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Crise du coronavirus : en quoi les Français ont-ils confiance ?

Afin de mesurer l’impact sur l’opinion de la crise liée à l’épidémie de Covid-19, une vague spéciale du Baromètre de la confiance politique présenté chaque année par OpinionWay, le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès a été réalisée en avril. Quels sont les grands enseignements de cette enquête, qui permet notamment de comparer la confiance des Français avec celle des Britanniques et des Allemands ? Quel impact a cette crise sur la perception des inégalités, des tensions sociales ? Quelles sont les différences majeures avec nos voisins ? Gilles Finchelstein, Directeur de la Fondation Jean Jaurès, répond aux questions d’Émile et nous livre son analyse des résultats.

Gilles Finchelstein (Crédits : Manuel Braun)

Vous venez de publier avec le Cevipof et Opinion Way les résultats de la vague d’avril 2020 du Baromètre de la confiance politique des Français qui mesurent l’impact sur l’opinion de la crise actuelle liée au coronavirus. Quels sont les principaux enseignements de cette enquête ?

Cette enquête a une double spécificité qui la rend particulièrement précieuse : d’une part, elle est la réplique d’une vague que nous avions déjà faite en février, permettant ainsi de mesurer ce qu’a été l’impact de la crise du Covid-19 ; d’autre part, ce n’est pas une enquête franco-française mais une enquête étendue à deux de nos principaux voisins, qui ont par ailleurs adopté des stratégies très différentes dans la gestion de la crise, l’Allemagne et le Royaume-Uni.

La première chose qui m’a frappé, ce sont les différences dans les conditions concrètes de confinement. Ainsi, et cela contredit peut-être des idées préconçues, quand on regarde le pourcentage de la population de chacun des trois pays qui vit le confinement dans une surface inférieure à 60 mètres carrés, on constate que cela concerne plus de 40% des Britanniques, près de 30% des Allemands et… 20% des Français (sachant que 63% d’entre eux sont confinés dans une maison). Ainsi encore, quand on regarde le pourcentage de la population de chacun des trois pays qui est confiné tout seul, on note une différence majeure entre l’Allemagne d’un côté (36%) et la France et le Royaume-Uni d’un autre côté (20%) – ce qui, en période de crise épidémique, constitue un avantage pour l’Allemagne, trop rarement souligné, dans la maîtrise de la circulation du virus.

Réponse des Français à la question “Parmi les qualificatifs suivants, quels sont ceux qui caractérisent le mieux votre état d'esprit actuel ?” (Crédits : OpinionWay)

La seconde chose qui m’a frappé, c’est l’évolution très différenciée du climat. Lorsque l’on regarde les quatre qualificatifs qui correspondent le mieux à l’état d’esprit dans les trois pays, il y en a trois de positifs en Allemagne, deux au Royaume-Uni et aucun en France. Dans notre pays, le mot méfiance reste en tête (32%), suivie par la morosité (28%, +6), la lassitude (28%) et la peur (27%, avec une progression de 17 points depuis janvier). En Allemagne, la sérénité reste en tête (39%, avec quand même une baisse de 9 points), suivie par le bien-être (27%, -4), la confiance (18%, +2) et la peur (18%, mais avec une progression de seulement 9 points). Au Royaume-Uni, enfin, la sérénité reste également en tête (35%, en dépit d’une chute de 11 points), suivie par la lassitude (27%, +8) la peur (25%, +18) et le bien-être (16%, -5).

Beaucoup de voix s’élèvent pour reprocher au gouvernement le manque d’anticipation dans la gestion de cette crise sanitaire sans précédent. Quel jugement portent les Français sur l’action de leurs dirigeants ?

D’un côté, les principales mesures sont approuvées et même massivement approuvées, qu’il s’agisse du confinement du 16 mars ou, plus largement, des principales mesures de soutien à l’économie comme le chômage partiel ou les avances de trésorerie. Il y a en moyenne entre 80% et 90% des Français qui approuvent ces mesures – et la liste n’est pas exhaustive.

