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Jean-Philippe Béja : "La rue est le droit de veto de la population à Hongkong"

Les dimanches 9 et 16 juin, Hongkong a connu ses plus importantes journées de manifestation depuis la rétrocession en 1997. Successivement, un puis deux millions de personnes sont descendues dans la rue pour s’opposer à un projet de loi permettant l’extradition vers la Chine continentale, Taiwan et Macao. Pour décrypter les enjeux de ces événements, Émile a rencontré Jean-Philippe Béja (promo 69), directeur de recherche émérite au CNRS et au CERI de Sciences Po, spécialiste de la vie politique en Chine et à Hongkong.  

Propos recueillis par Justine Le Rousseau et Anaïs Richard

Manifestation du 16 juin 2019 à Hongkong, qui a rassemblé deux millions de personnes dans les rues. (Crédits photo : Paul Wong/Shutterstock)


Le projet de loi en bref :

Porté par l’exécutif et sa chef pro-Pékin, Carrie Lam, le projet de loi contesté vise à créer une procédure d’extradition vers les pays avec lesquels Hongkong ne possède pas déjà d’accord d‘extradition. Les initiateurs du projet le justifient par la nécessité de combler un vide juridique, car aujourd’hui, de telles procédures n’existent que pour une vingtaine de pays, parmi lesquels ne figurent ni la Chine, ni Taïwan, ni Macao. Les détracteurs du projet craignent que celui-ci les expose sans protection à la justice chinoise, politisée. Selon eux, la Chine serait capable de réclamer l’extradition de toute personne se trouvant sur le territoire hongkongais.

Samedi 15 juin, la cheffe de l’exécutif a cédé face à la pression de la rue et suspendu son projet de loi, sans toutefois l’abandonner. Malgré cela, la manifestation du lendemain s’est tenue, réclamant l’abandon définitif du projet de loi et la démission de Carrie Lam.


Jean-Philippe Béja

Qu’implique concrètement le projet de loi sur l’extradition ?

Jusqu’à présent, il faut un vote du LegCo [le Conseil législatif de Hongkong, NDLR] pour extrader un résident de Hongkong. Selon ce projet de loi, on pourra extrader vers Taiwan, vers Macao, vers la Chine…

En février 2019, la cheffe de l’exécutif Carrie Lam utilise le prétexte du meurtre de la compagne d’un Hongkongais à Taïwan pour passer une législation sur les accords d’extradition. Mais les milieux d’affaire, pourtant pro-Pékin, finissent par comprendre qu’ils sont directement menacés par ce projet de loi : ils font beaucoup affaire avec la Chine, où on peut être accusé de corruption très arbitrairement. Les protestations ont progressivement monté, jusqu’au 9 juin, où un million de personnes sont descendues dans la rue.

Pourquoi la mobilisation est-elle aussi massive ?

Cette mobilisation est surtout le résultat d’un mécontentement accumulé depuis des années au sein de la population. En effet, depuis la révolte des parapluies en 2014, Hongkong a souffert de plusieurs restrictions de libertés qui n’ont pas suscité de réactions outre mesure. Le gouvernement chinois s’est alors dit que Hongkong est devenue une cité économique où le peuple se désintéresse de la politique. Or, les gens étaient en fait très en colère de l’alignement du gouvernement de Hongkong sur Pékin. Cette loi est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Toutefois, cette goutte d’eau est très symbolique. Ce n’est pas un hasard si ce projet de loi a été le déclencheur d’un mouvement aussi important : il touche au sujet de l’identité de Hongkong. La jeunesse hongkongaise affirme de plus en plus son identité, qui est très politique : elle est attachée au respect des libertés fondamentales, à la séparation des pouvoirs, et notamment à l’indépendance du judiciaire, car les Hongkongais sont très conscients qu’elle est essentielle dans la garantie des « deux systèmes ». Or, ce projet de loi remet en question cette indépendance.

Cette crise ne se résoudra pas avec la suspension, ni même le retrait, du projet de loi. Tout cela se traduira dans les urnes.

Y a-t-il une ingérence croissante de Pékin dans les affaires de Hongkong ?

Oui, c’est évident. Tout d’abord, à chaque fois qu’il se passe quelque chose à Hongkong, Pékin pointe du doigt les forces étrangères, et ce faisant, s’ingère dans les affaires hongkongaises… La Chine continentale fait de moins en moins confiance au gouvernement de Hongkong pour évaluer la situation : ils disent que « l’Occident et la CIA gouvernent Hongkong ». Le gouvernement est de plus en plus à la botte de Pékin.

