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Confinement : le cannabis, un bien essentiel ?

La façon dont les pays gèrent aujourd’hui l’épidémie de coronavirus varie selon de nombreux facteurs : héritage culturel, moyens de prévention disponibles, état du système de santé, vision politique, enjeux économiques… Même les notions de « bien de première nécessité » et de « commerce essentiel » fluctuent dans le monde. Et dans les États ayant légalisé le cannabis, les autorités ont dû décider si cette substance restait accessible ou non. Tour d’horizon de la vente de cannabis par temps de confinement, avec Stéphanie Loridon (promo 90), co-réalisatrice du documentaire diffusé sur Arte Cannabis, quand le deal est légal, et co-auteur du livre Big marijuana, quand le deal devient légal.

Files d’attente devant les coffee shops, Hilversum, Pays-Bas, 15 mars 2020 (Crédits : Jan van Dasler/ Shutterstock)

Aux Pays-Bas, l’annonce de la fermeture des coffee shops le 15 mars dernier – en même temps que les écoles, bars, restaurants et maisons closes – a provoqué de longues files d’attentes. Au point que trois jours plus tard, le gouvernement décidait d’autoriser la réouverture de ces magasins, en limitant la vente pour une consommation à emporter. La raison évoquée : éviter une résurgence du trafic de drogues. Fin mars, l’ensemble du pays semble avoir fermé ses établissements, tout en autorisant la livraison du cannabis à domicile.  

Un cannabis pas si légal que ça aux Pays-Bas

Lors de l’enquête sur la légalisation du cannabis dans le monde que nous avons réalisée, Xavier Deleu et moi, en 2018 et 2019, nous avons été extrêmement surpris de découvrir que le cannabis n’était pas légal aux Pays-Bas. En détenir plus de 30 grammes est même un délit passable de deux ans d’emprisonnement.

Alors comment dans ce cas est-il possible d’en acheter dans les fameux coffee shops ? Depuis une loi de 1976, fumer un joint est considéré comme une simple infraction, un délit mineur qui n’engage pas de poursuites judiciaires si l’achat a été réalisé dans des lieux agréés par les autorités (les coffee shops). L’usage est donc simplement toléré.

Plus surprenant : si l’usage est toléré, la vente autorisée – mais limitée à 5 grammes par client – la production, elle, est interdite. Les propriétaires de coffee shops n’ont donc pas de filière légale pour se fournir en gros et n’ont légalement pas le droit de se procurer la marchandise qu’ils vendent. Un système aberrant, qui contraint les 570 coffee shops du pays à s’approvisionner au marché noir. Cette politique a alimenté le crime organisé, qui vaut aux Pays-Bas la réputation d’un narco-État.

L’explication nous a été donnée par Dries Van Agt, l’ancien ministre de la Justice à l’origine de la loi de 1976. Son projet initial était ambitieux : il imaginait légaliser le cannabis. Mais la majorité au parlement était contre. En s’appuyant sur des avis d’experts, il négocia un moyen de protéger les jeunes. L’idée était de séparer le marché des drogues dures, aux mains des trafiquants, de celui du cannabis, en créant des lieux de vente dédiés pour cette substance.

Aujourd’hui, sa grande réforme du cannabis se profile peut être, si le Covid-19 ne s’en mêle pas. À l’été 2020, une dizaine de grandes villes du pays devraient s’engager pour quatre ans dans une expérience pilote de légalisation, avec notamment la création de filières d’approvisionnement légales. Un projet inspiré du modèle américain.   

Aux Etats-Unis, un modèle de légalisation « commercial »

Aux Etats Unis, la légalisation du cannabis s’est faite État par État, dans le cadre de référendums d’initiative populaire. Une première vague a eu lieu à partir de 1996, date à laquelle le cannabis dit « médical » a été légalisé en Californie ; aujourd’hui, une trentaine d’États l’autorisent sous une forme ou une autre. Une seconde vague a débuté fin 2012, avec le vote de la légalisation du cannabis récréatif en Colorado ; fin 2019, 10 autres États l’avaient rejoint. Ces deux mouvements se poursuivent encore aujourd’hui en parallèle.

