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Arnaud Marion, l'urgentiste des entreprises

L’homme derrière le sauvetage in extremis de Vélib’, c’est lui. Arnaud Marion, manager de crise, s’est fait une spécialité de redresser des entreprises au bord du naufrage. Au cours de sa carrière, il a travaillé sur 285 dossiers et a dirigé, par intérim, 40 sociétés pour tenter de les remettre sur pied. Quelles sont ses méthodes ? Comment construit-il ses stratégies de sortie de crise ? Ses études à Sciences Po ont-elles joué un rôle fondateur dans cette étonnante carrière ? Arnaud Marion (promo 87) se livre à Émile.

Propos recueillis par Maïna Marjany et Justine Le Rousseau

Arnaud Marion

Pourquoi préférez-vous secourir des entreprises plutôt que d’en créer ?

Pour les mêmes raisons qu’il existe des médecins du Samu et des médecins généralistes ou spécialistes. J’aime l’urgence, l’émulation du danger, le fait de se sentir investi d’une mission de sauvetage, c’est éminemment excitant, tout en étant une remise en cause profonde, en raison des enjeux souvent humains qu’il faut gérer. Il y a quelque chose de noble à aider et sauver.

Ce sont à chaque fois des aventures humaines extraordinaires, même si elles se déroulent dans des contextes souvent dramatiques, avec des liens très forts entre des entreprises, des salariés et des territoires. Lorsque vous vous retrouvez au milieu de la Bretagne, obligé de faire des licenciements alors qu’à 30 kilomètres à la ronde il n’y a rien, c’est extrêmement difficile. Aussi bien les actionnaires que les salariés s’en remettent à vous pour trouver une solution. Le défi est de proposer la meilleure possible et qu’elle soit pérenne.

Je ne suis pas tenté par la création de ma propre entreprise car dans mon métier, chaque nouveau dossier est une aventure, qui réserve son lot de surprises, et souvent une refondation. Par exemple, j’avais prévu de rester quatre ou cinq mois sur le dossier Doux, et finalement j’y ai passé près de quatre ans.

Vous avez étudié à Sciences Po de 1984 à 1987. Quel a été l’impact de cette formation sur votre parcours ?

L’ADN de Sciences Po a toujours été la culture générale et l’ouverture. Cela m’a permis de travailler dans différents secteurs d’activité et de développer mon expertise sur 285 dossiers, parfois diamétralement opposés, de la salle Pleyel au Lido, en passant par la boulangerie industrielle, l’automobile, le design, les métiers d’art, l’habillement masculin ou encore le Vélib’. De plus, à Sciences Po, nous avons des expertises culturelles, économiques et juridiques aussi bien dans le secteur privé que public. Ça m’a été très utile lorsque je me suis retrouvé dans un environnement tel que Vélib’ : une entreprise privée qui agit sur un marché public.

La formation de Sciences Po est basée sur la méthodologie, la concision, la synthèse. Dans mon métier, où je dois gérer des crises, il faut que je « fasse l’éponge », en très peu de temps, ce que j’ai appris à faire à l’école. J’ai une journée environ pour faire le tour d’un dossier. Car il faut aller plus vite que la détérioration de la situation qui nous est confiée. Je dois ensuite être capable de catalyser toutes ces informations pour formuler une stratégie. Il faut savoir décider vite de façon juste et assumer de faire des choix, souvent inverses à ceux qui avaient été faits avant mon arrivée.

Comment choisissez-vous vos dossiers ?

Chaque année, je reçois entre 20 et 40 propositions et j’en choisis une à deux en moyenne. Mes clients me demandent souvent une exclusivité. Je ne prends donc jamais de dossier lorsque je ne suis pas disponible, et je ne sous-traite rien, c’est ma marque de fabrique. Et quand je suis disponible, je refuse les dossiers où l’on essaye de me mandater pour fermer des entreprises ou des sites industriels, car ce n’est pas mon travail – même s’il m’arrive de le faire dans le cadre d’une stratégie plus globale. Ma mission, c’est de construire au milieu du chaos et de la crise.

La nouvelle génération d Vélib’ Smovengo © Chabe01

Je choisis mes dossiers par rapport à des aspects totalement intellectuels et immatériels : en fonction du lien que j’ai avec l’actionnaire, de l’histoire de l’entreprise, de la complexité du dossier… Ce qui m’attire, c’est qu’on puisse penser qu’un dossier soit perdu d’avance. Quand j’ai accepté le dossier Vélib’, j’ai reçu une cinquantaine de messages me disant que j’étais fou d’y aller. Ce genre de choses a plutôt tendance à me motiver qu’à me repousser. J’aime également quand les dossiers mêlent des enjeux et des aspects différents – industriels, économiques, médiatiques, territoriaux ou encore politiques. Dans le dossier Doux, par exemple, je prônais un plan de continuation alors que le gouvernement de l’époque préférait le démantèlement. La situation était compliquée, mais en définitive, j’ai eu raison dans le contexte de l’époque. Il n’y a jamais de citadelle imprenable.