En outre, le chef du gouvernement hongkongais est entièrement acquis à la Chine. En théorie il ne devrait pas, mais diriger l’exécutif à Hongkong est une position épouvantable. Vous devez défendre Hongkong face à Pékin, tout en étant nommé par Pékin. En l’occurrence, avec Carrie Lam, il n’y a besoin d’aucun moyen de pression : par exemple, avant la suspension du projet de loi, elle s’est rendue à Shenzhen où elle aurait rencontré Han Zheng, le membre du Comité permanent du Bureau politique chargé des affaires de Hong Kong et Macao. Ce n’est qu’ensuite qu’elle a annoncé son intention de suspendre le projet de loi. 

Pourquoi les mobilisations massives des Hongkongais sont-elles embarrassantes pour Pékin ?

Tout d’abord, ces énormes manifestations ont lieu à trois jours du G20, où les Chinois devaient essayer de s’arranger avec Trump dans un contexte de guerre commerciale. Mais Pékin ne veut pas non plus se montrer faible en faisant démissionner Carrie Lam, car cela reviendrait à reculer sous la pression de la rue. C’est un très mauvais exemple pour le reste de la Chine, où tout le monde sait ce qu’il se passe à Hongkong malgré la censure.

Par ailleurs, Pékin a besoin que Hongkong reste un territoire douanier autonome, en particulier en cas de guerre commerciale. Que Hongkong ait ses propres tarifs douaniers permet de contourner les blocus économiques, comme ça a été le cas pendant les années 1950. Supprimer l’autonomie de la ville et la faire sortir de l’OMC ne serait donc pas dans l’intérêt de Pékin.  Avec l’actuelle volonté de reprise du contrôle par le parti communiste, en Chine comme à Hongkong, la formule « un pays, deux systèmes » est très difficile à tenir. Pékin voudrait deux systèmes mais uniquement d’un point de vue économique, et non politique. Cela les met dans l’embarras, surtout au vu de la situation de tensions internationales dans laquelle ils se trouvent.

Pourquoi la population se mobilise autant à Hongkong ?

En raison de leur système indépendant : en Chine, les risques ne sont pas les mêmes. La dernière fois que les Chinois se sont mobilisés, c’était en 1989 et ça s’est fini avec les chars. À Hongkong, il faut bien reconnaître que les libertés fondamentales sont respectées. On a le droit d’y manifester, contrairement à la Chine où, durant la Révolution de Jasmin en 2011, quatre personnes se sont réunies et ont été arrêtées et torturées pendant des mois.

Cette forte dimension contestataire tient aussi au système politique. Alors que 60 % de la population vote démocrate, cela ne se reflète pas dans les institutions. Le chef de l’exécutif est nommé par un comité à la botte de Pékin, tandis qu’au LegCo, seuls 40 élus sur 70 sont issus du suffrage universel.

Comme il est impossible de bloquer les initiatives du gouvernement au LegCo, le seul moyen pour la population de se faire entendre est de descendre dans la rue. Je dirais presque que c’est le droit de veto de la population à Hongkong, et cela augmente de génération en génération. Selon les derniers sondages, seulement 2 % de la population se reconnaissent comme Chinois. Il y a, parmi la nouvelle génération hongkongaise, de moins en moins d’identification à la Chine, et de plus en plus de réticences. Cela concerne également les nouveaux immigrants, qui arrivent à Hongkong depuis la Chine continentale. Hongkong les transforme, ce que le Parti communiste chinois n’avait pas prévu.


Le contexte historique :

Depuis la rétrocession de Hongkong à la Chine le 1er juillet 1997, la population de l’ancienne colonie britannique s’est opposée à plusieurs reprises à la Chine continentale. Soucieux de préserver le « haut degré d’autonomie » de leur ville, les Hongkongais se sont plusieurs fois opposés au chef de leur gouvernement. Nommé par un comité aux ordres de Pékin, il est systématiquement favorable au gouvernement central.

En 2003, l’exécutif hongkongais tente de faire passer une loi visant à punir la subversion à l’encontre du gouvernement central chinois, mais finit par abandonner face à une manifestation de près de 500 000 personnes. En 2012, 100 000 Hongkongais se mobilisent et parviennent à empêcher l’introduction de cours « d’éducation patriotique » dans les écoles de la ville. En 2014, pendant la « révolution des parapluies », des centaines de milliers de manifestants descendent dans la rue pendant 79 jours. Ils s’opposent à la sélection des candidats au poste de chef du gouvernement par Pékin.

Malgré tout, les atteintes aux libertés fondamentales des Hongkongais se poursuivent. En 2015 et 2016, des éditeurs de livre et un homme d’affaire hongkongais critiques du parti disparaissent et réapparaissent en Chine. En 2017, quatre députés opposés à Pékin sont destitués du LegCo pour avoir mal prêté serment, ce qui sape la majorité de blocage des démocrates.