Le 2 avril 2020, dernière date pour laquelle nous avons pu obtenir des informations, le cannabis médical a été qualifié d’essentiel dans la plupart des États de ce pays. Les exploitations peuvent donc continuer à fonctionner et les dispensaires permettant sa vente – considérés un peu comme des pharmacies – sont autorisés à rester ouverts, avec les précautions de sécurité adéquates.

Magasin de cannabis médical à Denver, Colorado (Crédits: O’Dea/ Wikicommons)

Pour ce qui est du cannabis récréatif, la situation est plus confuse. Alors que les produits vendus dans les deux cas ne sont pas très différents. Globalement, les ventes de cannabis récréatif continuent dans la quasi totalité des Etats ayant légalisé cet usage, et les magasins peuvent rester ouverts. Mais les différents responsables politiques imposent aussi des modes de commercialisation alternatives, que les entreprises mettent parfois en place d’elles-mêmes. Au Colorado, dans l’Oregon et au Michigan, les consommateurs peuvent venir chercher leurs commandes devant l’entrée des magasins.

En Californie, où vivent 40 millions d’habitants, et où les débuts du marché légal en 2018 ont été difficiles, un nombre croissant de magasins propose à leurs clients des services de « drive through », et des livraisons à domicile quand ils disposent de cette licence. 

Une exception notable : l’État du Massachussets, où le gouverneur a ordonné l’arrêt des ventes de cannabis récréatif. Des industriels du secteur viennent d’annoncer qu’ils attaquaient cette décision en justice.    

Dans ce pays, les autorités locales pouvant toujours prendre des mesures plus restrictives que celles décidées au niveau des États, il est difficile de savoir combien de magasins sont ouverts et dans quelles conditions.  Poursuivre  les ventes permet de continuer  la lutte contre le marché noir, but revendiqué de la légalisation depuis ses débuts, et  de fournir aux patients leur « traitement » de cannabis médical. 

Mais il y a sans doute une autre raison. Très dynamique, cette jeune industrie s’est développée au rythme des changements de législation dans les différents États. En quelques années, elle a atteint un chiffre d’affaires d’environ 12 milliards $ au niveau national en 2019. Cette réussite est cependant encore fragile. D’abord, pour prendre les premières places du « green rush », la plupart des grands groupes ont développé des stratégies de croissance agressives, dépensant sans compter pour ouvrir des magasins, remonter la chaîne de valeur ou racheter des concurrents. Et ils ont accumulé les pertes.  

Ensuite, le cannabis reste interdit – donc illégal – au niveau fédéral. Encore une situation « schizophrénique », qui complique la gestion quotidienne de ces entreprises un peu particulières (avec par exemple des difficultés à obtenir des prêts bancaires, alors qu’elles paient leurs impôts). Elle les empêche aussi de bénéficier de la plupart des mesures d’aide que l’État fédéral est en train de mettre en place pour les entreprises en difficulté.  

Certains ont même trouvé dans l’épidémie un prétexte pour plaider en faveur d’une légalisation plus étendue du cannabis. Elle contribuerait à relancer la machine économique mise à mal par le Covid 19, en créant des emplois et en augmentant les revenus fiscaux des Etats.  

En Uruguay, un modèle original  

Pour ce qui est de l’Uruguay, où le gouvernement a fait voter une loi de légalisation du cannabis récréatif en décembre 2013, nous n’avons pas d’informations concernant les modalités de confinement. Mais le modèle de légalisation de ce petit pays novateur – reposant sur un monopole d’État avec des licences attribuées à des opérateurs privés – mérite qu’on y consacre quelques lignes. C’est l’anti-Colorado.

Les consommateurs ont trois sources d’approvisionnement, exclusives les unes des autres, chacune permettant d’obtenir 40 grammes de cannabis par mois. La première est l’achat en pharmacies, où se rendent 32 000 consommateurs, qui ont plébiscité cette solution. L’Uruguay est aujourd’hui le seul pays au monde à offrir cette possibilité, alors que les officines sont habituées à vendre des produits psychotropes.

