Bernard Émié : "Nous voulons diffuser en France l'indispensable culture du renseignement"
Aux manettes de la Direction générale de la sécurité extérieure, Bernard Émié, nommé en juin 2017 par le président Emmanuel Macron, a accepté de lever – en partie – le voile sur sa mission. L’ancien ambassadeur, qui a servi à Londres et dans plusieurs grandes capitales du monde arabo-musulman, développe, pour Émile, les motivations de cette communication « maîtrisée ».
Propos recueillis par Sandra Elouarghi, Muriel Foenkinos et Maïna Marjany
Pourquoi accepter aujourd’hui d’en dire plus sur le travail mené par vos services ?
La DGSE [Direction générale de la sécurité extérieure, NDLR] souhaite faire comprendre aux citoyens de quelle manière nous contribuons à leur sécurité et à celle de notre nation. Toutefois, la politique de communication du Service reste la suivante : « La DGSE ne confirme ni n’infirme ses opérations réelles ou supposées. » Contrairement aux autres services français de renseignement, nous sommes LE service secret, de par la nature clandestine de nos modes d’intervention.
Cela limite considérablement le champ de la communication, non ?
Nous revendiquons notre statut de service secret et devons donc protéger nos modes opératoires, nos capacités, nos modes d’action et nos sources ; ce qui veut dire que nous ne communiquons jamais, et ne communiquerons jamais sur nos opérations : c’est une ligne rouge infranchissable. Au fond, je dirais que la DGSE parle de ce qu’elle est, mais pas de ce qu’elle fait, ni de ce qu’elle sait : seules quelques personnes ont, au sein de l’appareil d’État, ce que l’on appelle le besoin de connaître ou le droit de connaître.
Quelques mots pour définir votre action…
Indépendance, souveraineté et rayonnement de notre pays : ce sont les buts que nous poursuivons. La DGSE est l’héritière des services secrets de la France libre du général de Gaulle. Notre ADN, c’est l’expérimentation d’actions clandestines au service du pays, de son indépendance et de sa souveraineté, sans faire appel à aucun système ou organisation venant de l’extérieur. La DGSE est perçue comme un démultiplicateur de la puissance de notre nation, un rôle important pour un coût finalement modéré. Et là, c’est aux contribuables que je m’adresse : nous fonctionnons avec un milliard d’euros, soit moins de 3 % du budget du ministre des Armées. Je dirais que le renseignement est un investissement rentable pour l’État et que c’est une fonction fondamentale dans un État de droit.
Vous agissez donc exclusivement sous le contrôle du ministère des Armées ?
La DGSE est organiquement sous son autorité, mais ses interlocuteurs sont aussi toutes les plus hautes autorités de l’État (Présidence de la République, Premier ministre, ministres des Affaires étrangères et de la Défense, de l’Intérieur, de l’Économie et des Finances). C’est un service civil attaché à l’autorité politique, une organisation quasi unique puisqu’elle relève d’un modèle intégré. Sous l’autorité du Directeur général de la DGSE, se trouve à la fois le renseignement humain (recruter des sources), le renseignement technique et le renseignement opérationnel (prolongement sur le terrain).
Justement, entrons au cœur de votre action afin d’en comprendre les enjeux et la finalité. Quelles sont les grandes missions de la DGSE ?
Une de nos missions premières, c’est le renseignement géopolitique. Alors que les diplomates rassemblent l’information ouverte – les autorités des autres pays nous transmettent le message qu’elles veulent nous servir –, la DGSE est là pour décrypter la réalité des positions des États. Deuxièmement, nous luttons contre toutes les formes de criminalité (immigration clandestine, drogue…) de concert avec le ministre de l’Intérieur. Troisième mission : la lutte contre la prolifération nucléaire, balistique, chimique. Notre quatrième mission, c’est le contre-espionnage. Les hommes politiques, les dirigeants d’entreprise, les hauts fonctionnaires constituent, par exemple, des cibles potentielles pour des pays qui veulent savoir ce qui se passe chez nous. Cinquième mission, la préservation de notre patrimoine économique, scientifique et technologique face aux ingérences étrangères et risques de prédation, car nous sommes entrés dans une ère de compétition économique violente. Il y a, enfin, la lutte antiterroriste, la grande priorité de la DGSE. Sur ce volet essentiel, sur lequel nos concitoyens jugent l’efficacité des services, la DGSE travaille à lutter contre la menace pesant sur nos intérêts ou ressortissants à l’étranger. Le Service exerce sa mission en étroite coordination avec les autres services de renseignement, et au premier rang avec la DGSI, chef de file dans le traitement des menaces visant le territoire national. Nous sommes un peu la défense de l’avant et la DGSI la défense arrière.
