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Diplomatie : la littérature en héritage

Chateaubriand, Saint-John Perse, Romain Gary, Stendhal, Jean-Christophe Rufin… Ces hommes de lettres ont tous pour point commun d’avoir exploré, à différents degrés et diverses époques, les arcanes du Quai d’Orsay. Certains ont même imprégné leurs œuvres des régions du globe qu’ils ont parcourues. Une tradition de l’écrivain diplomate à l’épreuve du temps.

Cet article a été publié dans le n°18 d'Émile, paru en janvier 2020. 

Portrait de Chateaubriand, Anne-Louis Girodet / Saint-Malo, Musée d’histoire de la Ville et du pays Malouin

Écrire, c’est négocier avec ses fantômes. La littérature réclame des compétences de diplomate. » Cette phrase, signée de l’auteur et journaliste François Bott, résonne particulièrement dans un pays où les romanciers sont nombreux à avoir épousé des carrières à l’international. Dès 1803, Chateaubriand était ainsi mandaté par Bonaparte à l’ambassade de Rome. Stendhal fut, lui, nommé consul à Trieste en 1830, l’année où il publia Le Rouge et le Noir. Saint-John Perse, lauréat du prix Nobel de littérature en 1960, a quant à lui parcouru les continents grâce à ses fonctions de diplomate : du Japon aux États-Unis en passant par l’Amérique du Sud. 

La tradition française de l’écrivain diplomate

« Dans la diplomatie, l’écrit a toujours tenu un rôle au moins aussi important que l’oral, assure l’historien Yves Bruley. Pendant longtemps, la correspondance, véritable récit des tâches et missions, a eu une place prépondérante. Dans ce cadre, il était crucial d’avoir un style clair et étudié », ajoute ce spécialiste du Quai d’Orsay, également auteur de La Diplomatie du Sphinx : Napoléon III et sa politique internationale (CLD Éditions). « À mon sens, il existe une convergence entre les missions d’un écrivain et celles d’un diplomate », commente quant à lui Xavier Desmaison, auteur du Bûcher des vérités aux éditions Hermann, où il est également directeur de collection, en plus d’enseigner la stratégie de communication à Sciences Po. « Dans les deux cas, la langue et son usage ont des conséquences majeures, en ce sens que le mot porte l’argument. »

Dramaturge, poète et essayiste, Paul Claudel (1868-1955) mena en parallèle une riche carrière diplomatique / © D. R.

Rien de bien étonnant à ce que des diplomates prennent la plume avec, pour certains, un franc succès. Ce fut notamment le cas d’Antonin Baudry. Ce polytechnicien, qui travailla pour Dominique de Villepin au ministère des Affaires étrangères au début des années 2000, est conseiller culturel de l’ambassade de France à Madrid lorsqu’il a l’idée d’une bande dessinée sur son milieu. « Raconter les coulisses par le dessin, ça n’avait jamais été fait. Mais j’avais beau trouver mon univers très visuel, tout le monde m’expliquait que voir des gens en cravate dans des bureaux n’intéresserait personne. » Tout le monde, exception faite de Christophe Blain, illustrateur reconnu, qui parle du projet à François Le Bescond, directeur éditorial France des éditions Dargaud. « Chose peu commune, nous avons signé sans le moindre synopsis, témoigne ce dernier. L’idée me paraissait simplement formidable. Pour quelle raison ? Un éditeur peut avoir des convictions, mais rarement des certitudes. J’étais persuadé que cette histoire alliant politique et coulisses, narrant en outre le quotidien d’un conseiller, saurait séduire un public. »

Un personnage fantasmé et dans l’air du temps

Son intuition lui donnera raison : les deux tomes de Quai d’Orsay s’envoleront, au final, à plus de 500 000 exemplaires. « Certains lecteurs m’ont raconté avoir une curiosité pour les métiers de l’ombre, un plaisir à découvrir tous ces héros que le grand public ne connaît pas forcément », explique Antonin Baudry. « Ce qui nous a surtout frappés, rebondit François Le Bescond, c’est que Quai d’Orsay a touché au-delà du lectorat traditionnel de bande dessinée, preuve que le sujet de la diplomatie intrigue. Nous l’avons également relevé sur un autre de nos titres, Le Château, par Mathieu Sapin, qui propose une plongée dans les coulisses de l’Élysée. »

Couverture de la BD “Quai d’Orsay” / © Dargaud

Une diplomatie qui pique la curiosité, un constat que partage Christian Lequesne (doctorat en Sciences politiques, 1992). Professeur de science politique à Sciences Po, ancien président de son Centre de recherches internationales (CERI), il a passé plusieurs mois en immersion pour écrire son ouvrage Ethnographie du Quai d’Orsay (CNRS Éditions). « Au cours de mes études précédentes sur la politique européenne de la France, j’avais côtoyé beaucoup d’ambassadeurs. J’ai aussi été détaché pendant trois ans à Prague. Ce milieu m’a intrigué. En particulier, je voulais comprendre sa contribution réelle à la fabrication de la politique étrangère dont les diplomates n’avaient plus le monopole. » Pendant plus de six mois, Christian Lequesne a pu arpenter l’envers de cet univers qui fait tant fantasmer. « Le diplomate fascine parce qu’il passe sa vie à fréquenter les grands acteurs politiques du monde entier et est impliqué dans des négociations importantes. » Une image qui, par moments, a pu virer à la caricature : « Beaucoup de préjugés pèsent encore sur les épaules des diplomates, décrypte Yves Bruley. Subsiste cette notion que la diplomatie serait indissociable de la noblesse. Dans le Dictionnaire des idées reçues, Flaubert ironisait sur “une profession pleine de mystère, réservée aux gens privilégiés” ! Les clichés ont la vie dure. Néanmoins, soulignons que la mondanité a toujours joué un rôle dans la négociation, elle facilite les bonnes relations. »