Réponses des Français, Allemands et Britanniques à la question “À propos de la crise sanitaire actuelle, êtes-vous tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas d’accord du tout avec les opinions suivantes :” (Crédits : OpinionWay)

D’un autre côté, la confiance globale envers le gouvernement a beaucoup chuté depuis le début de la crise : ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, dans le baromètre quotidien que réalise l’institut BVA[1], il y avait 55% des Français qui faisaient confiance au gouvernement dans la gestion de la crise le 19 mars, il n’y en a plus qu’aux alentours de 33% depuis maintenant plus de quinze jours. Cette faiblesse est plus éclatante encore lorsque l’on compare avec nos voisins. Dans l’enquête réalisée par OpinionWay, l’idée que le gouvernement a « dans l’ensemble bien géré la crise » n’est partagée que par 39% des Français quand elle est partagée par 74% des Allemands et 69% des Britanniques.

La confiance globale des français envers le gouvernement a beaucoup chuté depuis le début de la crise - Photo du Premier Ministre Edouard Philippe (Crédits: Jacques Paquier/ WikimediaCommons)

On comprend les raisons de cet écart entre pays[2] en analysant les mots les plus associés aux différents gouvernements : il y a une petite différence sur l’impréparation (terme cité par 38% des Français, contre 33% des Britanniques, et 26 % des Allemands) ; il y a surtout de grosses différences sur l’incompétence (terme cité par 31% des Français, contre 16% des Britanniques et 12% des Allemands) et sur l’opacité (respectivement 21%, 10% et 6%).

Un tiers des personnes interrogées sont en chômage partiel. La situation de l’emploi est donc une source d’inquiétude majeure. Quels clivages observez-vous dans la société française ? A-t-elle selon vous exacerbé les fractures sociales ?

La Fondation Jean-Jaurès a réalisé une enquête spécifique sur le rapport des Français au travail pendant cette crise et a publié plusieurs notes permettant d’éclairer ce sujet majeur[3].

Là encore, deux choses m’ont frappé.

Une nouvelle cartographie du travail a émergé pendant la crise. Il y a eu schématiquement une tripartition des salariés français entre ceux qui continuaient à aller à leur travail, ceux qui continuaient à travailler mais en télétravail et ceux qui étaient au chômage, en congés ou en congés maladie. Cette tripartition a été évidemment évolutive – ainsi, la part des salariés en chômage partiel a-t-elle progressé petit à petit pour représenter aujourd’hui près d’un salarié du privé sur deux (soit plus de 9,5 millions de salariés). Cette tripartition était aussi assez spécifiquement française : au moment où a été réalisé le terrain notre enquête menée avec OpinionWay, c’est-à-dire entre le 2 et le 15 avril, il y avait 34% des salariés en France qui étaient en chômage partiel contre 17% en Allemagne et 12% au Royaume-Uni.

Réponse des Français, Allemands et Britanniques à la question : “Depuis la période de confinement, quelle est votre situation professionnelle ?” / Crédit : OpinionWay

Cette nouvelle cartographie a débouché sur de nouvelles inégalités autour de deux paramètres. Le premier est l’exposition au risque, non plus économique comme auparavant mais sanitaire, et qui touchait ceux que Jérôme Fourquet, Chloé Morin et Marie Le Vern ont appelé les « premiers de corvée »[4] : les différentes catégories de personnel soignant mais aussi toutes les personnes travaillant dans l’infrastructure logistique (ouvriers agricoles, éboueurs, livreurs, préparateurs de commande, etc) et dans l’infrastructure commerciale (caissières, agents de sécurité). Le deuxième est la propension au télétravail qui, sans surprise, était étroitement corrélée au statut professionnel : il y a avait ainsi 66 % de cadres contre 5 % d’ouvriers qui ont pu continuer à travailler chez eux – si l’on veut aller plus loin dans l’analyse, on a observé au sein même des salariés en télétravail des inégalités substantielles liées à la présence ou non d’enfants, à la possibilité de pouvoir s’isoler ou non pour travailler, ou encore à la possession d’équipements de qualité ou non (ordinateur, réseau Wifi, etc).

