Émile Magazine

View Original

Clément Beaune : "Le Brexit est une mauvaise nouvelle pour les deux parties"

Quels sont les points bloquants des négociations entre Londres et Bruxelles ? Comment le Brexit impacte-t-il la construction européenne et les relations bilatérales entre la France et le Royaume-Uni ? La rédaction d’Émile a rencontré Clément Beaune, secrétaire d’État chargé des Affaires européennes. Il nous livre son retour d’expérience et des pistes de réflexion. 

Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Maïna Marjany
Photographe : Manuel Braun

Clément Beaune, Secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, chargé des Affaires européennes. (Crédits : Manuel Braun)

Vous avez déclaré, le 30 octobre dernier, au Sénat : « Je crois aujourd’hui que le Royaume-Uni souhaite un accord. » Pourtant, plus de deux semaines plus tard, les négociations n’ont pas encore abouti. Pensez-vous qu’un accord sur la relation future entre le Royaume- Uni et l’Union européenne soit encore possible avant la date butoir du 31 décembre ? 

Je pense toujours que l’accord est possible, qu’il est souhaitable et souhaité par les deux parties. Ce qui n’était pas totalement évident, puisque nous avons longtemps eu le sentiment que le Royaume-Uni n’avait pas exprimé un souhait clair entre la volonté réelle d’un accord ou un accommodement avec le « no deal ». Du côté européen, nous avons toujours préféré un accord, mais avons été clairs sur le fait qu’il ne s’agirait pas d’un accord à tout prix qui ne respecterait pas un certain nombre de conditions essentielles. Nous avons des intérêts très clairs, notamment en matière de pêche et de ce qu’on appelle les « conditions de concurrence équitable », essentielles pour que l’accès à notre marché se fasse dans le respect strict de nos règles. C’est un principe nécessaire, juste et indispensable pour accepter un accord. Les deux points cruciaux du côté de l’Union européenne sont donc la concurrence et la pêche.

Côté britannique, sont-ce les questions de gouvernance qui freinent l’aboutissement des négociations ? 

Tout à fait, c’est le troisième sujet difficile, mais qui est en fait étroitement lié à la question de la concurrence équitable. Qu’entend-on réellement par gouvernance ? C’est l’idée que si une partie venait à ne pas respecter ses engagements ou divergeait par un dumping réglementaire dans tel domaine – par exemple en ayant des normes plus compétitives –, on pourrait réagir par un durcissement des mesures de tarifs dans tel ou tel autre secteur. Et donc cette gouvernance, c’est le prolongement dans le temps du principe de concurrence équitable. Ce sont ces trois points qui sont importants de manière symétrique.

Nous avons toujours respecté – et ce n’est pas une parole diplomatique – le vote britannique. Ce choix démocratique a été acté par un référendum ; il ne s’agit donc pas d’empêcher le Royaume-Uni de quitter l’Union européenne ni de le punir. En revanche, il s’agit d’un choix démocratique et souverain des Britanniques, ce n’est donc pas au projet européen d’en payer le prix. Bien que l’on aspire à garder une relation d’amis, d’alliés et de voisins, ce n’est pas en dégradant notre position ni en sacrifiant nos intérêts que l’on rendra service à notre relation. Nous aurions tort de tirer comme leçon du Brexit que nous devons être dans l’accommodement avec ceux qui veulent quitter l’Europe. On doit montrer que l’Union européenne, ce n’est pas simplement un marché, mais aussi un projet politique et qu’être dedans ou dehors, ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas une punition, c’est le respect du principe même d’une communauté politique. 

Revenons sur le sujet de la pêche, qui peut paraître anecdotique, mais qui est en fait assez crucial dans cette négociation. C’est un enjeu particulièrement important pour notre pays puisqu’une grande partie des prises françaises se font dans les eaux britanniques. Pensez-vous qu’il soit encore possible de trouver un accord sur ce sujet ? 

