Grand écrit - Marcel Proust "À la recherche du temps perdu"
Sciences Po a accueilli nombre de futurs écrivains, certains sont restés confidentiels, d’autres se sont imposés sur la scène littéraire française : Jean Cocteau, les deux Paul – Claudel et Morand – ou encore Marcel Proust. Les historiens Emmanuel Dreyfus (promo 91) et Pascal Cauchy lui consacrent cette chronique.
Les anciens de Sciences Po savent que Marcel Proust est l’un des leurs. Les autres lecteurs s’en étonnent un peu : c’est qu’on parle peu de droit administratif, d’économie et de politique gouvernementale dans À la recherche du temps perdu. Cependant la haute administration n’est pas absente du roman, et le personnage de Monsieur de Norpois crée un type d’ambassadeur subtil, mondain et gourmet. La politique s’impose aussi comme un clivage en société, selon le parti que l’on prend dans l’affaire Dreyfus, qui trouble un instant le mélange entre haute aristocratie, catholique et militaire, et grande bourgeoisie juive.
Le jeune Marcel ne sert pas tout d’abord les statistiques de l’École : il n’occupe pas d’emploi véritable et n’en occupera jamais. Mondain, poète et traducteur à l’occasion, il peut vivre de la fortune laissée par ses parents. Après un recueil de poésie critiqué et un roman abandonné, presque enfermé dans sa chambre calfeutrée, il se lance dans l’écriture d’un roman total, création d’un monde de dizaines de personnages aux lieux mi-réels mi-fictifs, qui propose une théorie de la beauté, de la création artistique et littéraire, et 10 raisons de vivre.
Ce qui rapproche le narrateur qui découvre le monde et le jeune Sciences Po qui entre à l’École, c’est un sentiment commun, la volonté de comprendre et de pénétrer un univers clos, mystérieux et désirable. On y rencontre des grands noms de l’histoire de France, des ducs, écrivains ou ministres incarnés par des jeunes filles et des jeunes gens de l’amitié desquels on se flatte. L’amour et la chair n’étant pas absents, on rêve à une Oriane de Guermantes descendue du vitrail de l’église doublement familiale de Combray, ou on s’étonne de découvrir les complicités mystérieuses qui peuvent lier entre eux ceux qui aiment plutôt ceux du même sexe, à l’âge où le dandysme se confond avec la recherche du beau.
Extraits
« J’y trouvai quelques-uns de ses amis qui dînaient toujours avec lui, nobles, sauf un ou deux roturiers, mais en qui les nobles avaient dès le collège flairé des amis et avec qui ils s’étaient liés volontiers, prouvant ainsi qu’ils n’étaient pas, en principe, hostiles aux bourgeois, fussent-ils républicains, pourvu qu’ils eussent les mains propres et allassent à la messe. »
Le Côté de Guermantes, I, p. 699
« On ne les invitait jamais l’un sans l’autre, on les appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que, d’autant plus qu’ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur leur intimité. Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c’est que plus tard, si l’on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun d’eux l’avait entièrement ignoré des trois autres. »
Le Côté de Guermantes, II, II, p. 398
« Jamais non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que j’eusse tant souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Je savais que là résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu’ils étaient des personnages réels et actuellement existants, mais chaque fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes, dans le « Couronnement d’Esther » de notre église, tantôt de nuances changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du vert chou au bleu prune, selon que j’étais encore à prendre de l’eau bénite ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond – enfin toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe : « antes ». »
Du côté de chez Swann, I, II, p. 169