Beigbeder : le climat étouffant de la société du ricanement
En cette période de confinement, la rédaction d’Émile a décidé de vous faire découvrir les plus récentes sorties littéraires. Après un premier entretien avec Anne Sinclair, nous poursuivons cette rubrique avec Frédéric Beigbeder. Son dernier roman L’homme qui pleure de rire, récit caustique de ses aventures sur France Inter, est une véritable critique de la "dictature du rire". Quelques mois plus tard, confiné loin de Paris, l’écrivain regrette-t-il cette société du ricanement ? Confidences littéraires.
Vous vous attaquez dans L’homme qui pleure de rire à la dictature du rire qui sévit dans le monde audiovisuel, à la radio notamment, et sur la radio publique en particulier. Vous évoquez avec beaucoup de lucidité, de cruauté et d’autodérision un milieu dans lequel vous avez évolué. Aviez-vous envie de réglez vos comptes ?
Non, je voulais exprimer mon malaise. J’ai ressenti une lassitude face aux blagueurs. J’ai tenu trois ans… L’humour dure trois ans ? Il y a une routine de la vanne qui transforme des artistes intelligents en fonctionnaires de la plaisanterie engagée. Cette dérision impérative crée un climat étouffant. Quand on rit trop longtemps, on n’arrive plus à respirer. J’ai voulu écrire un roman sur un homme asphyxié par le rire.
Dans ce contexte anxiogène, tragique et qui nécessite un retour au sérieux, ne regrettez-vous pas finalement cette période avant Covid-19 où "le ricanement" régnait en maître ?
Le ricanement reste permanent. Je passe mes journées de confinement à recevoir des « mèmes » satiriques. Nous avons besoin de déconner pour oublier notre malheur et je n’ai jamais contesté le rôle salvateur de l’humour. Mon roman rend compte d’un métier que j’ai exercé, il n’existait pas de témoignage là-dessus : il me semblait intéressant de montrer comment les humoristes travaillent, leurs angoisses, leur vulnérabilité, mais aussi leur toute-puissance.
Édouard Baer s’était exprimé avec véhémence lors d’une émission sur Canal+ pour dénoncer la manière dont les humoristes traitent les personnalités politiques. Pensez-vous que les humoristes aujourd’hui ont tous les droits ? Qu’il existe une « immunité humoristique » contre laquelle il est très délicat de se défendre ?
Depuis Balzac, la littérature s’attaque au pouvoir. Pourquoi les caricaturistes seraient-ils les seuls épargnés ? Le massacre de « Charlie Hebdo » a sacralisé les satiristes, à juste titre. Il faut protéger la liberté d’expression. Cela n’interdit pas d’analyser leurs méthodes et de contester leur goût pour les boucs-émissaires. La susceptibilité des humoristes est ridicule : ils devraient se souvenir que le premier film des frères Lumière, L’arroseur arrosé, est la base du comique. Si on se fout de la gueule des autres, on doit être capable de rire de soi.
L'homme qui pleure de rire doit clore la trilogie d'Octave Parango, est-ce réellement un adieu à ce personnage, votre double de fiction ?
Je lui dis adieu tous les dix ans… Rendez-vous en 2030 si je suis toujours vivant et s’il y a toujours une planète Terre.
Vous expliquez au sujet d’Octave, qu'il vient d'un "ancien monde". Un monde dans lequel #metoo n'existait pas, où les réseaux sociaux n'avaient pas cette importance... La société "nouvelle" vous ennuie t-elle ?
Octave est un personnage typiquement décadent, c’est-à-dire dépassé par le changement des mœurs, décalé dans son époque, inadapté, éberlué… J’aime ce genre d’antihéros car ils nous font regarder le progrès autrement. Je suis un fils de « boomers », un fêtard des années 1980 égaré dans les années 2020… C’est ce point de vue halluciné sur le présent qui fait l’originalité de mon travail. Si vous voulez un roman enthousiaste sur le monde nouveau, il faut peut-être lire des auteurs nés dans les années 1990… Moi dans les années 1990, j’organisais les premières soirées mousse à Paris avec David Guetta… Je me souviens de soirées où l’on échangeait beaucoup de microbes sans se parler, ni se prendre en photo…
Avant l'épidémie, vous disiez être ravi d'avoir quitté Paris, de vivre en province en famille. Désormais, il s’agit d’une obligation et non plus de votre propre choix. Regrettez-vous votre exil volontaire ?
Ici je serais tenté de répondre en citant le titre de mon livre. Imaginez donc un smiley qui explose de rire. Ce n’est pas parce que j’ai eu raison avant les autres que je me mets à avoir tort.