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Julia Cagé - La démocratie est-elle devenue l’otage de l’argent privé ?

Spécialiste d’économie politique et d’histoire économique, Julia Cagé est professeur d’économie à Sciences Po. Elle a publié, en 2018, l’ouvrage Le Prix de la démocratie. En analysant le système de financement des partis et des campagnes électorales, elle montre comment notre système politique semble capturé par le poids de l’argent privé. Constat alarmant et propositions de réforme sont au programme de cet entretien.

Propos recueillis par Maïna Marjany et Lucile Pascanet

Julia Cagé (Crédits photo : Baltel/Sipa/Fayard

Dans votre livre, vous expliquez que la mise en place d’un financement privé de la vie politique aboutit à des crises, et vous citez deux exemples : l’Italie et les États-Unis. Quelles sont les similitudes entre ces deux pays  ?

Ils ont, dans un premier temps, mis en place un système relativement complet de financement public de leur démocratie : entre 1971 et 1974 pour les États-Unis et en 1974 pour l’Italie. Ce système s’est ensuite effondré pour être remplacé par le financement privé. En 2016, les Américains élisent Donald Trump, tandis qu’en 2018 les Italiens portent au pouvoir la Ligue et le Mouvement 5 Étoiles. L’effondrement du système de financement public est l’une des causes de l’élection d’un président comme Trump, parce que cette dérégulation-là a donné un poids massif à l’argent privé, mais c’est aussi symptomatique de pays qui sont en crise de la représentation. Les citoyens ne font plus confiance aux partis traditionnels et les discours du type «  on ne va pas utiliser l’argent de nos impôts pour financer la politique  » l’emportent. Je ne dis pas que l’Italie et les États-Unis sont pareils, puisque cette situation est l’aboutissement de deux processus différents. En Italie, le financement public a été attaqué à répétition depuis les années 1990. Le Mouvement 5 Étoiles a fait de la fin du financement public de la politique italienne son fer de lance de campagne, et ils ont gagné.

Aux États-Unis, le premier candidat à avoir mis un grain de sable dans la machine du financement public est Barack Obama…

En effet. Le système de financement public américain établi en 1974 disait en substance aux candidats aux primaires et à l’élection générale pour la présidentielle : on vous rembourse la totalité de vos dépenses de campagne à condition de respecter le plafond fixé ; si vous voulez dépenser plus et recevoir des dons privés, c’est possible, mais vous n’aurez pas de financement public. C’est la possibilité du opt out. En regardant les données de 1974 à 2004, on constate que tous les candidats dépensent dans les limites du plafond et sont donc remboursés. Ainsi, les dépenses sont assez égalitaires entre candidats. En 2008, Barack Obama est le premier à opt out. En 2012, les deux candidats le font pour les élections générales et en 2016, pour la première fois, tous les candidats le font non seulement pour les élections générales, mais aussi pour les primaires, parce qu’ils préfèrent dépenser plus d’argent privé et ne pas être contraints par le plafond de défense public. Le système français est différent, il n’est pas possible de dépasser le plafond. C’est justement le cœur de l’affaire Bygmalion, dans laquelle Nicolas Sarkozy est accusé d’avoir dépassé le plafond et, de facto, il se retrouve face à la justice. 

En France, on a le sentiment que notre système de plafond et de remboursement des frais de campagne est plus égalitaire. Pourtant, dans votre livre, vous expliquez que le financement de la vie politique est monopolisé par les plus riches. Comment en sommes-nous arrivés là  ?

Notre système de financement public est double, ce que l’on a tendance à oublier. D’un côté, il y a le financement direct des partis qui, pour schématiser, est fonction du nombre de voix que les candidats obtiennent aux législatives. De l’autre, il y a le financement public indirect qui correspond aux réductions fiscales liées aux dons pour les partis politiques et les campagnes électorales. Pour mon livre, j’ai voulu regarder qui donne aux partis et combien. J’ai pu avoir accès à toutes les données fiscales françaises qui permettent de savoir, de manière totalement anonyme, où le contribuable se trouve dans la distribution de revenus et combien il donne chaque année aux partis politiques. Ce qui apparaît très clairement, c’est que les dons aux partis politiques sont un phénomène de classe. En moyenne, chaque année, 0,79 % des foyers fiscaux font un don à un parti politique. En revanche, parmi les 0,01 % des ménages aux revenus les plus élevés, le pourcentage s’élève à 10 %. Quant au montant des dons, la différence est également frappante : la moyenne est de 120 euros, mais elle atteint 5 245 euros pour les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés.

Il existe des plafonds de dons : 7 500 euros pour un parti politique et 4 500 euros pour une campagne. Certaines personnes estiment qu’il ne peut pas y avoir de dérive, car ce ne sont pas des sommes très élevées. Sauf que 7 500 euros, c’est une somme très élevée pour une partie de la population : cela représente la moitié du salaire annuel total de quelqu’un qui gagne le Smic. De plus, ce sont des plafonds annuels. Ainsi, prenons l’exemple de la présidentielle 2017 : vous pouviez donner 7 500 euros à un parti en 2016 et à nouveau en 2017, puis 4 500 euros pour la campagne de la présidentielle et 4 500 pour celle des législatives. Cela fait 24 000 euros par individu. Dans un couple, cela peut monter à 48 000 euros.

De plus, la réduction fiscale ne bénéficie qu’aux plus riches. Si vous donnez 7 500 euros à un parti politique, vous bénéficiez de 5 000 euros de réductions fiscales, soit 5 000 euros pris en charge par l’État et donc payés par l’ensemble des contribuables. Si vous faites partie des 50 % les plus modestes, vous n’aurez déjà pas 7 500 euros à donner, mais disons que vous donnez 300 euros –  un sacrifice important au vu de vos revenus  – vous paierez plein pot puisque vous n’êtes pas imposable au titre de l’impôt sur le revenu. Ainsi, votre don à un parti est pris en charge aux deux tiers par l’État uniquement quand vous êtes riche. De fait, on subventionne les préférences politiques des personnes aux revenus les plus élevés.

