L'Europe des jeunes
Les dernières élections européennes ont été marquées par une mobilisation accrue des jeunes. De quelle Europe rêvent-ils ? Émile est allé à la rencontre de sept étudiants de Sciences Po aux parcours transfrontaliers. L’occasion de prendre du recul sur ce que signifie aujourd’hui être Européen. Entre espoirs et désillusions, la nouvelle génération prend la parole.
Rubrique réalisée par Anaïs Richard et Lucile Pascanet, étudiantes à Sciences Po
Marie Diehl
Française, première année du Bachelor
Te sens-tu européenne ?
Oui. Pas dans mon identité propre au quotidien, car je me considère française d’abord, mais plus dans ma manière de vivre au sein de l’UE. Ce statut d’Européenne est très concret pour moi : je voyage sans me poser de questions. À l’étranger, j’ai plus de facilité à parler aux Européens parce qu’on vit une réalité commune. En outre, pour avoir vécu en Asie dans un cadre culturel très différent, je ressens entre les Européens des convergences dans leurs modes de vie. Enfin, j’ai vécu plusieurs années en Allemagne et je pense que ça a renforcé mon sentiment d’être européenne.
Et qu’est-ce qu’être européen ?
C’est déjà avoir une forte histoire commune qui nous lie. Le contexte actuel d’une Europe divisée et controversée rend cependant cette définition plus difficile. Je crois qu’aujourd’hui le statut d’Européen est avant tout économique et monétaire, plus que politique. Selon moi, cela est préjudiciable à l’Europe car cette dimension économique ne permet pas la construction d’une identité commune aussi forte qu’on le souhaiterait.
L’Europe pour toi, c’est quoi ?
C’est un espace de liberté où je peux m’exprimer librement, voter librement, circuler librement, entreprendre librement : un espace où je suis à égalité avec mes concitoyens. Malheureusement, l’Europe est aussi un groupe se voulant uni autour de valeurs communes, mais qui est en réalité en proie à de fortes divisions internes et dont les structures sont déconnectées des peuples.
Quel est ton souvenir européen le plus marquant ?
Un souvenir très festif : une soirée en boîte de nuit en Espagne cet été. Avec mes amis, nous y avons rencontré des jeunes qui venaient de partout en Europe. Cela reflétait ce que peut être l’Europe : un vecteur de création de liens grâce à des connaissances partagées, comme les langues.
Quel serait ton « héros » européen ?
Mon héroïne européenne est Simone Veil, première présidente du Parlement européen (1979-1982). Au-delà de la lutte féministe qu’elle a menée et pour laquelle je l’admire énormément, son deuxième grand combat était celui de l’Europe. Ayant vécu les désastres de la non-entente européenne pendant la Seconde Guerre mondiale, elle savait ce qu’une Europe divisée pouvait provoquer. Ce qui nous paraît aujourd’hui une évidence – une Europe pacifique – ne l’a pas toujours été. Sa figure en est un rappel permanent.
Comment vois-tu l’Europe dans 10 ans ?
J’ai parfois peur qu’il n’y ait plus d’Europe dans 10 ans. L’UE du futur sera sûrement composée de moins d’États membres. J’ai l’espoir qu’elle se sera saisie politiquement de la question écologique, en cessant de suivre le diktat d’une recherche du profit incompatible avec la préservation de l’environnement.
Yves Bakker
Franco-Néerlandais, Master 1 Finance et Stratégie
Te sens-tu européen ?
Oui, en raison de l’environnement dans lequel j’ai grandi. J’ai vécu toute ma vie aux Pays-Bas. J’ai toujours été entouré de personnes venant des quatre coins du continent et j’ai eu la chance de rencontrer des fonctionnaires européens qui m’ont beaucoup appris sur l’Europe. J’ai aussi participé à de nombreuses conférences aux Pays-Bas et ailleurs. L’Europe a souvent été au cœur de mon éducation.