Concrètement, qui vous donne le cadre et les orientations de votre mission ?
Je reçois des ordres des plus hautes autorités. Ils viennent du Président de la République et du gouvernement, dans le cadre d’un plan d’orientation national du renseignement. Nous avons également un cadre législatif spécifique extrêmement strict, depuis la création de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR) par la loi du 9 octobre 2007, qui induit un contrôle parlementaire, ou encore avec les lois sur le renseignement du 24 juillet et du 30 novembre 2015, qui ont vu notamment la création de la CNCTR (Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement), organisme indépendant présidé par un conseiller d’État.
Est-il difficile de recruter de bons agents et quel est leur profil ?
J’ai besoin de recruter les meilleurs. C’est aussi pour cela que nous communiquons, parce que nous avons un fort taux de renouvellement de nos agents. Chaque année, je dois recruter entre 600 et 700 nouveaux collaborateurs et donc être sur LinkedIn, YouTube, etc. Notre site est d’ailleurs en rénovation, pour mieux répondre aux enjeux actuels. Il y a, au sein de notre maison, une grande diversité. C’est un service mixte qui emploie environ 6 700 personnes avec une proportion de 70 % de civils et 30 % de militaires. 25 % de nos employés sont des femmes ; ce n’est pas assez, mais on progresse. Parmi nos agents, on compte beaucoup de Sciences Po, des diplômés de l’université aussi (masters), l’Inalco (Langues O), énormément d’ingénieurs, des polytechniciens, des normaliens, des chercheurs, ainsi que les plus « capés » dans le domaine scientifique.
Comment pensez-vous que les citoyens perçoivent les services de renseignement et est-ce important pour vous ?
C’est un élément central. Le renseignement doit être une mission légitime et acceptée. C’est pour cela que nous acceptons ce paradoxe de communiquer, dans la limite de nos secrets opérationnels. On ne prétend pas avoir le monopole de la parole sur ce sujet, mais nous souhaitons nous faire entendre dans un monde dominé par le fantasme, qui biaise les perceptions. Nous voulons bien sûr obtenir l’attention et la confiance des décideurs, mais aussi répondre aux interrogations légitimes des citoyens, pour qu’ils sachent que l’argent public est bien utilisé dans ce domaine, les rassurer sur nos missions, casser des idées reçues et diffuser l’indispensable culture du renseignement. En France, il reste beaucoup à faire dans ce domaine.
Y a-t-il eu des événements déclencheurs de cette volonté de communiquer ?
Nous avançons sur ce chemin depuis des années, mais l’actualité récente a particulièrement contribué à mettre les projecteurs sur nos activités. L’image et la perception de nos services ont considérablement évolué, notamment via les œuvres de fiction. Prenons Les Patriotes, réalisé en 1994 par Éric Rochant : c’est un film de référence, utilisé dans des académies du renseignement pour former les agents au recrutement des sources .
Éric Rochant, justement, a aussi créé la série Le Bureau des légendes. Qu’a apporté Malotru, son héros, en termes d’image de la DGSE ?