Selon vous, il n’y a donc pas d’entreprise impossible à sauver ?

En tout cas d’un point de vue théorique. Mais je ne suis pas magicien et dans la pratique, cela peut être plus complexe. Si une entreprise dépense quatre fois plus qu’elle ne gagne, pour la sauver, cela relève du mécénat. Il arrive également que des entreprises soient défendues avec acharnement par les pouvoirs publics au nom de la sauvegarde d’un patrimoine industriel ou du symbole. Mais, dans un environnement concurrentiel international, si vous produisez, par exemple, un acier trois fois plus cher qu’en Chine, c’est difficilement tenable. Dans de tels cas, il faut malheureusement être réaliste.

Regrettez-vous la gestion de certains dossiers, comme les pianos Pleyel qui ne sont désormais plus produits en France ?

Je me suis toujours refusé à être responsable des entreprises après mon départ, encore moins à juger la stratégie de mes successeurs. Les pianos Pleyel ont été repris et continuent leur chemin de leur côté, différent de celui que j’avais mis en place.

L’histoire des entreprises sur le long terme est déterminée par le lien entre un actionnaire et un directeur général. Je m’emploie à déterminer une nouvelle stratégie, mais je ne suis là que comme un stratège urgentiste. Je fais en sorte que le patient puisse d’abord survivre, puis vivre en lui donnant des remèdes, mais c’est ensuite à mes successeurs de poursuivre l’impulsion donnée et de s’adapter aux nouvelles situations.

Quand vous arrivez dans une entreprise, quelle est votre méthodologie pour gérer la crise ?

D’abord, l’écoute. Je fais des entretiens individuels : le but est de rencontrer tous les protagonistes le plus rapidement possible. Chacun détient une part de vérité, même si j’écoute tout le monde, dans la pratique je ne crois personne ! À la fin de la journée, j’ai une première impression de la nature du problème. Souvent, quand vous arrivez dans une société, il y a le bon constat d’un échec, mais les dirigeants sont incapables d’en trouver la source. L’objectivité est souvent une convention, dans le monde de l’entreprise. Ce qui m’intéresse c’est que les gens soient subjectifs, qu’ils soient créatifs, qu’ils disent ce qu’ils pensent au fond d’eux, même si ça leur paraît idiot.

Les ouvriers, par exemple, ont une vérité ingénue, qui n’est pas pervertie par des considérations de management technique, historique ou budgétaire. Mon rôle est de transformer ce que me disent les collaborateurs en une analyse pertinente pour en faire une stratégie.

Ensuite, il faut de la transparence : expliquer ce que vous faites, quelles sont vos étapes, où vous allez. Il faut mettre les chefs d’entreprise et l’ensemble du comité d’entreprise dans la vision de ce que vous allez déployer.

Enfin, il faut donner de la méthode à tous ceux qui vous entourent, c’est souvent ce qui manque. Dans le cas de Vélib’, par exemple, au début de la crise, j’ai pris la décision de mettre en place un rendez-vous de 15 minutes, tous les jours à 13h45. L’objectif était de se fixer, en équipe des quickwins [gains rapides, NDLR], c’est-à-dire des améliorations que l’on peut réaliser rapidement sur certains points, qui sont visibles pour les utilisateurs. Ces réunions sont très mobilisatrices car elles permettent à différentes couches hiérarchiques de se sentir impliquées dans un projet. Pour le dossier Vélib’, c’est avec l’équipe qui était jusqu’alors dans une spirale d’échec que nous avons réussi à retourner la situation, en nous fixant des objectifs progressifs.

Les Vélib’ de couleur bleue sont des Vélos à assistance électrique (VAE), © Smovengo

Le dossier Vélib’/Smovengo comporte une dimension politique très importante. Cela a-t-il changé votre approche ?

Quand un dossier est politique, le chef d’entreprise doit adopter un point de vue neutre. Je n’ai reçu aucune pression de la majorité ou de l’opposition concernant Smovengo. En revanche, la difficulté, c’est que l’opposition peut prendre l’entreprise en otage dans une bataille politique. Je dois combattre cela en restant en contact avec toutes les parties. On ne peut pas dire « si on est contre Anne Hidalgo, on est contre Vélib’» : c’est ridicule ! Vélib’ est un service public très populaire auprès des utilisateurs. Deux millions trois cent mille trajets ont été effectués au cours du mois de juillet 2019, dont un million en vélo électrique, ce qui est un double record mondial ! C’est bien la preuve qu’il s’agit d’un moyen de mobilité avant tout. Ce n’est ni de gauche ni de droite, ça ne relève ni d’Anne Hidalgo ni de son opposition.

Dans ma carrière, j’ai dû travailler avec une quinzaine de ministres différents, de tous bords politiques. C’est important de traiter et de trouver des solutions avec eux dans l’intérêt général d’un territoire, d’un secteur, d’une entreprise ou d’une filière, et bien sûr des salariés.