Et qu’est-ce qu’être européen ?
C’est la possibilité de voyager librement, de partager des cultures différentes de la sienne, de parler plusieurs langues, de rencontrer des Européens autour d’événements sportifs…
L’Europe pour toi, c’est quoi ?
C’est avant tout un espace d’échanges, tant économiques que politiques, culturels, sportifs, idéologiques, linguistiques, etc. Ces rencontres permettent de mieux comprendre le monde et les défis auxquels nous faisons face.
Quel est ton souvenir européen le plus marquant ?
Certainement celui des Jeux de l’Europe. C’est une compétition sportive entre mon lycée et plusieurs écoles des Pays-Bas, d’Allemagne et du Luxembourg, où se tenait le tournoi‚ a représenté un bel événement avec des rencontres et des expériences qui n’auraient pas été possibles sans l’esprit fédérateur de l’Europe.
Quel serait ton « héros » européen ?
Guy Verhofstadt, président du groupe ADLE au Parlement européen, est selon moi un homme politique qu’on pourrait qualifier de « héros européen ». Il se démarque notamment par son combat sans relâche pour une Europe plus forte, plus démocratique et plus unie.
Comment vois-tu l’Europe dans 10 ans ?
Je la vois encore plus désunie qu’aujourd’hui, notamment autour des questions de l’immigration et des frontières, de l’extrême droite, de l’environnement (la politique énergétique de l’Europe en particulier), avec la possibilité de mouvements comparables au Brexit.
Asta Kjærgaard
Danoise, Master 1 Governing the large metropolis
Te sens-tu européenne ?
Ça dépend de la situation dans laquelle je me trouve. Lorsque je suis hors d’Europe, je suis européenne. Quand je suis hors de Scandinavie, je suis scandinave. Quand je suis hors du Danemark, je suis danoise et quand je suis hors de Copenhague, je viens de Copenhague… Je pense donc que je répondrais par l’affirmative, avec des réserves.
Et qu’est-ce qu’être européen ?
Je pense que nous partageons des valeurs. Mais honnêtement, il est difficile pour moi de répondre à cette question, parce qu’il me semble que l’Europe est très polarisée en ce moment. Je crois cependant que c’est aussi pour cela que nous avons besoin de ces valeurs partagées.
L’Europe pour toi, c’est quoi ?
J’aimerais pouvoir dire inclusion et tolérance, mais ça me paraît compliqué de pouvoir l’affirmer dans le contexte actuel.
Quel est ton souvenir européen le plus marquant ?
Réponse plutôt basique sans doute, mais j’étais à Londres lorsque les Britanniques ont fait le choix du vote « Leave », et ont décidé de dire « oui » au Brexit. J’ai été profondément choquée par ce relent anti-européen.
Quel serait ton « héros » européen ?
Sur cette question, je représente le Danemark ! Margrethe Vestager est une vraie héroïne européenne. C’est la Commissaire européenne de la concurrence depuis 2014.
Comment vois-tu l’Europe dans 10 ans ?
J’espère connaître une Europe qui a la possibilité de voir plus loin que la seule aire géographique européenne.
Paul Barbarin
Français, troisième année, double diplôme avec University College London
Te sens-tu européen ?
Je me sens plus européen en tant qu’habitant d’un pays d’Europe que citoyen de l’Union européenne. J’ai toujours ressenti un décalage ainsi qu’un manque d’intérêt personnel envers les institutions européennes. Je dois également reconnaître que je ne suis pas suffisamment concerné par l’actualité européenne au sens large. Je dirais donc que je me sens européen, mais pas pleinement.
Et qu’est-ce qu’être européen ?
À mes yeux, c’est voir l’Europe comme précédant le pays d’appartenance.
L’Europe pour toi, c’est quoi ?