Pour Xavier Desmaison, si la figure de l’ambassadeur ne cesse d’alimenter les extrapolations, les succès d’œuvres comme celle d’Antonin Baudry reflètent surtout un regain d’intérêt du public pour l’Histoire. « Pendant longtemps, en France, les écrivains et les lecteurs ont recherché une écriture du moi, consistant à décortiquer les ressorts psychologiques d’un individu. Mais les attentes sont mouvantes et l’appétence pour les scénarii qui narrent le réel, les coulisses de grands événements, ne fait que croître. On le constate à travers l’engouement pour des séries telles House of Cards, Homeland ou encore The Crown. »

Même constat du côté d’Emmanuel Rimbert. Attaché culturel à l’ambassade de France à Skopje, il a également été en poste en Norvège, en Slovaquie ou en Libye. Une carrière qui l’a amené à être immergé dans ces coulisses qui fascinent tant de lecteurs et qui lui ont inspiré plusieurs romans dont Le Chapeau de Barentz (Magellan & Cie) ou Jours intranquilles en Libye (Équateurs). « Dans ce dernier livre, j’arrive à Tripoli après la chute de Kadhafi. J’y analyse la peur. Ce texte est le journal d’un diplomate qui aime la littérature et l’écriture. Et les deux sont loin d’être incompatibles. Mais il existe une diversité des pratiques : le diplomate entré en littérature et l’écrivain entré en diplomatie. »

L’écriture, vecteur d’influence à l’international

Et certains d’estimer que le second schéma commence à devenir de plus en plus courant. « On trouve moins d’écrivains au Quai d’Orsay aujourd’hui que du temps de Claudel et Giraudoux, c’est dommage », regrette Yves Bruley. En revanche, le schéma de l’écrivain reconnu, mandaté pour représenter l’Hexagone en dehors de nos frontières, émerge. L’un des exemples les plus connus étant sans doute celui de Jean-Christophe Rufin (promo 79)  : l’Académicien auteur de Rouge Brésil, qui lui vaudra le Prix Goncourt en 2001, est nommé, six ans plus tard, ambassadeur de France au Sénégal. « Cela relève de la stratégie de désigner des écrivains diplomates afin de projeter le soft power à la française, analyse Xavier Desmaison. L’idée est de continuer à raconter la grande Histoire de la France, terre de culture. Le même principe est à l’œuvre quand, par exemple, une antenne du Louvre est ouverte à Abu Dhabi.»

Cette éclosion de la figure de l’écrivain-diplomate est également portée par Daniel Rondeau, auteur d’une trentaine d’ouvrages, qui fut nommé en 2008 ambassadeur de France à Malte, ou Nicolas Fargues, qui a dirigé l’Alliance française à Madagascar. Parallèlement, celle du diplomate-écrivain tendrait à s’estomper : « Selon moi, cela tient à l’évolution du mode de recrutement, commente Christian Lequesne. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec la création de l’École nationale d’administration, les diplomates sont davantage des experts que des littéraires rompus à l’écriture. » Un point de vue que ne partage pas entièrement Yves Bruley : « Il reste un certain nombre de profils littéraires, et beaucoup de professeurs agrégés, en particulier de lettres et d’histoire, qui entrent à l’ENA puis au Quai d’Orsay. Ce fut le cas de Bruno Le Maire, normalien, agrégé, auteur et diplomate de carrière. Christophe Farnaud, directeur d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à l’administration centrale du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, est normalien et a fait des études d’histoire. »

L’immédiateté au détriment de la créativité

Pour lui, la grande différence entre diplomates d’aujourd’hui et d’hier réside plutôt dans leurs conditions de travail. « Écrire nécessite une disponibilité d’esprit importante. Je ne suis pas certain qu’en 2019 Saint-John Perse, qui fut secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, en aurait le temps. »

Car, les spécialistes s’accordent sur un point, ces dernières années, le métier de diplomate a gagné en complexité : « Ce qui m’a frappé lors de mon immersion, c’est le poids des process, des procédures, des contraintes propres à toute administration, souligne Christian Lequesne. Une ambiance à mille lieues de l’image de l’ambassadeur aventurier et peu gestionnaire. » Emmanuel Rimbert, pour qui la diplomatie est moins connue qu’imaginée, ne dit pas le contraire : « En France, quand on entend “diplomatie”, on pense aux chocolats Ferrero Rocher et à la publicité culte des années 1980. Coincé entre salons et manières, on imagine que le diplomate ne fait rien. Or, le métier est devenu très technique. » Pour Xavier Desmaison, « si la tradition littéraire tend à associer le personnage de l’ambassadeur à celui de l’espion, la réalité est qu’il gère tout autant un grand nombre de problèmes opérationnels au service des citoyens sur le terrain. Par ailleurs, aujourd’hui, les diplomates ont beaucoup moins de temps qu’à l’époque où une dépêche pouvait mettre jusqu’à six mois pour arriver à destination. L’immédiateté, en un sens, laisse moins de place à la créativité. »

Technicité, instantanéité, évolution des profils… Des paradigmes mutants qui, selon ces experts, n’effacent néanmoins pas l’importance de l’écrit dans les relations internationales… même lorsque cela se réduit à quelques signes, comme le rappelle Xavier Desmaison. « Quand Donald Trump, en octobre dernier, martèle dans un tweet que si la Turquie fait quelque chose qu’il considère hors limites, il n’hésitera pas à détruire et anéantir son économie, ou qu’il annonce des sanctions américaines à l’égard de l’Iran, on voit bien que les mots continuent, même à l’ère des réseaux sociaux et des messages raccourcis, d’avoir des conséquences immédiates sur le réel. »