Politiques.

Par David Colon (promo 95), professeur agrégé d’histoire

Sciences Po, 1979, Bureau des inscriptions.


En 1979, Jacques Chapsal, qui dirige l’école depuis 1947, quitte son poste, contraint par la limite d’âge, et désigne son secrétaire général, Michel Gentot, conseiller d’État, pour lui succéder. Ce changement de directeur coïncide avec une profonde mutation immobilière. En effet, c’est à la rentrée 1979 que les élèves de Sciences Po découvrent les locaux du 56, rue des Saints-Pères, propriété de la FNSP depuis 1946, mais occupés jusqu’alors par l’ENA, qui a déménagé au 13, rue de l’Université. Le nouveau bâtiment accroît de 25 % la capacité d’accueil de l’école, qui y installe une quinzaine de salles de conférence, des bureaux et des laboratoires modernes de langue et d’audiovisuel.

L’installation rue des Saints-Pères des DEA, des DESS et de la Prep’ENA consacre pour 20 ans la répartition des trois cycles d’enseignement entre la rue de la Chaise (année préparatoire), la rue Saint-Guillaume (cycle du diplôme) et la rue des Saints-Pères (troisième cycle). Elle consacre en même temps la politique de recrutement d’enseignants titulaires (en science politique, sociologie, histoire et économie) entamée au début des années 1970 et confortée par les interventions de Jean-Claude Casanova, alors conseiller du Premier ministre Raymond Barre : Sciences Po compte alors 32 enseignants permanents (dont une seule femme, Aline Coutrot), qui représentent moins de 5 % du corps enseignant. Les enseignants vacataires, dont la rémunération a été fortement revalorisée en 1979, forment en effet l’essentiel du corps enseignant.

Jacques Chapsal en 1972.

Dans un article remarqué, publié en 1976, Pierre Bourdieu et Luc Boltanski considèrent que ce mode de recrutement « permet d’obtenir un corps enseignant dont la structure tend à reproduire la structure de la classe dominante, avec d’un côté les intellectuels (…) et de l’autre les hommes d’action ». De fait, en 1979, on trouve, parmi les titulaires d’un cours magistral, aussi bien Michel Aglietta, Hélène Carrère d’Encausse (qui publie cette année-là Lénine, la révolution et le pouvoir et Staline, l’ordre par la terreur), Maurice Duverger et Jean Fourastié que Claude Bébéar, Alain Duhamel ou Jean-Yves Haberer. Et font alors partie de la jeune garde des maîtres de conférences Jean Picq, Bernard Stirn, Jean-Louis Gergorin, Bernard Attali, Michel Camdessus, Michel Pébereau, ou encore Élisabeth Guigou.

En 1979, Nicolas Sarkozy fait son entrée à Sciences Po. Comme une majorité d’étudiants, il n’est pas issu de l’année préparatoire. En effet, les « admis directs », comme on les appelle, représentent 66 % des effectifs de deuxième année. Ils sont souvent suspectés de manquer d’attachement à Sciences Po, à tel point que Chapsal les qualifie d’« étudiants fantômes », aussi peu engagés que les « porteurs de billets gratuits au théâtre ». Le jugement est sans doute excessif, à en juger par l’investissement de beaucoup d’entre eux dans la vie associative et syndicale.

En 1979, l’UNEF revendique le redoublement de l’année préparatoire et l’obligation pour les enseignants de donner leurs cours à polycopier, mais aussi la fin des discriminations contre les étudiantes. Ces dernières – 33 % des effectifs –, sont également représentées par un mouvement féministe, le « groupe femmes de Sciences Po », qui se présente aux élections pour faire entendre ses revendications : le droit des femmes à disposer de leur corps, alors que le débat sur la prorogation de la loi Veil fait rage, la dénonciation des violences envers les femmes et le droit au travail. À droite, l’UED s’érige en alternative au « progressisme anti-élitiste » tandis que la « liste d’union royaliste » considère le roi d’Espagne comme le modèle à suivre. À la veille de la campagne présidentielle de 1981, la Péniche est donc en effervescence… ●