J’ai l’impression qu’il y a deux Europe. D’un côté, l’Europe comme projet économique et politique, sûrement trop peu social. De l’autre, l’Europe géographique, historique, culturelle et surtout humaine qui, à mes yeux, passe trop souvent au second plan. L’Europe pour moi, c’est avant tout une union d’individus transcendant les frontières sur laquelle devrait s’implanter un projet politique, et non l’inverse.
Quel est ton souvenir européen le plus marquant ?
Pour avoir vécu l’actualité et les débats depuis le Royaume-Uni, je dirais le Brexit. On peut voir aujourd’hui que la relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, historiquement conflictuelle, s’avère bien plus complexe qu’un simple vote pour ou contre.
Quel serait ton « héros » européen ?
Pour m’être intéressé à la question d’une Europe sociale, je dirais Jürgen Habermas, qui se positionne en faveur d’une solidarité européenne. Si aujourd’hui, un Français n’est pas prêt à soutenir un Bulgare ou un Croate, c’est que le projet européen ne fonctionne pas bien. En ce sens, comme l’explique Habermas, le développement d’une Europe sociale se pose en rempart de la crise actuelle de l’Union européenne.
Comment vois-tu l’Europe dans 10 ans ?
Je pense que l’Europe a encore de beaux jours devant elle, mais que cela requiert de la repenser et de la positionner avant tout dans le cadre d’un projet humain. J’ai la conviction qu’un système de protection sociale européen pourrait être un pilier clé de ce renouveau.
Maria Popczyk
Franco-Polonaise, Master 1 International public management, présidente des Jeunes Européens
Sciences Po
Te sens-tu européenne ?
Je me sens à la fois française, polonaise, un peu italienne… Je préfère donc me définir comme européenne !
Et qu’est-ce qu’être européen ?
C’est tout d’abord comprendre qu’au-delà de notre commune, notre région, notre pays, on doit beaucoup à l’Union européenne, notamment la rénovation de certaines routes, écoles ou lieux de culture. Notre identité est déjà plurielle et le sentiment européen vient simplement l’étendre.
C’est aussi concevoir la diversité non pas comme un danger, mais comme une richesse, tout en gardant un regard critique sur les décideurs européens, comme nous le faisons au sein de l’association des Jeunes Européens.
L’Europe pour toi, c’est quoi ?
Le vrai avantage que j’en tire, c’est la liberté de circulation : de la maternelle jusqu’au bac, j’ai alterné un mois en Pologne et un mois en France. Cela rend possible la création d’amitiés au-delà des frontières. L’Europe permet de réaliser des projets reliant les citoyens de différents pays, même à distance. C’est le cas du webzine Le Taurillon avec lequel je travaille depuis quelques années. Il existe en sept langues et c’est une véritable plateforme d’échange sur les sujets européens. L’Europe, c’est aussi un réseau d’idées.
Quel est ton souvenir européen le plus marquant ?
Mes deux séjours à Ventotene, en Italie. Il s’agit d’un endroit symbolique pour la construction européenne, car c’est là-bas qu’Altiero Spinelli a rédigé son manifeste pour une Europe libre et unie (1941), dans lequel il décrivait sa vision de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. J’y ai suivi un séminaire sur sa pensée et le fédéralisme européen avec 150 jeunes venus de toute l’Europe : une expérience formidable ! Lors de mon deuxième voyage, j’étais tutrice de lycéens. Cette fois-ci, c’était à mon tour de transmettre. Le dernier jour, j’ai pu dire un mot de conclusion en italien. Les organisateurs m’ont dit m’avoir choisie car « j’incarnais l’Europe » – ça m’a marquée.
Quel serait ton « héros » européen ?
Une héroïne : Simone Veil. Elle m’inspire par son engagement courageux pour les droits des femmes et l’IVG. C’est également une femme d’État qui a eu un parcours professionnel impressionnant, à une époque où seule une minorité de Françaises travaillait. Elle incarne parfaitement la raison de la construction européenne : témoin de la Shoah et donc consciente de la vraie valeur de la paix, elle a prôné, tout au long de sa carrière, le rapprochement des peuples européens.