La seconde est celle des cannabis clubs, des associations où les adhérents paient une cotisation -ou travaillent dans le club- pour obtenir leur cannabis. Fin 2018, 3.000 personnes avaient adhéré à un des 110 clubs du pays. La troisième modalité est l’autoculture, avec 6 plants en fleur et 480 grammes maximum par foyer par an. Déjà adoptée par environ 7 000 Uruguayens, cette solution démocratique est aussi particulièrement adaptée aux périodes de confinement. 

Le Canada, pays du Big Marijuana

Magasin de cannabis récréatif à Montréal (Crédits : Indrid__Cold/ Flickr)

Au Canada, à la différence des États-Unis, c’est l’État fédéral qui a décidé du cadre général de la légalisation du cannabis récréatif. Justin Trudeau s’y était engagé lors de sa campagne électorale. Il s’est inspiré du modèle existant pour le cannabis médical, légalisé dans ce pays depuis 2008. L’autoculture est autorisée, avec 4 plants par habitation. En dehors de ce cas, la production de cannabis est réservée à des « licensed producers », ayant reçu des licences du Ministère de la Santé à partir de 2013.

Certains d’entre eux se sont rapidement introduits sur le Canadian Securities Exchange, une possibilité qui a ensuite été ouverte aux groupes américains voisins. Les anticipations ont ensuite joué à plein. En mars 2019, la valorisation boursière du leader canadien, Canopy Growth, avait bondi à 21,5  milliards CAN $. Soit l’équivalent d’un groupe comme Carrefour, pour un chiffre d’affaires de 77 millions CAN $.

La décision des modalités de vente du cannabis était du ressort des provinces. L’Ontario, le plus grand marché du pays, a opté pour une combinaison entre magasins privés et publics. Le Québec lui a choisi, comme pour l’alcool, une régie d’État, la SQDC. Dans le cadre du Covid 19, cette province a qualifié ces commerces de prioritaires, et semble avoir laissé les boutiques ouvertes -avec des mesures de sécurité pour les consommateurs. Mais elle incite les clients à faire leurs commandes en ligne.  

L’Ontario a d’abord considéré le cannabis comme un bien essentiel. Mais le 3 avril, il a annoncé la fermeture des magasins de cannabis. Quelques jours plus tard, pour lutter contre le marché noir, il autorise leur ouverture de façon limitée : commande et paiement par téléphone et/ou internet, collecte des achats à l’entrée du magasin ou livraison à domicile. Le cannabis est-il un bien essentiel ou une marchandise produite par une industrie qu’il faut soutenir ? 

La situation dans les pays cités dans cet article évolue rapidement et les responsables sont, en raison de la crise actuelle, difficiles à joindre rapidement. Un décalage peut donc exister entre l’analyse présentée ici et l’évolution sur le terrain.


Big marijuana – Quand le deal devient légal

De plus en plus d’États légalisent le cannabis. Au marché noir tenu par des organisations criminelles toujours plus puissantes et déstabilisatrices, ils tentent de substituer une offre légale, sûre et plus vertueuse pour la collectivité. Ils rompent ainsi avec cinquante ans de politique répressive, coûteuse et inefficace, dictée par les traités internationaux.

Mais ce type de régulation tient-il ses promesses ? Et comment réagissent les cartels et les dealers qui détenaient jusque-là le monopole du trafic des stupéfiants ?

Au terme d’une investigation ambitieuse menée dans une dizaine d’États (Uruguay, Mexique, Californie, Michigan, Colorado, Canada, France, Pays-Bas, Suisse…), Xavier Deleu et Stéphanie Loridon dressent un panorama critique des différents modèles de légalisation à travers le monde. Ils montrent comment la marijuana est devenue une des industries à la plus forte croissance, dominée par quelques multinationales cotées en Bourse. Ce nouveau marché légal est évalué à plusieurs dizaines de milliards de dollars par an.

Le cannabis est entré de plain-pied dans l’économie de marché et rattrape, en quelques années, un siècle de retard.

Bienvenue dans le monde du Big Marijuana !

Cette enquête prolonge et approfondit le film documentaire inédit, Cannabis : Quand le deal est légal, réalisé par les auteurs et diffusé sur Arte.

L’ouvrage est disponible en e-book ici.