Oui, cela est possible, mais difficile. Les Britanniques en ont fait un sujet politique et symbolique très fort, notamment pendant la campagne du référendum. On respecte cela, mais on ne peut pas accepter que ce qui est important pour les Britanniques soit vu comme secondaire pour nous. Le secteur de la pêche est également très important pour les Français et les Européens. Il ne faut pas renverser la perspective. Les Britanniques nous disent parfois qu’ils ne comprennent pas pourquoi nous sommes aussi durs sur le sujet de la pêche, mais l’argument est symétrique. Pourquoi en ont-ils fait un sujet si important ? Si ça l’est pour eux, ils doivent comprendre et respecter que c’est aussi le cas pour nous. Ce sujet est difficile également parce qu’il est extrêmement concret et immédiat : que se passera-t-il après le 1er janvier pour le secteur de la pêche ? Dans certains territoires français, localisés sur la façade nord-ouest (les Hauts-de-France, la Normandie, la Bretagne), ce sont des milliers d’emplois directs et indirects qui sont en jeu. Nous négocions donc avec une grande fermeté en expliquant aux Britanniques que nos pêcheurs ne valent pas moins que les leurs. Il n’est pas juste qu’ils aient à se sacrifier alors qu’ils n’ont pas eu à voter, qu’ils n’ont pas fait le choix du Brexit et qu’ils en subissent les conséquences. C’est donc notre devoir de défendre leurs intérêts économiques, humains, sociaux et territoriaux. Par ailleurs, sur le fond, c’est tout de même une absurdité. Depuis des décennies, voire des siècles, dans certaines zones, il y a eu des cohabitations dans la Manche entre le Royaume-Uni et les autres pays européens. C’est également absurde sur le plan économique lorsque l’on sait que les pêcheurs britanniques ne seraient pas capables à eux seuls de capturer l’ensemble des ressources halieutiques.

Interview de Clément Beaune réalisée par l’équipe d’Émile. (Crédits : Manuel Braun)

Avez-vous l’impression que la démission récente de Dominic Cummings, considéré comme un « hard Brexiter », va constituer un tournant pour qu’un accord soit trouvé sur ces sujets et que les négociations aboutissent ? 

Pour être honnête, je ne cherche pas vraiment à le savoir. Cela m’intéresse en tant qu’anglophile et amateur de politique britannique, mais nous ne devons pas caler nos positions de négociation, nos espoirs et nos avancées sur les péripéties politiques de l’autre partie en spéculant sur leurs impacts. Nous avons toujours été clairs, transparents, méthodiques. Nous avons un mandat public, nous n’avons jamais fait dépendre nos positions d’un changement de gouvernement, d’élections législatives et encore moins du départ de telle ou telle personne dans une équipe. En tant que négociateur, on ne se laisse pas happer par ces changements de casting. 

L’adoption par le parlement britannique de l’Internal Market Bill, qui outrepasse explicitement certains engagements pris par Londres dans le cadre du traité de divorce avec l’UE signé par Boris Johnson, fin 2019, a rendu les Européens particulièrement exigeants sur les termes du traité à venir. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Il y a eu un discours britannique à la fin de l’été consistant à dire que l’accord de retrait posait un certain nombre de difficultés. Nous pensons que ces difficultés, liées à la souveraineté du Royaume-Uni entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, ne sont pas réelles et, surtout, qu’elles ont déjà été largement discutées, puis gravées dans le marbre d’un accord international. L’accord de retrait est le premier chapitre du Brexit (nous négocions actuellement le deuxième chapitre). Il a été écrit et signé par les deux côtés, voté et ratifié par le Royaume-Uni comme par l’Union européenne. Il doit donc être respecté. C’est un principe de base de confiance, de droit international et de bonne conduite entre voisins et alliés. Nous avons donc été très choqués par cette tactique du côté britannique. Comment avoir confiance pendant les négociations si l’accord précédent n’est pas entièrement respecté et que sa violation est même parfois assumée ou mise en scène ? 

Par ailleurs, ce n’est pas dans l’intérêt du Royaume-Uni, comme l’ont affirmé des responsables politiques britanniques, y compris des conservateurs, ainsi que des responsables politiques à l’international. L’équipe de campagne de Joe Biden avait dit, par exemple, que les États-Unis ne signeraient pas un accord international avec un partenaire dont on ne sait pas si la signature vaut quelque chose. Un ministre britannique avait déclaré : « C’est vrai qu’on ne respecte pas nos obligations internationales, mais de manière très spécifique et limitée. » Il n’y a pas de violation spécifique et limitée d’un accord international. C’est pour cela que nous avons réagi en tant qu’Union européenne et engagé des procédures juridiques. Le Parlement européen a également prévenu que si l’accord de retrait était remis en cause, il ne pourrait pas voter l’accord sur la relation future. Les Britanniques doivent donc montrer qu’ils respectent leurs engagements avant qu’on appose l’encre sur ce nouvel accord […].

Pour recevoir le magazine Émile, vous devez être membre de l’association Sciences Po Alumni