Joachim Imad
Français, césure Master International public management, président de l’association estudiantine Critique de la raison européenne
Te sens-tu européen ?
Cela dépend. Je ne suis pas européiste dans la mesure où je suis opposé à la manière dont l’Union européenne s’est construite. Il s’agit pour moi d’un projet qui souffrait dès le départ d’importants vices constitutifs. Je suis résolument patriote, mais cela ne m’empêche pas de me sentir européen.
Et qu’est-ce qu’être européen ?
Selon moi, cela exige de s’inscrire dans l’histoire millénaire de l’Europe. C’est vouloir défendre l’Europe comme lieu de dialogue d’influences, artistiques comme intellectuelles, et de traditions très diverses. L’Union européenne, et plus généralement la mondialisation néolibérale, tendent aujourd’hui à déconstruire cet héritage.
L’Europe pour toi, c’est quoi ?
C’est une civilisation qui nous vient du fond des âges. Ses racines remontent à L’Iliade et L’Odyssée, des textes qui jouent un rôle fondateur dans notre mémoire collective, tout comme le christianisme et l’humanisme ont eu une influence.
Quel est ton souvenir européen le plus marquant ?
La date du 29 mai 2005. Ce jour-là, les Français ont courageusement dit « non » au traité pour une constitution européenne. Le résultat de ce référendum a ensuite lâchement été trahi par la voie parlementaire via l’adoption du traité de Lisbonne. Cet exemple nous montre que la construction européenne se fait de manière anti-démocratique.
Quel serait ton « héros » européen ?
Le poète Lord Byron, dont l’œuvre littéraire est indissociable de son action politique. Sa lutte en faveur de la liberté du peuple grec lui a coûté la vie. Il fait partie de ces grands hommes qui montrent que l’exaltation de l’idée de nation et la défense de l’âme des peuples peuvent aussi permettre d’embrasser le monde dans sa richesse et sa diversité.
Comment vois-tu l’Europe dans 10 ans ?
Je pense que la construction européenne, si elle veut se poursuivre, devra rompre avec l’idéologie qui fonde l’Union européenne. Les peuples se révoltent partout en Europe et ces insurrections sont directement liées à la manière dont l’UE fonctionne et aux choix politiques qu’elle incarne. Tant que l’Union européenne n’aura pas disparu, la colère ne fera que s’intensifier.
Giovanni Volpe
Italien, Master 1 Droit économique
Te sens-tu européen ?
Oui et non. Quand je suis en France, je suis italien. En Italie, je suis un Italien à l’étranger. Aux États-Unis, je suis un Européen, né en Italie mais vivant en France… ça change en fonction du contexte !
Et qu’est-ce qu’être européen ?
C’est une identité parmi d’autres, qui se combine avec les différentes identités que chaque Européen possède, qu’elles soient nationale, régionale… Ce n’est qu’une « couche » qui peut être plus ou moins importante et prendre plus ou moins de place selon les individus et les contextes.
L’Europe pour toi, c’est quoi ?
C’est un continent avant tout et une volonté ensuite.
Quel est ton souvenir européen le plus marquant ?
La période où je travaillais à la délégation de l’Union européenne à Washington m’a marqué : cela m’a fait l’effet d’un îlot européen dans la capitale des États-Unis. J’avais le sentiment qu’entourés par les Américains, les Européens se sentaient plus unis entre eux.
Quel serait ton « héros » européen ?
Je citerais celui qui a dernièrement fait l’objet d’une querelle entre la France et l’Italie quant à son lieu d’origine : Leonardo da Vinci. Un « Italien » (l’Italie proprement dite n’existait pas à son époque), qu’il serait injuste de définir exclusivement comme tel.
Comment vois-tu l’Europe dans 10 ans ?
Plus intégrée, plus diverse et, je l’espère, plus démocratique.