Émile Magazine

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Grand écrit - Julien Gracq "Le Rivage des Syrtes"

Sciences Po a accueilli nombre de futurs écrivains dont les noms restent dans les mémoires des Alumni : Marcel Proust, bien sûr, Jean Cocteau assurément, les deux Paul – Claudel et Morand – cela va de soi. Et nous pouvons leur ajouter le plus discret, Louis Poirier, devenu Julien Gracq, connu de quelques initiés. Les historiens Emmanuel Dreyfus (promo 91) et Pascal Cauchy reviennent sur la vie et l’oeuvre de cet auteur.

Ce n’est pas tout à fait un hasard si nous lançons cette nouvelle rubrique avec Julien Gracq. Ceux qui l’aiment le placent au tout premier rang des écrivains du XXe siècle, tandis que le grand public ignore à peu près son existence.

En 1951, le prix Goncourt pour Le Rivage des Syrtes, refusé par l’auteur, lui donna une brève publicité. Mais il ne choisit pas la facilité, d’abord dans son écriture, qui touche à la poésie en prose, ensuite en restant fidèle à son éditeur, le confidentiel et raffiné José Corti, ce qui obligea des générations de lecteurs à ouvrir au coupe-papier, non sans délectation, ses pages. Julien Gracq se résigna pourtant, à la fin, à rentrer dans la Pléiade.

On sait peut-être que Louis Poirier – son vrai nom – était géographe : normalien, agrégé de géographie, il enseigna, une grande partie de sa vie, au lycée Claude-Bernard, passant ses vacances à voyager un peu et à écrire beaucoup, dans son petit bourg natal de Saint-Florent-le-Vieil, sur les bords de la Loire, entre Nantes et Angers. Toute son œuvre est marquée par sa fascination pour les paysages et le bonheur lent et compliqué de leur observation.

On ne sait pas toujours que quand il était rue d’Ulm, Julien Gracq suivit les cours de L’École libre des Sciences politiques, dont l’empreinte fut plus subtile. Il en garda peut-être le goût d’habiter un petit appartement sous les toits du début de la rue de Grenelle.

Le passage choisi du Rivage des Syrtes semble garder pourtant le souvenir de la rue Saint-Guillaume, de ses cours ou de ses camarades : ces jeunes gens des grandes familles de la Seigneurie déclinante qui sont destinés à être ses « yeux », ne sont pas sans rappeler les jeunes gens de bonne famille qui préparent les concours des grands corps, la République trouvant que ce sont dans les missions d’inspection et de contrôle que doivent se former les meilleurs talents. Il a inspiré, en tout cas, son nom de plume, 20 ans après, à un jeune Sciences Po épris de grand large et devenant écrivain, qui lui emprunta le nom d’une République imaginaire et mélancolique : Orsenna.


Extrait


« Le gouvernement d’Orsenna, comme celui de tous les États mercantiles, s’est toujours distingué par une méfiance jalouse à l’égard des chefs, et même des officiers subalternes, de ses armées et de ses flottes. Contre les risques d’une intrigue ou d’un coup d’État militaire, longtemps redouté à l’époque où des guerres continuelles l’obligeaient à tenir en campagne des forces importantes, l’aristocratie d’Orsenna n’a pas cru se prémunir assez en imposant la plus étroite sujétion des cadres militaires au pouvoir civil : depuis des temps très reculés, les plus nobles familles ne pensent point déchoir en déléguant auprès d’eux leurs jeunes hommes dans des fonctions qui touchent de fort près aux pratiques de l’espionnage, et dont l’effet a été longtemps d’étouffer dans l’œuf toute tentative de conspiration armée. Ce sont là les yeux célèbres de la Seigneurie : leurs pouvoirs mal délimités, mais en réalité toujours officieusement étayés par le poids d’un grand nom et le crédit d’une ancienne famille, leur laissent en général l’initiative la plus étendue, même au cours d’une campagne ; l’unité de vue et l’énergie dans la conduite des guerres d’Orsenna ont parfois souffert de l’atmosphère de méfiance et de la timidité dans le commandement qu’engendrent de pareilles pratiques, mais on considère en revanche que la situation fausse qui leur est faite est propre à développer très tôt le doigté politique et le sens de la diplomatie chez ceux que la Seigneurie destine à ses plus grands emplois.

Ces débuts douteux d’espion accrédité se trouvèrent être ainsi longtemps le chemin obligatoire des plus hautes distinctions. Dans l’état de décrépitude et d’énervement où sont tombées aujourd’hui ses forces, Orsenna eût pu sans grands risques se relâcher d’une vigilance si soupçonneuse ; mais la force des traditions, comme dans tous les empires croulants, croît chez elle à mesure que se dénude plus ouvertement, dans les rouages du gouvernement et de l’économie, l’action prépondérante de tous les principes d’inertie : on délègue les fils de famille aux « yeux » dans le même esprit anodin où ailleurs on les envoie voyager à l’étranger et prendre part aux grandes chasses, mais on les y délègue toujours ; un cérémonial devenu avec le temps à demi bouffon, mais soigneusement conservé, continue même à marquer cette espèce de prise de la toge virile.

Mon père, dans sa demi-retraite, s’était inquiété de ma vie de dissipation ; il apprit avec plaisir mes dispositions nouvelles, il appuya ma démarche auprès de la Seigneurie de tout son crédit qui restait grand. Peu de jours après qu’on l’eut informé d’une décision de principe favorable, un décret du Sénat me confirma dans les fonctions d’Observateur auprès des Forces Légères que la Seigneurie entretenait dans la mer des Syrtes. »