À votre arrivée en juin 2018, dans quel état avez-vous trouvé Smovengo ?

Il y avait un quasi-arrêt du service : 3 800 courses quotidiennes, moins de 2 000 vélos et un taux de disponibilité de 20 % [pourcentage des vélos disponibles au moment de leur utilisation, NDLR]. Un an après, le nombre de courses quotidiennes est passé à 100 000, dont plus du tiers en vélo électrique, le taux de disponibilité est de 80 %, et 15 000 vélos sont sur le terrain. Je suis arrivé en juin 2018 et 48 heures plus tard, on m’annonçait la possible résiliation du contrat de Smovengo pour la gestion des Vélib’. Pendant deux mois, je me suis battu pour empêcher une telle perspective. Au cours de l’été, nous avons réussi à remettre en fonctionnement le service. L’enjeu était de retrouver de la crédibilité et des usagers. Sous ma direction, nous avons augmenté de 70 % le nombre d’abonnés (de 135 000 à 225 000), mais surtout le nombre d’abonnés actifs : il y en avait 2 000 par jour, aujourd’hui on est à plus de 40 000.

Quelles ont été les premières mesures que vous avez mises en place pour arriver à ces résultats ?

Essayer d’avoir la vision globale du dossier et comprendre quels étaient les points « irritants ». Le déploiement des stations était très en retard par rapport à ce qui était attendu, en partie en raison de l’électrification des stations dont les atermoiements ne dépendaient pas de nous. Ensuite, il y avait trop peu de vélos. Le troisième irritant, c’était le taux de disponibilité : il n’était que de 20 % alors qu’un taux considéré comme acceptable tourne autour des 75 %. Le quatrième défi, c’était la capacité à déployer des vélos électriques. Une mobilité douce, mais moderne. Aujourd’hui, ça paraît logique mais il y a un an, c’était une prouesse technique. La crédibilité de Vélib’ résidait en effet dans sa capacité à déployer de tels vélos puisque l’entreprise est aujourd’hui le numéro un mondial en termes de vélos électriques partagés. Juste derrière, on trouve la ville de Madrid, avec 2 000 vélos électriques et 300 000 courses par mois. Tandis qu’à Paris, on dénombre désormais 6 300 vélos électriques et plus de 40 000 courses par jour. Cette ascension fulgurante a permis de démontrer que le choix de Smovengo comme nouvel opérateur de Vélib’ avec une solution « tout électrique » (stations et vélos), était vraiment cohérent.

© Smovengo

L’aventure Smovengo se termine pour vous fin septembre. Qui va vous succéder à la tête de l’entreprise ?

J’impose systématiquement de recruter mon successeur afin de choisir quelqu’un qui correspond aux difficultés du dossier. Je dresse une liste que je propose aux actionnaires, et dans laquelle ils choisissent. Dans le cas de Smovengo, il s’agit de Jacques Greiveldinger, un centralien qui vient de chez Roullier. Il commence début septembre et je resterai à ses côtés pendant un mois pour assurer la transition.

Avant de quitter un dossier, je dois m’assurer d’avoir résolu la situation. Il faut aussi que mon successeur et les membres du comité de direction aient été recrutés. La pérennité de l’entreprise après mon départ dépend de la poursuite des stratégies en place, et donc de ce « Codir » que j’ai formé pendant un an. Il m’arrive toujours, plusieurs années après, de recevoir des messages de mes successeurs, car mes méthodes restent ancrées. Par principe, quand je quitte une entreprise, je n’y reviens pas, sauf si on m’y invite. Je n’interfère jamais et n’envoie pas de messages, mais je réponds toujours lorsque l’on me demande des conseils.  


Arnaud Marion en 12 dates-clés

1966 Naissance à Palaiseau

1984 Entrée à Sciences Po

1987 Commence sa carrière chez Arthur Andersen.

1990 Création d’une société de conseil aux PME (Sofineta/Initiales AM)

1993 DAF puis DG de la Banque de l’Eurafrique chez Edmond de Rothschild

1993-1998 Maître de conférences (Finance) en master à Sciences Po

2001 Création de la société de gestion de crise Trans Consult International. Principaux clients : Pianos Pleyel, Salle Pleyel, Le Lido, Chantiers Baudet à Saint-Nazaire, Heuliez lors du dépôt de bilan

2005-2006 Publication de deux livres aux éditions de La Martinière, Pleyel : une histoire tournée vers l’avenir et La Salle Pleyel, lieu de modernité

2012 Arrive comme gestionnaire de crise chez Doux aux côtés des administrateurs judiciaires.

2016 Restructure le pôle de boulangerie industrielle du Groupe Soufflet, et conseille la marque lyonnaise haut de gamme d’habillement masculin ZILLI.

2017 Chevalier de la Légion d’honneur


Cet entretien est paru dans le numéro 17 d’Émile (Automne 2019).