Réponses des Français qui ont continué leur activité sur leur lieu de travail, soit 30% des actifs, à la question : “Pour quelle raison n’avez-vous pas télé-travaillé pendant cette période ?” (Crédits : Opinion Way)

Dernière remarque très importante : la situation économique était relativement marginale dans les préoccupations des Français au début du confinement. La peur a fait irruption de manière spectaculaire lors la deuxième semaine de confinement – 62% des Français disant être inquiets pour leur propre vie et 75% étant sujets à des troubles du sommeil. Dix jours plus tard, nous avons assisté à une mutation de la peur : à la peur sanitaire s’est ajoutée, avec le même degré d’intensité, la peur économique, plus de 80% des Français exprimant leur inquiétude pour leur emploi ou leur pouvoir d’achat, pour la croissance ou pour l’endettement.

La méfiance à l’égard de la mondialisation déjà conséquente avant l’arrivée de la crise s’est-elle aggravée ? Qu’en est-il dans les autres pays européens ?

Dans l’enquête qualitative que l’IFOP a réalisé pour la Fondation Jean-Jaurès et Le Point depuis le 17 mars – 30 Français répartis sur l’ensemble du territoire national remplissant quotidiennement des Cahiers de confinement –, on a pu distinguer deux temps sur cette question – avec un basculement qui ressemble à celui qui vient d’être évoqué entre la peur sanitaire et la peur économique. Au début, la crise du Covid-19 était aussi vue comme l’opportunité d’une réflexion et d’une action en profondeur pour corriger beaucoup de dysfonctionnements perçus par les Français – avec, en toile de fond, l’espoir que le « après » soit « différent » du « avant ». Aujourd’hui, la perspective de la crise économique leur fait souvent craindre que le « après » soit « pire » que le « avant ».

Réponses des Français/Allemands/Britanniques à la demande : “Estimez-vous que la France/Allemagne/Royaume-Uni doit... ?” (Crédits : OpinionWay)

Dans notre enquête menée avec OpinionWay, on voit une nouvelle fois des singularités françaises. Exemple ?  Sur l’ouverture au monde, on mesure une réelle différence – à la fois dans le niveau de départ et dans l’effet produit par la crise – entre nos trois pays : ainsi, 31% des Français déclarent être favorables à ce que la France s’ouvre « davantage au monde d’aujourd’hui » (-9 points par rapport à janvier) contre 42% des Allemands (-3) et 53% des Britanniques (-2)[5]. Exemple encore ? Sur l’intensité de leur volonté de changement par rapport au système capitaliste : le pourcentage en faveur d’une réforme en profondeur du système capitaliste est de 45% en France (+6), de 21% en Allemagne (=) et de 19% au Royaume-Uni (-2).[6]

Manifestement, nous avons vécu une expérience proche mais nous n’en n’avons pas tiré les mêmes conclusions !

Réponses des Français, Allemands et Britanniques à la demande : “Personnellement, souhaitez-vous que le système capitaliste soit... ?” (Crédits : OpinionWay)



[1] Baromètre quotidien de suivi de la crise du Covid 19, BVA, Europe 1, Orange

[2] Différence que les différences de résultats ne peuvent expliquer si l’on compare notamment la France et le Royaume-Uni

[3] Voir notamment Chloé Morin, Jérôme Fourquet et Marie Le Vern, Premiers de corvée et premiers de cordée, quel avenir pour le travail déconfiné ? Fondation Jean-Jaurès, 8 avril 2020, et Denis Maillard, L’improbable reconnaissance du « back office » de la société, Fondation Jean-Jaurès, 21 avril 2020.

[4] Chloé Morin, Jérôme Fourquet et Marie Le Vern, Op.cit

[5] Lorsque l’on analyse les résultats dans le détail, on voit que c’est surtout l’ouverture économique qui recule

[6] Il était proposé comme item : une réforme en profondeur, une réforme sur quelques points, un maintien en l’état du système. Il y a désormais autant de Français pour plaider une réforme en profondeur qu’une réforme sur quelques points.