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Luis Martinez - "La démission de Bouteflika signifie avant tout la fin de ses réseaux de pouvoir et d’influence."

Cela fait maintenant deux mois que le pouvoir algérien est confronté à une contestation populaire inédite, près de dix ans après le Printemps arabe. Alors que le président Bouteflika a démissionné et qu’une nouvelle élection est prévue le 4 juillet 2019, une partie du peuple algérien continue à réclamer le départ des hommes du « système ». Luis Martinez, politologue spécialiste du Maghreb et chercheur au CERI de Sciences Po, décrypte pour Émile ce soulèvement historique et revient sur le rôle clé de l’armée dans l’appareil étatique algérien.

Propos recueillis par Anaïs Richard

Manifestation à Alger - 15 mars 2019 Crédits photo : Shutterstock/Saddek Hamlaoui


Alors que le peuple algérien n’était pas entré dans la dynamique du Printemps arabe, comment analysez-vous la récente montée en puissance des contestations populaires dans le pays ?

Luis Martinez : Trois facteurs principaux sont à prendre en compte. Le premier, c’est que l’inquiétude qui a suivi la « guerre civile » des années 1990 s’est estompée. La jeunesse d’aujourd’hui ne fait plus référence à cette période-là et aspire à autre chose. Deuxièmement, la forte instrumentalisation de la situation régionale pendant le Printemps arabe par les autorités s’est atténuée. L’ « effet peur » des guerres en Syrie ou en Lybie ne parvient plus à inhiber la société. Enfin, le troisième facteur important est que, pour l’Algérie, le Printemps arabe a été un surplus financier considérable. Les recettes pétrolières étant encore importantes à l’époque, le régime pouvait se permettre, comme l’Arabie saoudite, de dépenser des sommes conséquentes. À partir de 2014, avec l’effondrement du prix du baril de pétrole, l’Algérie est entrée dans une politique d’augmentation des taxes et de limitation des importations. Il y a globalement moins d’argent à redistribuer, ce qui entraîne un mécontentement social grandissant qui explose en 2019.

Comment expliquer le revirement de position de l’armée et du général Salah, pourtant fidèle soutien d’Abdelaziz Bouteflika ? La place de l’armée dans l’exercice du pouvoir va-t-elle évoluer selon vous ?

Il n’y a en fait pas réellement de revirement. L’armée a besoin de partenaires politiques, quels qu’ils soient. Après le FLN dans les années 80, c’est le partenariat avec Abdelaziz Bouteflika qui a prédominé à partir des années 2000. Comme le FLN dans le passé, Bouteflika n’a pas su se régénérer, se renouveler. Pour ne pas couler avec lui, l’armée le décapite donc et le laisse en pâture à la population. Dans les mois à venir, l’armée va chercher de nouveaux partenaires politiques. Cela lui permettra de remettre en œuvre une stratégie de « co-gouvernance » dans laquelle elle est le pilier de l’État, tandis que ses partenaires politiques ont accès à des ressources.

L’armée va rester aussi puissante au niveau organisationnel. Du point de vue institutionnel, c’est une armée qui est sensée obéir, de par la Constitution, au chef de l’État. Le chef d’État-major est nommé par le président. En théorie, l’armée est sous tutelle du pouvoir politique, mais dans les faits elle reste la seule organisation suffisamment forte et crédible pouvant « assumer » une sorte d’autorité sans représentation politique, réussissant là où les partis politiques échouent. Ces derniers sont fortement discrédités en Algérie. Les institutions telles que le Parlement ou la Cour des comptes ont également perdu leur crédibilité : l’armée reste une structure assez rassurante.

La démission du président algérien signe-t-elle pour autant l’arrêt de mort du « système Bouteflika » ?