Cette fiction est quelque chose d’important. Le premier contact s’est fait du temps de mon prédécesseur. Éric Rochant a eu l’idée de cette série, il a pris contact avec le chargé de communication de la DGSE – une fonction créée par mon ante-prédécesseur. Il y a eu une réflexion commune, nous avons passé une sorte de pacte moral en lui donnant l’autorisation d’utiliser notre logo, de filmer devant la DGSE et nos échanges lui ont peut-être donné quelques idées, même s’il faut souligner qu’il est le seul à décider en la matière. Mais c’est normal, c’est une œuvre de fiction. J’ajoute que cette série a eu un impact très positif sur les agents : une forme de reconnaissance après tant de caricatures – on pourrait mentionner OSS 117 ou la série des James Bond, qui n’ont rien à voir avec la réalité du travail des agents. Le Bureau des légendes a permis de mieux faire comprendre à l’entourage de nos agents, même si c’est une œuvre de fiction, ce qu’ils font au quotidien, alors qu’ils ne peuvent jamais parler de leur travail.
Hormis au travers de la fiction, comment communiquer efficacement sur vos métiers ?
Voici quelques exemples concrets : nous préparons une exposition avec la Cité des sciences sur l’espionnage. En 2016-2017, nous avons fait un partenariat avec le musée de l’Armée, pour l’exposition « Guerres secrètes », qui a rassemblé plus de 100 000 visiteurs. Nous organisons un concours de cryptanalyse auprès des collégiens et lycéens avec le ministère de l’Éducation nationale. Ça fait rêver les enfants et les adolescents, ils se disent : si je suis doué en maths, je peux devenir espion. Ce concours (Alkindi) a rassemblé, en 2018, 60 000 enfants d’une vingtaine d’académies.
Des actions ciblées sont-elles menées pour atteindre un public plus spécifique ?
Oui, nous intervenons dans différentes structures, avec notamment la création au sein de la DGSE d’un think tank assez discret, le cercle Interaxions. J’ai aussi donné dans le numéro de printemps de Politique Internationale une très grande interview. Et depuis 2015, notre service a répondu à 84 demandes de chercheurs à la déclassification de plus de 3 000 documents.
Quel bilan dressez-vous de cette politique de communication ?
Il est positif, tout d’abord en termes de notoriété. Je suis très attaché à ce que nos concitoyens sachent ce qu’est la DGSE et comprennent sa mission. Aujourd’hui, 77 % des Français ont entendu parler de la DGSE, contre 63 % en 2012. Ensuite, l’image de notre service est très positive : 90 % de ceux qui ont entendu parler de la DGSE en ont une image favorable. Elle est jugée efficace et nécessaire par la majorité des Français : 82 % des sondés font confiance à la DGSE pour assurer la sécurité du pays face aux menaces étrangères. Le caractère secret de ces activités est bien compris et accepté. Finalement, l’objectif de cette politique de communication est de nous faire connaître, reconnaître, apprécier, et également de recruter, de casser les tabous et aussi d’accroître, dans notre pays, la culture du renseignement.
Aller plus loin
Renseignement et sécurité, d’Olivier Chopin et Benjamin Oudet
(Éditions Armand Colin)
Pour prolonger la réflexion sur les services de renseignement initiée dans ces pages et mieux comprendre leur fonctionnement, Émile vous conseille la lecture de l’ouvrage Renseignement et sécurité, d’Olivier Chopin et Benjamin Oudet. Quelles sont les fonctions du renseignement et ses limites ? Quels sont les processus de décision ? Qui sont les agents et comment s’élabore l’analyse ? Comment les opérations spéciales sont-elles mises en œuvre ? Quels sont les enjeux éthiques du renseignement ? Découvrez, dans ce manuel, les réponses de deux experts des services secrets à ces différentes questions.
Olivier Chopin est docteur en science politique, chercheur associé à l’École des hautes études en sciences sociales et membre du Conseil d’administration de l’Association pour les études sur la guerre et la stratégie (AEGES). Il enseigne la sécurité internationale à Sciences Po et à l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne.
Benjamin Oudet prépare un doctorat en science politique à l’Université de Poitiers sur les coopérations internationales en matière de renseignement. Il anime la section Renseignement au sein de l’AEGES et assure, avec Olivier Chopin, le cours Strategic Intelligence au sein du Collège Universitaire de Sciences Po.