Émile Magazine

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Grand écrit - Jean-René Huguenin "La Côte sauvage"

Sciences Po a accueilli de nombreux futurs écrivains, certains sont restés confidentiels, d’autres se sont imposés sur la scène littéraire française : Jean Cocteau, les deux Paul, Claudel et Morand, Marcel Proust ou encore Jean-René Huguenin. Les historiens Emmanuel Dreyfus (promo 91) et Pascal Cauchy lui consacrent cette chronique.

Jean-René Huguenin (DR)

Jean-René Huguenin n’est connu que des happy few. Il a fait Sciences Po, a échoué à l’ENA, a écrit un roman et s’est tué à 26 ans dans un accident de voiture. Mais La Côte sauvage, qui paraît en 1960, est un roman extraordinaire. Quand on le relit à l’âge mûr, un peu inquiet qu’il ne soit pas à la hauteur du souvenir que l’on en a, on est saisi, après quelques pages, par la lumière d’une plage, les bruits d’une maison vide la nuit et la peur de la fin de l’enfance et d’une vie trop ordinaire. Le livre a cette grâce maladroite et touchante des premiers romans, d’autant plus qu’ils n’ont pas eu de successeurs.

Jean-René Huguenin a laissé quelques articles et nouvelles, ainsi qu’un journal. Il y parle de son écriture, de ses fréquentations littéraires – Mauriac, Gracq, son professeur d’histoire au lycée Claude-Bernard – qu’il admire et qui le reconnaissent, Renaud Matignon, Philippe Sollers, Jean-Edern Hallier, qui ont son âge et avec qui il fonde une revue. Il y parle aussi de sa vie d’étudiant à Sciences Po – à laquelle on ne peut vraiment pas trouver d’allusions dans La Côte sauvage. Le journal rappelle combien on peut être exaspérant quand on a 20 ans et que l’on déteste le monde entier parce que l’on sent que l’on a du talent, mais on y voit la fabrique du roman, et il y a des petites notes assez drôles sur la rue Saint-Guillaume.


Extraits


« Je me sens heureux. Dehors, il pleut, des enfants sautillent sur le trottoir noir, luisant, en jacassant gentiment, les autos font un bruissement d’eau mince et légère, un glissement humide et chuintant sur le sol ; et moi je me sens heureux. Bientôt, dans une semaine ou deux, je vais ré-attaquer mon roman : je suis heureux.

(...)

Il faut que j’appelle Bertrand, il vaut la peine de quelques efforts, mais je crains qu’il n’y ait pas grand-chose de possible avec lui, parce qu’il manque d’ardeur et de conviction. Moi, je roule plein gaz. J’ai peur que lui n’ait plus de carburant, qu’il n’ait débrayé et ne roule sur sa lancée.

N’importe, je suis heureux, heureux, heureux. Ah, vous ne connaissez pas ce bonheur-là, mes camarades de Sciences Po (camarades ? Même pas), vous ressentez tout au plus d’illusoires petites exaltations, dont le mérite ne tient qu’à votre jeunesse, le plaisir d’aller au cinéma ou de tenir une fille dans vos bras (seulement si d’autres en ont envie, car vous n’êtes pas assez forts pour être seuls dans votre goût et votre choix). Mais vous verrez, ces petites flammes qui ne sont que les dernières flambées de votre enfance s’éteindront bien vite, et, devant un feu mort, la vie n’est pas drôle, elle est morte et glacée. « L’enfer, c’est le froid », dit Bernanos.

Pour le moment, vous vous chauffez les mains aux dernières braises déjà pâlies, mais vous êtes bien incapables d’aller chercher des bûches pour que le feu reprenne. Vous n’êtes pas assez courageux, vous n’êtes pas assez volontaires, vous n’êtes pas assez forts, assez dignes. Vous paierez tout cela hélas, il est si certain que vous le paierez, si certain que tout se paie ici-bas, que l’on se demande pourquoi Dieu a créé l’enfer en plus – à moins que l’enfer ne soit le symbole de ces vies glacées que vous êtes condamnés à mener.

Les meilleurs d’entre vous s’en rendent bien compte, c’est pourquoi je vois dans leurs yeux ce désespoir qui commence, un désespoir semblable à l’aile traînante et déchirée d’un grand oiseau blessé. Si vous coupiez cette aile, une autre neuve et plus forte repousserait, je vous le jure. Mais vous n’avez pas le courage de vous mutiler – il faut se mutiler –, vous n’avez pas le courage de vous vaincre. Alors vous pourrirez dans la gangrène. Quand je vous approche et que je vous parle, la plupart d’entre vous sentent déjà cette odeur d’agonie, le rance, le moisi, sentent cette décomposition intérieure qui les ronge et les transforme en charogne. Odeur de mal conservé, odeur de mauvais gouvernement de soi-même.

Mais zut, après tout ! Tant pis pour vous si vous trouvez vos joies les plus fortes (qui ne sont pas des joies) dans les surprises-parties, ou les grosses plaisanteries ou les thés chez Basile, ou le pelotage. Tant pis.

Il y a quelques êtres qui méprisent tout ça et mettent plus haut leurs joies, leur orgueil, leur volonté ; ce sont les meilleurs : qu’ils gagnent ! »

Journal : p. 24-25

« Ce sont ces images, ces souvenirs sans importance, qui, plus tard, le feront souffrir : quand, le visage errant derrière la vitre, face à la rue jonchée de feuilles qu’un balayeur poussera dans le ruisseau, il regardera passer des enfants qui porteront leur cartable en bandoulière, sauteront à cloche-pied sur les feuilles, noirs et légers, pépiant, les jeunes écoliers, les enfants d’octobre, les successeurs des hirondelles… jusqu’au moment où il verra ces souvenirs d’été se dissoudre dans le ciel gris ; les cris qui l’auront fait trembler s’apaiseront, « le ballon ! Olivier, le ballon… » ne sera plus qu’un chuchotement ; puis il n’entendra plus rien, l’odeur même de la mer disparaîtra, tout l’été refluera au fond de sa mémoire. Alors le désert, le silence, le froid qui l’étoufferont, ressembleront à ceux qu’il sentait déjà poindre au cœur des chaudes et turbulentes journées d’août, quand l’eau du bain lui paraissait plus froide que la veille, le soleil plus pâle, les feuilles moins vertes, les jours moins longs, et qu’il imaginait le moment où régnerait sur l’océan blanchi, les villas fermées, sur la plage où ne bougeraient plus que les anneaux du portique abandonné, l’hiver breton. »

La Côte sauvage : p. 54