La démission d’Abdelaziz Bouteflika signifie avant tout la fin de ses réseaux de pouvoir et d’influence. Le président du Forum des chefs d’entreprise Ali Haddad, très proche du président, a été aussitôt arrêté et mis en prison. Nous voyons également que ses deux frères ont été mis en résidence surveillée et que le secrétaire général de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens, seul syndicat reconnu par l’État) est soumis à des demandes de mise à la retraite anticipée. Nous pourrions multiplier les exemples : le président est tombé, d’autres tombent avec lui. La frustration de la population algérienne va être là. Le peuple comprend bien que ce démantèlement des réseaux du président n’a en aucun cas mis un terme à ce que lui-même qualifie de « système ». Nous avons une organisation politique et sécuritaire qui dépasse de très loin la seule place du président et de ses hommes.

Qui tient désormais les rênes du pouvoir ?

Il y a plusieurs groupes d’intérêt puissants en Algérie, l’armée en fait bien évidemment partie. Ce n’est pas seulement Salah, c’est toute une série d’individus, de comités, de secrétariats qui permettent à cette armée de rester cohérente et homogène. Il existe d’autres centres de décision majeurs du côté des partis politiques, notamment avec le RND. Son président Ahmed Ouyahia, proche de Bouteflika, contrôlait plus ou moins la bureaucratie. La gestion du pays ne se résume cependant pas à une armée dans sa caserne décidant de faire des lois et décrets. Il y a toute une série de personnels politiques et bureaucratiques qui étaient insérés dans les appareils de partis et qui avaient eux-aussi leur mot à dire. Vous avez enfin une société dont on ne parle pas suffisamment mais qui est fondamentale : la Sonatrach. Cette compagnie pétrolière assure 98% des revenus issus des exportations. C’est un enjeu clé qui n’apparaît que très rarement dans les manifestations. Elle constitue pourtant ce qu’on appelle un État dans l’État.

Quelles promesses de changement pourraient, selon vous, satisfaire le peuple algérien et faire cesser les manifestations ?

Je pense que les attentes sont exprimées dans les manifestations. Ce qui ressort c’est la volonté d’un État plus transparent et plus ouvert, c’est ce qui fait défaut en Algérie depuis l’indépendance. Deuxièmement, les manifestants demandent une meilleure représentation politique au sein des institutions. Ce n’est pas le cas aujourd’hui au vu des taux d’abstention que l’Algérie a connu ces vingt dernières années. La troisième attente, c’est une plus grande reconnaissance de la société, de sa jeunesse, de sa diversité. Un sentiment de rejet a prévalu ces dernières années.

Tout cela se traduit dans des slogans qui n’ont pas réellement de sens comme « le système dégage ! ». Évincer le système nécessiterait un renversement de l’armée, or je doute qu’il y ait aujourd’hui en Algérie des manifestants avec des projets de ce type. Ainsi, nous assistons à la mise en œuvre d’une sorte de négociation entre ces manifestants, issus du mouvement citoyen, et cette armée, qui doit trouver des compromis pour que les uns et les autres arrivent à trouver leur place dans le futur État. La négociation suppose des représentants. C’est toute la difficulté que nous avons aujourd’hui en Algérie : les partis politiques sont discrédités, les partis d’opposition ne sont pas suffisamment légitimes et les mouvements citoyens sont importants dans la rue mais doivent faire leurs preuves pour pouvoir être capables de porter une transition politique avec l’armée.

Des changements concrets sont-ils possibles sans cette représentation au niveau des mouvements citoyens ?

Il y a déjà des changements concrets dans le démantèlement du réseau Bouteflika. C’est une première victoire très importante pour les manifestants. Dans le futur, il faut s’attendre à des avancées combinées à beaucoup de frustration et de mécontentement. Le peuple algérien ne peut pas avoir les mêmes attentes qu’en Tunisie par exemple. Comme le disent déjà certains représentants des mouvements citoyens, si nous arrivons à avoir une élection présidentielle correctement organisée dans trois mois, ce sera déjà une avancée immense par rapport à vingt années d’élections présidentielles truquées. Tout est relatif par rapport à ce que l’on vit. ●