Vous avez établi le « prix d’une voix » à 32 euros. Comment en êtes-vous arrivée à ce chiffre ?

Je me suis lancée dans un long travail de recherche il y a quelques années, avec une chercheuse de l’École d’économie de Paris qui s’appelle Yasmine Bekkouche. On voulait estimer le prix d’une voix, c’est-à-dire l’efficacité des dépenses de campagne. La complexité étant d’estimer un effet causal et pas juste une corrélation. Un candidat très charismatique peut, par exemple, lever plein de fonds et pour la même raison obtenir beaucoup de voix, sans que sa campagne ait été particulièrement efficace. Pour étudier ce genre de phénomène de manière causale, il faut de la variation. Nous nous sommes donc intéressées aux élections locales plutôt qu’à la présidentielle (qui présente trop peu de candidats). Pour l’ensemble des législatives depuis 1993 et des municipales depuis 1995, nous avons regardé combien les candidats avaient dépensé, d’où venait l’argent et combien de voix ils avaient obtenu. Nous avons fait une analyse – toutes choses égales par ailleurs – pour essayer d’isoler l’effet propre d’un euro supplémentaire. Nous avons trouvé qu’en moyenne, un candidat qui dépense 32 euros de plus que ses concurrents obtient une voix supplémentaire. C’est une régularité statistique donc ça ne marche pas à tous les coups et ça ne signifie pas que l’argent explique 100 % du résultat électoral ; par exemple, la variation du taux de chômage localement aura potentiellement plus d’impact que les dépenses de campagne. Cependant, ce résultat montre que l’argent joue un rôle non négligeable dans une élection et que, finalement, ce n’est pas si cher d’obtenir une voix supplémentaire.

Selon vos observations, l’argent a-t-il un rôle plus important dans une élection locale que nationale ?

Dans une élection nationale, les gros partis dépensent tous autour de 10 millions d’euros, les variations entre les candidats sont donc moins fortes que dans des élections locales. Par ailleurs, même s’il y a un remboursement des dépenses a posteriori, il faut avancer l’argent.

Pour les présidentielles, les gros candidats font soit un prêt à titre personnel garanti par le parti, soit ils obtiennent un prêt de la part du parti. Pour une élection municipale, c’est plus compliqué car souvent les partis investissent moins localement et un certain nombre de candidats se présentent de façon indépendante. La capacité à obtenir un prêt auprès d’une banque va donc opérer une sélection très importante et influer sur la sociologie des candidats. Si vous êtes avocat, chef d’entreprise ou médecin, une banque vous prêtera facilement 20 000 euros. Si vous êtes caissière de supermarché et que vous dites à votre banquier : « Je me présente aux municipales, je vais avoir le droit au remboursement, prêtez-moi 20 000 euros  », il y a peu de chances qu’il accepte.

Vous affirmiez dans une interview aux Inrockuptibles : « On a laissé la démocratie être corrompue par le poids de l’argent privé »

On a, en effet, laissé se développer un système où l’argent prend de plus en plus de poids. Certains candidats, même ceux qui sont placés à gauche de l’échiquier politique, font campagne auprès des patrons d’entreprise et de tous ceux qui peuvent les financer, pour récolter de l’argent. Cela a ensuite un impact très fort sur les politiques qui sont menées. Je ne critique pas les individus à titre personnel, mais le fait qu’on a laissé l’argent privé prendre une place trop importante. Cela influence également le type de nouveaux partis qui émergent. Par exemple, les mouvements Nuit Debout et En Marche ! sont apparus à la même époque. En Marche ! (force politique plutôt conservatrice sur le plan économique) arrive à se maintenir parce qu’elle a accès au financement privé. Ce n’est pas le cas de Nuit Debout, dont les idées ne favorisent pas les dons privés.

Dans votre livre, vous dressez ce constat, mais vous faites également des propositions. Quelles sont-elles ?

Je propose de repenser dans son ensemble le système du financement public des partis politiques. La première mesure serait de supprimer les réductions fiscales associées aux dons, ce qui libère environ 63 millions d’euros par an. Les dons privés seraient toujours autorisés, mais plafonnés à 200 euros par individu et par an. Ensuite, il faudrait dépenser différemment les 66 millions d’euros de subventions directes des partis politiques qui sont aujourd’hui attribuées en fonction des résultats obtenus aux dernières élections législatives. Le système actuel entraîne un immobilisme du paysage politique : si un nouveau mouvement émerge entre deux élections législatives, il n’aura pas accès au financement public pour se présenter.

Pour moderniser et dynamiser le système, je propose la création de « bons pour l’égalité démocratique ». Les réductions fiscales actuelles et les subventions quinquennales seraient remplacées par un système de financement annuel, dans lequel chaque citoyen dispose d’un bon (de sept euros dans mon modèle) qu’il alloue au mouvement politique de son choix. Il peut s’agir du parti au pouvoir ou dans l’opposition, mais aussi de nouvelles forces ayant émergé entre deux élections. Si le bon n’est pas utilisé, l’argent sera alloué en fonction des résultats obtenus par les partis aux dernières élections législatives. Cela permet qu’il y ait quand même suffisamment d’argent public en circulation pour financer la démocratie. Et que chaque citoyen se retrouve à égalité face au financement des partis politiques.

 

Cet entretien est à retrouver dans son intégralité dans le numéro 16 d’Émile, à paraître fin juin 2019.